Chapitre 2. La « modernisation » au service de la « mobilisation » du corps

« Il y a un truc qui est clair c’est que l’action de fusion des corps qui est à l’origine de ça est une étude de cas de bureaucratie absolue, c’est fou ! Je ne vous fais pas un dessin mais on déplace cinq bonhommes d’une École à une autre et on a sept ans de groupes de travail 495  ! »

La réforme statutaire du corps des Ponts et Chaussées, dans ses principes et son contenu, a peu à voir avec une réforme d’inspiration managériale. Les caractéristiques d’une telle réforme, mises en évidence par Christopher Hood 496 en autres, n’entretiennent que des liens lâches et lointains avec les principes qui déterminent la fusion et les changements qu’elle introduit dans les statuts du corps et sa gestion. Cependant, il existe une parenté flagrante concernant les références et les valeurs qui alimentent la justification du projet. Les registres argumentatifs auxquels se réfèrent ses promoteurs rappellent clairement les éléments discursifs et les arguments idéaux-typiques 497 mis en évidence par Christopher Hood dans les raisonnements qui justifient la mise en place de réformes managériales. C’est l’argument selon lequel la fusion serait gage d’une plus grande efficacité du service public, qu’elle armerait les corps concerner pour affronter la concurrence du secteur privé et des autres corps de l’État, qu’elle permettrait enfin de procéder à d’importantes économies d’échelle permettant de « faire davantage avec moins 498  ». Á travers la rhétorique de la « modernisation », va s’affirmer l’impératif managérial de la réforme statutaire 499 .

La « modernisation » et les mots pour le dire

Á lire les discours des différents protagonistes de la réforme, la rhétorique de la « modernisation » semble avoir remporté la bataille des mots en s’imposant comme l’incontournable langage de l’État. De formules hétéroclites en incantations variées, elle s’apparente à un sens commun modernisateur d’une grande plasticité. L’efficacité est un des maîtres mots qui ressort de la lecture des argumentaires visant à justifier la mise en œuvre de la fusion. Les extraits qui suivent, et dont on pourrait multiplier les exemples, illustrent la défense de la réforme au nom d’une amélioration de l’efficacité du corps et du Ministère :

‘« La fusion apparaît comme une occasion de développer au sein du ministère un outil efficace de gestion prévisionnelle des emplois et des carrières, afin de mieux répondre aux besoins du ministère et des établissements publics en cadres supérieurs […] 500 . »’

Ou encore :

‘« [Les mesures de la fusion] contribueront à améliorer l’efficacité du ministère au service de l’usager et du citoyen […] [car elle a été pensée] dans le but d’une meilleure efficacité au service de l’intérêt général et de la société civile 501 . »’

Si « l’intérêt général » ou le « service de l’usager » sont évoqués en filigrane, « le renforce[ment] de l’efficacité 502  » apparaît bien comme l’objectif premier de la fusion, telle qu’elle est présentée par les responsables du ministère de l’Équipement au niveau interministériel. Dans le vocabulaire employé pour démontrer l’ardente obligation d’une telle réforme, des termes du même acabit viennent exprimer son « modernisme » en valorisant des critères qui relèvent traditionnellement des catégories du secteur privé. Elle procèderait en effet de la « nécessité de rénover la gestion des cadres supérieurs de l’État, au regard des exigences d’amélioration des compétences et des performances 503  ». Cette gestion est d’ailleurs appelée plus tard à être « moderne et dynamique 504  ». La création d’un corps unique est présentée comme un « outil plus efficace [permettant la] création de synergies 505  ». Elle générerait « efficacité et souplesse dans la gestion des compétences et des carrières […] [ce qui irait] dans le sens de la modernisation de l’État en s’inscrivant dans un objectif de clarification et d’efficacité 506  ».

Le thème de la « fluidité » est également récurrent, la fusion permettant au corps de se « décloisonner 507  », encourageant la mobilité entre les services de l’Équipement et les établissements publics qui lui sont rattachés. Plus largement, la réforme afférente de la gestion des IPC permettrait d’encourager « une plus grande fluidité corps/emploi 508  » permettant de réduire la monopolisation de certains emplois par des corps particuliers. En cela, le projet épouse les recommandations de la DGAFP qui défend le principe de « fluidité » et la mobilité des fonctionnaires sur les différents postes et entre les ministères, évoquant sans ambages la mainmise des corps sur des espaces protégés (les fameuses « chasses-gardées ») censés leur revenir :

‘« L’existence de “domaines réservés” est contradictoire avec l’ambition d’une politique de recrutement éclairé, qui doit reposer sur les mérites des individus, dans le cadre d’une concurrence équilibrée entre les différents corps viviers 509 . »’

Le recours aux termes d’« efficacité », de « dynamisme », de « performance » ou de « fluidité » vise à présenter la réforme sous un jour « moderne », en harmonie avec les projets de réforme de l’État du gouvernement. Par ses multiples références aux principes de gestion économique qui fait figure de principe dominant, la réforme semble essentiellement motivée par des soucis de rentabilité, de réduction des dépenses publiques et des effectifs de l’administration.

