L’annuaire des anciens élèves des Ponts et Chaussées indique, dans ses pages introductives, la liste des entreprises où sont présents les ingénieurs des Ponts. Une vingtaine de pages, comportant plus de deux mille noms d’entreprises dans lesquelles se répartissent « corpsards » et « civils 446 ». Le pantouflage des ingénieurs des Ponts et Chaussées est un phénomène ancien qui relève des stratégies de placement du corps et des annexions successives de ses membres. De la mise en place des premiers réseaux ferroviaires concédés à des entreprises privées, à la privatisation des sociétés d’autoroutes, les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont eu l’opportunité de passer du public au privé et d’exercer leurs domaines d’activité au sein de grandes entreprises depuis plusieurs décennies 447 . Ils bénéficient pour ce faire de positions administratives 448 avantageuses (telles que la mise en disponibilité 449 , une partie du détachement 450 , etc.) qui leur permettent de quitter le service de l’État sur une période limitée 451 :
‘Cela constitue un « filet de rappel confortable qui garantit à tout moment le retour dans le corps, en cas de besoin : l’exporté peut se rapatrier quand il veut, il trouvera toujours un salaire dans le corps 452 . »’En effet, si les périodes de forte croissance économique sont propices aux départs vers le secteur privé, les périodes de récession voient les hauts fonctionnaires échaudés par leur expérience dans l’entreprise revenir dans le giron de l’État 453 : « ce que la croissance défait, la récession le refait 454 », résume Françoise Dreyfus. C’est ce qui fait écrire à Nathalie Carré de Malberg qui étudie la conception du service à l’État des Inspecteurs des Finances dans l’entre-deux-guerres en s’intéressant à ceux qui en ont démissionné : « en économie libérale, le sens du service public est inversement proportionnel au taux de croissance et à la bonne santé du marché de l’emploi des élites dirigeantes 455 ».
* La mise hors cadres |
Détaché auprès d’une administration ou d’une entreprise publique ou d’organismes internationaux [loi n°84-16 du 11 janvier 1984, modifiée par la loi n°91-715 du 26 juillet 1991 ; décret n°85.986 du 16 septembre 1985, modifié par le décret n°93-1052 du 1er septembre 1993]. |
* Le détachement |
Position du fonctionnaire placé hors de son corps d'origine et continuant à bénéficier dans ce corps de ses droits à avancement et retraite. Il existe treize cas de détachement (auprès d'une administration ou établissement public de l'État, d'une collectivité territoriale, auprès d'une administration de l'État, d'un établissement public, d'une entreprise publique, auprès d'une entreprise ou d'un organisme privé d'intérêt général ou de caractère associatif assurant des missions d'intérêt général, pour exercer les fonctions de membre du gouvernement ou une fonction publique élective empêchant l'exercice normal de la fonction, pour exercer un mandat syndical, etc.) [loi n°84.16 du 11 janvier 1984 ; décret n°85.986 du 16septembre 1985, modifié par le décret n°93.1052 du 1er septembre 1993]. |
* La disponibilité |
Position du fonctionnaire qui, placé hors de son administration ou service d'origine, cesse de bénéficier de ses droits à l'avancement et à la retraite [loi n°84.16 du 11 janvier 1984 ; décret n°85.986 du 16 septembre 1985]. |
* La mise à disposition |
Situation du fonctionnaire qui demeure dans son corps d'origine, est réputé occuper son emploi, continue à percevoir la rémunération correspondante mais qui effectue son service dans une autre administration que la sienne [loi n°84.16 du 11janvier 1984 ; décret n°85.986 du 16 septembre 1985]. |
* La démission |
La démission résulte d'une demande écrite de l'intéressé marquant sa volonté expresse de quitter son administration [décret n°85-986 du 16 septembre 1985]. |
Si le phénomène n’est pas nouveau, il n’en est pas moins en évolution. Et les années récentes témoignent d’une nette accélération des départs vers le secteur privé. Les données de l’AIPC indiquent par exemple que les « pantoufleurs », qui étaient moins de 17% du corps en 1966, croient sensiblement pour atteindre 19% en 1986, puis voient leur part augmenter nettement jusqu’à 28% en 1996 457 . Un des chargés de mission du corps des Ponts a effectué des photographies sur quatre années (1996, 1998, 2000 et 2002) des promotions titularisées entre 1981 et 2000. Elles indiquent les positions administratives des IPC titularisés dans les quinze dernières promotions 458 . Les calculs effectués à partir des effectifs en « disponibilité », en « hors cadre » et en « radiés 459 » indiquent une augmentation du pantouflage sur les années récentes. En effet, 25% des quinze dernières promotions exercent dans le secteur privé en 1996, contre 32% en 2002 460 , juste avant la fusion.
