1) Le « phénomène Bercy »

L’affaire est entendue au sein du corps : le ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie (MINEFI), et notamment « Bercy 420  », exerce une attractivité grandissante auprès des jeunes, à telle enseigne qu’un rapport interne du ministère de l’Équipement évoque à ce propos un « phénomène Bercy 421  ». D’après les statistiques sur les sorties d’École, le phénomène semble avéré et relativement récent. Ainsi, si l’on compare les promotions sorties de l’ENPC sur la période 1997-2001 avec celles sorties entre 2002 et 2006, le pourcentage des IPC issus de l’X ou de l’ENS prenant un poste à « Bercy » a plus que doublé, passant de 12,5% à 27% 422 . En effet, d’après l’enquête menée par le conseil général des Ponts et Chaussées, « les maisons d’emploi du MINEFI sont intéressées par des juniors uniquement (premier ou deuxième poste) 423  ». Les informations recueillies dans cette enquête indiquent par ailleurs que la proportion des IPC dans l’encadrement supérieur du ministère de l’Économie et des Finances serait en nette augmentation 424 , ce qui fait dire à certains des responsables de « Bercy » interrogés : « il faut ménager les énarques 425  ! »

Au-delà de la « nature impérialiste des grands corps 426  » qui étendent leur emprise au sein de l’État par l’essaimage 427 interministériel de leurs membres, disposer d’un certain nombre d’ingénieurs « du sérail » au sein du ministère de l’Économie et des Finances représente assurément un atout pour le ministère de l’Équipement. Il serait ainsi plus aisé d’obtenir des informations sur les attentes de « Bercy », d’adapter ses projets aux enjeux et exigences du MINEFI, et, surtout, d’avoir un relais pour négocier en interne et faire avancer les dossiers prioritairement 428 . Ainsi, plusieurs bureaux et directions représentent un enjeu pour le ministère de l’Équipement qui s’efforce d’y envoyer des ingénieurs des Ponts, en tant qu’adjoint ou chef de bureau. C’est notamment le cas du bureau « Transports et Mer : secteur ferroviaire et transports terrestres » de la direction du Budget, du bureau « Financement du Logement et des collectivités locales » de la direction du Trésor, du bureau « Transports et urbanisme » de la direction générale du Trésor et de la politique économique, ou encore du bureau « Réseaux de transports et de distribution » de la direction générale de l’Énergie et des Matières premières. Les intérêts stratégiques du ministère de l’Équipement à placer « ses » ingénieurs au cœur du ministère où sévit notamment « le plus puissant fonctionnaire de France 429  », le directeur du Budget, transparaissent de manière très explicite dans le discours qui suit, tenu par le directeur de cabinet du Ministre :

‘« […] on a de vrais besoins, dans le cadre strictement ministère de l'Équipement. Le Logement, c’est une masse financière considérable, et il faut une bonne compréhension de la Caisse des Dépôts et Consignation, du système des prêts à long terme, pour les HLM par exemple […]. [Nos projets] les faire accepter par Bercy est toujours plus difficile quand on n’y est pas. C’est une voie d’accès à des compétences financières pour le ministère de l'Équipement, car c’est bien de servir ses collègues mais c’est encore mieux de se servir d’abord [rires] !!! 430  »’

Si le ministère de l’Équipement trouve son compte dans la présence des ingénieurs des Ponts au sein de bureaux stratégiques du MINEFI, trois éléments semblent cependant inquiéter ses responsables. D’une part, les postes que se voient proposés les IPC sont considérés comme peu prestigieux pour le corps. Les carrières proposées aux ingénieurs des Ponts au sein du ministère des Finances sont très peu évolutives et les postes à responsabilité réservés aux énarques, voire aux ingénieurs des Mines :

‘« Le MINEFI travaille comme les entreprises dans les années cinquante quand on importait des travailleurs immigrés. Ils étaient immigrés, puis naturalisés. Le directeur des Finances [qui venait de l’Aviation civile] me l’a confié, il a longtemps été traité comme un immigré et il ne l’a pas oublié ! […] Concernant la nature des postes offerts : il est souvent plus facile d’être assistant de chef de bureau [un temps, une moue dédaigneuse], être chef de bureau, c’est difficile, être directeur, c’est impossible !! […]
Les carrières intéressantes sont réservées aux inspecteurs civils des Finances, aux Administrateurs civils et à quelques Mines car c’est aujourd’hui un corps des Finances mais les autres sont assez mal traités. Donc ça peut- être intéressant mais il faut être conscient qu’on n’y va pas pour faire une carrière 431 . »’

Á la direction du Trésor et au Budget, on ne trouve en effet aucun ingénieur des Ponts et Chaussées qui soit pour l’instant sous-directeur, déplore un responsable du Ministère 432 . Ainsi s’exprime d’ailleurs un cadre supérieur de « Bercy » à propos des recrutements d’IPC :

