Conclusion du chapitre 1

Au-delà des discours qui présentent le ministère de l’Équipement comme un précurseur au sein de l’administration et la fusion de ses corps techniques supérieurs comme une réforme qui le positionne à la pointe de la « modernisation », nous avons souhaité revenir dans ce chapitre sur le contexte dans lequel intervient la création d’un « nouveau » corps des Ponts et Chaussées. En nous appuyant, d’une part, sur la littérature qui décrit les évolutions de l’action publique locale, d’autre part, sur le contenu des dispositifs législatifs de la décentralisation et, enfin, sur le vécu de ces transformations par les agents du ministère de l’Équipement, nous avons tenté de rendre compte de la situation du Ministère et de ses agents dans le contexte du processus de décentralisation. C’est ainsi que nous avons mis au jour les décalages qui séparent les analyses sociologiques et les récits des acteurs. Les travaux sur cette période s’accordent à décrire une évolution progressive de l’action publique locale au cours des années soixante-dix et une perte de pouvoir des services déconcentrés de l’État dont les prémices se sont fait sentir bien avant les lois, dont la publication n’a fait que parachever des transformations déjà à l’œuvre. A contrario, les agents relatent la brutalité de la décentralisation, venue mettre un terme à une période décrite comme enchantée. Contant la soudaine perte de pouvoir des agents sur le terrain, leurs récits sont paradoxalement ponctués de rappels de leur légitimité ancestrale, destinés à convaincre de la pérennité d’un corps dont l’assise ministérielle semble irrémédiablement s’affaiblir.

Le décalage entre les récits des agents et la « réalité » de la situation s’observe, à nouveau, dans les années quatre-vingt, puis au début des années deux mille, dans la manière dont les responsables du ministère de l’Équipement vont opérer un retournement symbolique du stigmate que représente la décentralisation pour leur administration. Il ressort de notre analyse que la décentralisation, traduite en argument managérial, est instrumentalisée dans une stratégie de séduction des cadres supérieurs, encouragés à demeurer au sein d’un Ministère en mouvement, dynamique et réformiste, transfiguré par le management.

La traduction managériale des enjeux de la décentralisation apparaît sémantiquement confuse mais la mise en scène rhétorique n’est sans doute pas sans conséquence sur l’imaginaire collectif du corps. Si ces effets sont malaisément mesurables, on peut néanmoins faire l’hypothèse que le récit d’une décentralisation vue comme une réforme managériale, et l’encouragement des cadres supérieurs à saisir cette opportunité de devenir des « leaders du changement », contribuent à la promotion de la figure du manager au sein du corps. Présentée comme dynamique, cette figure dont la valorisation s’accompagne d’un discours sur l’autonomie des cadres, leurs plus grandes responsabilités, et leur esprit d’initiative, contribuerait ainsi à flatter un ego écorné par l’image du bureaucrate au pouvoir amenuisé par la décentralisation. Tenter de redorer son blason en engageant ses jeunes recrues sur le terrain du management fait courir néanmoins au Ministère plusieurs risques. Celui de dé-spécifier le corps des Ponts et Chaussées dont la fidélité est une source de prestige pour le Ministère, et conditionne en partie sa pérennité. Celui également d’échouer à rendre compatibles les missions qu’il offre aux ingénieurs avec le rôle qu’il leur propose d’endosser. Celui enfin de discréditer les fondements constitutifs de ses missions qui assurent sa spécificité au sein de l’administration, et de concourir ainsi à sa propre perte.

Si le succès d’un tel récit réformateur est difficile à évaluer, l’objectivation des rapports du corps des Ponts et Chaussées au Ministère indique une séparation entre les deux entités. En déterminant les effets de la conjoncture sur l’engagement des ingénieurs des Ponts et Chaussées au sein de leur ministère de tutelle et de l’État en général, notre analyse quantitative vient corroborer les récits des agents de l’Équipement. La décentralisation marque en effet une rupture nette qui témoigne de l’autonomisation des IPC vis-à-vis de l’administration de l’Équipement. Ainsi la position normale d’activité est de moins en moins une « norme » au sein du corps, comme en atteste sa baisse régulière et le fait qu’elle concerne moins de la moitié du corps avant la fusion.

Après la décentralisation, la part des ingénieurs des Ponts travaillant au sein du ministère de l’Équipement baisse également régulièrement et les choix effectués par les jeunes ingénieurs sortis d’École semblent renforcer cette évolution. De même, les ingénieurs se détournent des métiers les plus techniques du ministère de l’Équipement et désertent ses services déconcentrés. Cette tendance générale s’observe notamment chez les jeunes et, phénomène nouveau, chez les ingénieurs des Ponts issus du concours interne. D’après les données que nous avons rassemblées, cette désaffection des membres du corps pour le Ministère s’effectue au profit de départs vers le secteur privé. En attestent le succès remporté par le ministère de l’Économie et des Finances en sortie d’École, qui voient les IPC concernés poursuivre très majoritairement leur carrière hors du Ministère et souvent dans le secteur privé, ainsi que l’augmentation du pantouflage, qui se fait de moins en moins dans la perspective d’un retour au sein de l’État. Affaibli par les lois de décentralisation et délaissé par une partie de ses cadres supérieurs, le ministère de l’Équipement ne semble plus pouvoir compter sur le corps des Ponts et Chaussées pour le protéger dans un avenir qui apparaît incertain. Face à cette situation, il apparaît impératif de reconquérir les ingénieurs des Ponts en leur offrant une situation propre à les fidéliser au ministère de l’Équipement. C’est dans ce contexte qu’intervient la réforme statutaire du corps, à « rebrousse-poil » de ces évolutions, tel un remède à la situation d’affaiblissement d’un Ministère sans rempart et d’un corps sans assise.