Une étude réalisée par l’AIPC 461 montre non seulement l’augmentation des départs dans le privé au cours de la carrière mais également dans le temps. Ainsi, en 1997, 89% des trois dernières promotions de l’École des Ponts titularisées sont en position normale d’activité. Á cette date, les promotions qui ont quatre à six ans d’ancienneté ne sont plus que 65% en PNA, leur part se réduit à 57% après sept à neuf ans d’activité et baisse à 30% pour les promotions affectées depuis dix à douze ans et treize à quinze ans. La même photographie prise en 2000 fait apparaître une baisse relative de l’importance des effectifs en PNA dans le corps au cours de la carrière. En effet, les promotions les plus récentes ne sont plus qu’à 79% en PNA. Dès sept à neuf ans d’ancienneté, elles ne comportent plus que 35% de leurs effectifs en PNA qui ne sont plus que 23% après treize à quinze ans de carrière.
Si l’on observe les effectifs, sans prendre en considération les six dernières promotions, dont la très grande majorité effectue son premier ou son deuxième poste 462 , les résultats sont édifiants. Sur un total de 24% d’IPC dans le secteur privé en 1997, les promotions qui ont de sept à quinze ans d’ancienneté sont 35% à exercer dans le privé. De même, en 2000, alors que sur l’ensemble des quinze dernières promotions l’on compte 27% d’ingénieurs dans le secteur privé, les effectifs des promotions qui ont de sept à quinze ans d’ancienneté sont 40% à travailler dans le privé. Ces multiples données quantitatives convergent donc toutes vers un même résultat : l’augmentation du pantouflage au sein du corps des Ponts et Chaussées.
Pourtant, les effectifs avancés annuellement par la direction du Personnel et des Services nous invitent à une conclusion inverse : selon ces données, le pantouflage a baissé ces dernières années. Cela semble avéré, y compris lorsque l’on ne prend en considération que les effectifs du corps des Ponts traditionnel, soit avant que n’intervienne la fusion en 2002. Certes, la DPS n’affiche pas de données explicitement liées au pantouflage. Les ingénieurs du corps travaillant dans le secteur privé n’apparaissent donc pas en tant que tels dans les bilans de gestion. On peut néanmoins aisément les localiser en additionnant deux positions administratives qui recouvrent cette catégorie d’IPC : les effectifs en « hors-cadre » et les effectifs « mis en disponibilité » 463 . Á partir de ces données, nous pouvons estimer que, d’après la DPS, la part des « pantoufleurs », stabilisée autour de 20% des IPC entre 1991 et 1998, baisse à moins de 18% à partir de 1999 pour atteindre 16% fin 2001. Á contre-courant de tous les comptages, les bilans de gestion affichent ainsi un pantouflage en baisse. Néanmoins, la DPS ne comptabilise pas les démissionnaires. Tout se passe donc comme si le départ des IPC s’était davantage traduit par des démissions que par d’autres types de positions administratives permettant, à terme, un retour au sein de l’administration. Ce qui expliquerait les contradictions apparentes entre les chiffres de l’AIPC et ceux de la DPS. On peut dès lors avancer l’hypothèse selon laquelle les départs dans le privé se réalisent de plus en plus par le biais de démissions de la fonction publique et sont donc davantage définitifs qu’auparavant 464 .
Il s’agit là, rappelons-le, des ingénieurs des Ponts et Chaussées qui ont intégré l’ENPC dès leur sortie des classes préparatoires dans la perspective de travailler au sein du secteur privé (cf. schéma n°1, en annexe). Au sujet de ce terme, cf. : WEISS John Hubbel, The Making of Technological Man. The Social Origins of French Engineering Education, Londres, The MIT Press, 1982, p.2.
La plupart des travaux sur les grands corps mentionnent le fait que les ingénieurs des Ponts et Chaussées furent parmi les premiers fonctionnaires à partir travailler dans le secteur privé, avec les ingénieurs des Mines qui furent également associés à la construction et à l’exploitation des chemins de fer au dix-neuvième siècle. Cf., entre autres références : KESSLER Marie-Christine, Les grands corps de l’État, op. cit., 1986, p.218 et sq ; CHAGNOLLAUD Dominique, Le premier des ordres, op. cit., 1991, p.240 et sq.
Cf. l’encadré n°7 décrivant quelques-unes des catégories administratives de gestion des fonctionnaires.
Cette position administrative permet aux fonctionnaires de l’État de quitter momentanément la fonction publique, généralement pour exercer une activité professionnelle à caractère privé. Le fonctionnaire cesse alors de bénéficier de ses droits au traitement, à l’avancement et à la retraite mais il a la possibilité de réintégrer son corps d’origine. Cette ressource statutaire est prévue aux articles 44, 46 et 47 du décret relatif au régime particulier de certaines positions de fonctionnaires de l’État et à certaines modalités de cessation définitives de fonctions (décret n°85-986 du 16 septembre 1985 modifié).