‘« Notre vocation n’est pas d’employer des ingénieurs à des emplois de direction […] nous considérons que le passage des IPC aux Finances n’est qu’un passage […] les IPC n’ont pas intérêt à occuper des emplois de direction et à se confronter aux énarques 433 . »’

D’autre part, ce qui semble également inquiéter les cadres du ministère de l’Équipement, ce sont les trajectoires professionnelles généralement empruntées par les ingénieurs ayant suivi ces parcours. Elles offrent en effet très peu d’exemples de retour dans le giron du ministère de l’Équipement 434  :

‘« Ce phénomène [Bercy] est d’autant plus inquiétant que les perspectives de carrière sont limitées pour les IPC dans ces administrations et que les retours au METLTM sont rares 435 . »’

Troisième source d’inquiétude : non seulement ces « corpsards » n’effectueraient aucun poste au sein de leur ministère de tutelle au cours de leur carrière, mais de surcroît leurs parcours les conduiraient majoritairement vers le privé, suite à leur passage au ministère de l’Économie et des Finances 436 . Ces élèves « choisissent le corps des Ponts pour des raisons opportunistes 437  », dénonce un enseignant de l’ENPC. Après avoir suivi un parcours de formation en sciences économiques et en finance au sein de l’École des Ponts, ils postuleraient à « Bercy » dans l’intention de pantoufler 438 ensuite rapidement dans le secteur bancaire 439  :

‘« Il s’est développé à l’ENPC une filière de formation [en finance] reconnue. Après être passés en premiers postes à Bercy, les IPC concernés pantouflent dans une banque. Ces élèves poursuivent une logique de carrière propre, sans rapport avec la logique de service public. S’ils n’ont pas les postes qu’ils souhaitent en sortie d’École, et s’ils ont une proposition intéressante du privé, ils démissionnent. Le corps n’a été qu’une carte de visite pour accélérer une carrière dans le privé 440 . » ’

On retrouve là le vocabulaire qui caractérise le comportement du « passager clandestin » décrit dans la littérature. Paradoxalement donc, l’État formerait des agents qui poursuivraient leur carrière sans effectuer le moindre passage par le ministère de tutelle de leur corps, et se destineraient en outre rapidement à une carrière dans le secteur bancaire. C’est, en effet, ce que nous avons pu nous-même vérifier en analysant individuellement les carrières suivies par les IPC qui ont été affectés au ministère de l’Économie et des Finances dès leur premier poste 441 .

Parmi ces ingénieurs issus des promotions affectées entre 1996 et 2004, soit un échantillon de quarante-trois individus sur huit promotions, seuls trois IPC − dont un ex-ITPE, le seul ayant pris un premier poste au MINEFI sur ces années-là − ont effectué après leur passage par le ministère des Finances, un poste au sein de leur ministère de tutelle. Plus de la moitié des effectifs continuent leurs carrières en essaimant dans le secteur public, sans passer par le ministère de l’Équipement, et dix-huit sont partis exercer dans le « monde économique » (OCDE, caisse des dépôts et consignations, banque européenne d’investissement, etc.) dont douze dans le secteur privé (Axa, Cétélem, Caisse d’Épargne, Société générale, Hermès, etc.).

Le départ dans le privé exonéré du remboursement de la pantoufle s’effectuant généralement après deux postes complets dans le service public, on peut faire l’hypothèse qu’un plus grand recul donnerait à voir des départs plus importants encore dans les entreprises après un passage au MINEFI 442 . Les ingénieurs qui ont été affectés au milieu des années quatre-vingt-dix sont en effet plus nombreux proportionnellement à exercer au sein du « monde économique » que les IPC affectés plus récemment, qui passent d’abord par une période d’essaimage en interministériel avant de quitter le service public. Notre analyse est d’ailleurs confirmée par les conclusions du groupe de réflexion sur la formation initiale du corps 443 . Sur les promotions analysées sorties entre 1990 et 1994 de l’ENPC, les auteurs indiquent que le ministère de l’Économie et des Finances offre essentiellement des postes de début de carrière mais « peu de retour vers le ministère de l’équipement ou les autres ministères 444  ». Les entrées se font majoritairement dès la sortie de l’ENPC et les sorties sont « aux trois quarts orientées vers le monde économique 445  », soit les entreprises privées pour une très large majorité.

En somme, l’augmentation du nombre de départs vers le ministère de l’Économie et des Finances lors des premières affectations professionnelles des IPC, leur maintien dans des postes subalternes, le faible taux de retour des ingénieurs concernés vers le ministère de l’Équipement, ainsi que la tendance observée de parcours tracés, menant de « Bercy » au secteur privé, s’ajoutent pour faire de ces évolutions un phénomène perçu négativement du point de vue des responsables du Ministère, qui entendent dès lors le juguler.

Notes
420.

