L’expression « passager clandestin » est utilisée par Jean-Claude Thœnig qui voit là un nouveau modèle comportemental au sein de la haute administration française. Le phénomène serait particulièrement visible chez les jeunes générations qui, mues par des stratégies individualistes, se serviraient de leur appartenance à un corps de l’État comme d’une stratégie de placement, mise au service de leurs ambitions de carrière dans le secteur privé :
‘« Le passager clandestin dans ce cas est le cadre qui, à l’intérieur des institutions existantes, pousse la logique de l’utilitarisme individuel jusqu’au bout. En d’autres termes, il a complètement abandonné la primauté donnée aux valeurs de l’État, qu’il a substituées par des valeurs de développement personnel et auto-centré. Il ne souhaite plus payer les coûts de son appartenance au secteur public, en termes de carrière et de métier, d’éthique et de sens collectif, il ne ressent pas la vocation d’être haut fonctionnaire. Son problème est de réussir là où se trouve la réussite, à travers la mobilité, et en faisant ce qu’il aura choisi. Les prêtres de l’État n’ont pas été remplacés par les pécheurs mais par des individualistes pour qui la Grande École et le Grand Corps sont des ascenseurs rapides et confortables, qui respectent l’autonomie individuelle et assurent la réussite sociale en même temps 415 . »’Les « élites de l’État 416 » (formées par l’État pour l’État) seraient ainsi rémunérées et formées dans de grandes Écoles, tout en ayant l’ambition de mettre leurs savoirs et leur prestige au service du secteur privé. Le passage par une grande École relèverait d’un « investissement rationnel (et rémunéré alors qu’un troisième cycle de réputation équivalente est très coûteux) 417 », et l’intégration dans un grand corps de l’État serait un « élément d’enrichissement de leur curriculum vitae 418 ». Il ne s’agirait que d’un « détour productif intégré dans une stratégie de carrière qui, d’emblée, s’est axée vers ce qui n’est qu’un retour au privé 419 ». Ces analyses issues de la littérature se retrouvent quasiment mot pour mot dans les entretiens ou les documents internes à l’administration concernant l’attitude des jeunes IPC notamment. Si la dénonciation de tels comportements est instrumentalisée dans d’autres arènes par les représentants du Ministère, nous le verrons, il convient d’abord de vérifier la réalité de ces constats au sein du corps des Ponts et Chaussées.
THŒNIG Jean-Claude, « Serviteur de l'État ou manager public : le débat en France », Politiques et management public, vol.6, n°2, juin 1988, p.88.
SULEIMAN Ezra N., Les élites en France, op. cit., 1979, p.18. Sur l’idée selon laquelle l’État forme ses propres agents conformément aux missions qu’il entend leur faire accomplir, cf. également : SULEIMAN N. Ezra, Les hauts fonctionnaires et la politique, op. cit., 1976, p.40.
SADRAN, Le système administratif français, op. cit., 1997, p.134.
Idem.
Idem.