Il s’agit du « détachement auprès d’une entreprise ou d’un organisme privé d’intérêt général ou de caractère associatif assurant des missions d’intérêt général ». Alinéa 5, article 14, ibid. Le fonctionnaire en détachement est placé hors de son corps d’origine mais il continue à bénéficier de ses droits à l’avancement et à la retraite. Cf. encadré n°7.
La notion de congé illimité est créée par le décret du 21 avril 1810 et rappelée par ceux des 13 octobre et 24 décembre 1851 portant statut du corps des Ponts et Chaussées et du corps des Mines. Il permet aux IPC de s’absenter de la fonction publique pour apporter notamment leur concours aux compagnies concessionnaires de services publics tout en conservant la possibilité de retourner dans leur administration. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la « mise en disponibilité ». MATHIOT André, "Le Détachement des fonctionnaires", Revue du droit public, juillet-septembre 1938, p.469 ; BRUNOT André, COQUAND Roger, Le corps des Ponts et Chaussées, op. cit., 1982, pp.435-437.
FILLIOL Anne et THŒNIG Jean-Claude, Les jeunes ingénieurs des Ponts et Chaussées…, op. cit., 1987, p.61.
Au sujet des facteurs qui expliquent le rythme général du pantouflage dans les grands corps, cf., entre autres : KESSLER, Les grands corps de l'État, 1986, p.218 et sq.
DREYFUS Françoise, L’invention de la bureaucratie, op. cit., 2000, p.191.
CARRÉ de MALBERG Nathalie, « Entre service de l'État et besoins du marché. Les inspecteurs des Finances, 1918-1939 » dans BARUCH Marc Olivier et DUCLERT Vincent (dir.), Serviteurs de l'État. Une histoire politique de l'administration française 1875-1945, Paris, La Découverte, coll."L'espace de l'histoire", 2000, pp.343-344.
Librement adapté à partir du site Internet de la fonction publique (http://www.fonction-publique.fr).
Les données de l’AIPC sont celles qui se rapprochent le plus de nos propres comptages. Rappelons néanmoins que leurs effectifs comprennent les ingénieurs du corps qui n’appartiennent plus à la fonction publique. Les analyses du Groupe des associations de la haute fonction publique, dit G16, indiquent également une augmentation de la part des IPC dans le privé de 12% en 1982 à 22% en 1998, qui comprend également les démissionnaires [ www.hautefonctionpublique.org/2718G16 : cf. le tableau en annexe : « Positions des membres des grands corps d’État en 1982, 1992 et 1998 ».
Cf. tableau en annexe : « Taux de PNA parmi les IPC titularisés entre 1981 et 1995 ».
Nous avons choisi de prendre en considération la catégorie « radiation ou décès » qui comprend pour chaque année une cinquantaine d’individus. Nous considérons en effet que le rapprochement des items « radiation » et « décès » a peu de sens. Étant donné que les plus anciens, titularisés en 1981, sont nés aux alentours de 1956, il paraît peu probable que cinquante ingénieurs soient décédés annuellement avant l’âge de quarante-cinq ans.
Ce sont avant tout les « mises en disponibilité » qui augmentent entre 2000 et 2002, passant de 13% à 18% des effectifs totaux des quinze dernières promotions.
AIPC, « Position administrative des jeunes ingénieurs des Ponts (issus de l’X et de l’ENS). Comparaison 1997-2000 ». Cf. le tableau reproduit en annexes.
Rappelons que la mise en disponibilité n’est autorisée qu’à partir du troisième poste.
Une catégorie particulière d’ingénieurs en détachement travaille en réalité dans le secteur privé et ne sera donc pas comptabilisée. Il s’agit de la catégorie dite « 14.5 » (le chiffre 14 correspondant à la situation administrative de détachement prévue dans l’article 14 du décret de 1985 précédemment mentionné). Mais le faible effectif concerné n’apparaît pas déterminant. Dans le sens contraire, certains ingénieurs, des femmes la plupart du temps, prennent une disponibilité pour élever leurs enfants et, par conséquent, n’ont pas d’activité professionnelle. Cela concerne également une minorité d’IPC.
Qualifiant l’administration française de « terre de passage », Jean-Luc Bodiguel et Luc Rouban évoquent l’ouvrage d’Heclo (HECLO Hugh, A Government of Strangers: Executive Politics in Washington, Washington, Brookings Institution, 1977) dans lequel l’auteur compare le comportement des hauts fonctionnaires fédéraux américains à celui des « oiseaux migrateurs ». Filant à leur tour la métaphore ornithologique, les deux auteurs considèrent que jadis « pigeons voyageurs » revenant régulièrement de pantouflage, les hauts fonctionnaires français agiraient désormais comme des « coucous » BODIGUEL Jean-Luc et ROUBAN Luc, « Vers une redéfinition du rôle des fonctionnaires », Revue française de gestion, n°85, septembre-octobre 1991, p.97.