La « rue de Bercy », située dans le douzième arrondissement de Paris, abrite le principal site du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie où se trouvent les directions les plus prestigieuses.

421.

CGPC, DPSM, « Pour une gestion rénovée du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées », Rapport au ministre de l’Équipement, des Transports, de l’Aménagement du territoire, du Tourisme et de la Mer, 2004, p.21.

422.

Ces calculs ont été réalisés à partir des tableaux d’affectation des élèves en provenance des chargés de mission du corps. Source : DPS, archives personnelles.

423.

CGPC, DPSM, « Pour une gestion rénovée… », Rapport au ministre de l’Équipement, op. cit., annexes, p.20 (notre pagination).

424.

Pour cinq cents énarques, le MINEFI compterait cent cinquante ingénieurs, dont soixante ingénieurs des Ponts et Chaussées. Idem.

425.

Idem.

426.

SULEIMAN Ezra, Les hauts fonctionnaires et la politique, op. cit., 1976, p.116.

427.

L’essaimage consiste pour un fonctionnaire à travailler hors de son administration d’origine, et généralement hors du service à l’État. L’essaimage peut s’effectuer vers d’autres ministères, vers la fonction publique territoriale, le secteur parapublic, l’international ou le secteur privé. Sous-direction du développement professionnel, Charte de gestion, op. cit., p.13 et sq.

428.

C’est également ce qu’indique Ezra Suleiman dans : SULEIMAN Ezra, Les hauts fonctionnaires et la politique, op. cit., 1976, pp.140-141.

429.

DUPUY François et THŒNIG Jean-Claude, Sociologie de l’administration française, op. cit., 1983, p.132.

430.

Directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, observation directe au sein du MAP, Paris, le 16 décembre 2004.

431.

Idem.

432.

CGPC, DPSM, « Pour une gestion rénovée… », Rapport au ministre de l’Équipement, op. cit., 2004, annexes, p.20 (notre pagination).

433.

Idem.

434.

« On constate peu de retours vers l’Équipement », indique ainsi un responsable du MINEFI. Idem.

435.

CGPC, DPSM, « Pour une gestion rénovée… », Rapport au ministre de l’Équipement, op. cit., 2004, p.20.

436.

Le rôle de Bercy comme tremplin vers le secteur privé est également souligné dans : FAUROUX Roger et SPITZ Bernard (dir.), Notre État. Le livre vérité de la fonction publique, Paris, Hachette Littératures, coll."Pluriel", 2002 (1ère éd.: Robert Laffont, 2000), p.56 ; cité dans : DREYFUS Françoise, « Á la recherche du temps perdu… », Politix, op. cit., 2002, p.179.

437.

Entretien auprès d’un enseignant de sciences économiques à l’ENPC, futur directeur du MAP, Paris, le 24 octobre 2003.

438.

La « pantoufle », terme tiré de l’argot polytechnicien, désigne le dédommagement financier qu’un agent, ayant accompli sa scolarité dans une École de fonctionnaires, doit à l’État s’il quitte la fonction publique avant le délai légal. L’usage du terme s’est par la suite étendu, désignant le fait pour un fonctionnaire de quitter le service de l’État pour exercer dans le secteur privé. D’après Michel Bauer, le terme date des années 1880 : BAUER Michel, Des élites légitimes ?, Paris, La documentation française, coll."Problèmes politiques et sociaux", 2000, p.31.

439.

Effectuer un passage à « Bercy » permettrait non seulement d’acquérir des compétences pointues dans le domaine de la finance, mais également de partir plus vite dans le secteur privé sans s’acquitter de la traditionnelle pantoufle. Les ingénieurs du corps sont en effet censés effectuer au moins deux postes dans le service public au sens large, dont la durée est généralement de trois ans. Or, au ministère des Finances, les postes sont d’une durée moyenne de deux ans.

440.

Note du chargé de mission du corps des Ponts et Chaussées, objet : « Éléments sur les démissions de jeunes IPC en sortie d’École », janvier 2004. Source : DPS, archives personnelles.

441.

Nous avons travaillé à partir des tableaux nominatifs d’affectation des IPC réalisés par le chargé de mission chaque année. Nous avons ensuite retracé la trajectoire de chaque IPC ayant effectué un premier poste au MINEFI en consultant les annuaires des Ponts et Chaussées de 1998 (date à laquelle les élèves de la promo X90 ayant pris un poste en 1996 étaient susceptibles d’avoir entamé leur deuxième poste) à 2005, ainsi que l’annuaire des carrières du corps des Ponts paru en 2006.

442.

Remarquons également que les promotions les plus récentes n’ont pas été prises en considération dans les calculs susmentionnés, car les IPC concernés effectuent encore actuellement leur premier poste.

443.

SANTEL Gilbert (prés.), Rapport sur le MAP, op. cit., annexes.

444.

Idem.

445.

Idem.