La « modernisation » comme impératif catégorique de la réforme

Comprendre pourquoi et comment les promoteurs de la réforme ont placé la fusion sous les auspices de la « modernisation » nous invite à réduire la focale sur les coulisses des négociations auxquelles elle a donné lieu. Rhétorique modulable, ajustée au gré des opportunités et des interlocuteurs, instrumentalisée dans les négociations interministérielles, l’incantation à la « modernisation » ne résiste pas à l’analyse de l’élaboration concrète de la réforme. La rhétorique « modernisatrice » constitue à la fois une ressource dont il faut savoir jouer pour défendre un projet auprès des ministères dont l’avis détermine en partie l’accord du Premier ministre, et une contrainte discursive qui s’impose aux responsables du ministère de l’Équipement, structure la justification de leur projet et délimite l’espace des arguments audibles dans les échanges interministériels. La mise au jour des négociations intra et interministérielles, des soubassements des raisonnements officiels et des catégories d’entendement du discours administratif, révèle le processus de mise en conformité du langage de la fusion aux attendus de l’administration. L’analyse des traces qu’a laissées la genèse du projet, dans les documents internes de la DPS et les archives personnelles des acteurs qui y ont participé, permet finalement de dénaturaliser les décisions prises et de déconstruire les composantes des discours qui postulent a posteriori l’inéluctabilité et l’évidence des choix effectués. C’est un discours de justification en construction que nous souhaitons donner à entendre, en essayant de restituer les enjeux qui l’ont en partie structuré.

La première section sera consacrée aux prémisses de la réforme statutaire 510 . Celle-ci apparaît comme un processus essentiellement administratif et corporatiste dont les instances politiques sont absentes. Nous tenterons de restituer les conditions de possibilité de la réforme et les raisons pour lesquelles l’idée de fusion a remporté l’adhésion des représentants associatifs et syndicaux du corps des Ponts et Chaussées et suscité la très forte approbation des responsables du ministère de l’Équipement. Par l’étude de la genèse de la réforme nous essayerons de mettre au jour les rapports de force initiaux au sein des quatre corps techniques supérieurs de l’Équipement et leur renversement au fil des négociations (section 1). La deuxième section portera sur la fabrique proprement dite de la réforme. Nous souhaitons mettre en lumière les ruses rhétoriques et les mises en récits stratégiques de la réforme par ses promoteurs, avant de nous pencher sur les intérêts qu’elle revêt, pour le ministère de l’Équipement comme pour les corps concernés, ainsi que sur les enjeux autour desquels se cristallisent les négociations (section 2).

Notes
495.

Entretien auprès d’un enseignant de sociologie à l’ENPC, Paris, le 20 février 2003.

496.

L’auteur compte sept principaux éléments composant la doctrine du new public management : la sélection de quelques leaders à la tête des services, des critères explicites permettant de mesurer la performance, l’accent mis sur le contrôle des résultats, une tendance à la désagrégation des unités de base du service public, l’augmentation de la concurrence, l’adoption de pratiques managériales inspirées du secteur privé et l’attention portée à la réduction des coûts. HOOD Christopher, « A public management for all seasons? », Public Administration, op. cit., 1991, pp.4-5.

497.

Christopher Hood énumère ces « typical justifications » dans sa présentation des éléments doctrinaux du new public management. Idem.

498.

Ibid., p.5.

499.

Á propos du terme « modernisation » dans lequel se déclinent les principes de la doctrine managérial, cf. POLLITT Christopher et BOUCKAERT Geert, Public Management Reform, op. cit., 2004, p.15.

500.

Lettre du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, des Transports et du Logement au cabinet du ministre de la Fonction publique, de la réforme de l’État et de la décentralisation, objet : « Fusion des corps issus de l’École polytechnique », Paris, le 7 juin 1999. Source : DPS, documents internes.

501.

DPS, « La fusion des quatre corps techniques supérieurs du ministère de l’Équipement. Un corps unifié pour le développement équilibré des territoires, des réseaux et des équipements publics », « Dossier relatif à la fusion des X », réunion interministérielle du 3 novembre 2000, 19 octobre 2000. Source : DPS, documents internes.

502.

Lettre du directeur adjoint du Personnel et des Services du ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement au vice-président du Conseil d’État, objet : « Projet de décret relatif au statut particulier du corps des ingénieurs des ponts et chaussées », réf. : SF3/01044, La Défense, le 30 octobre 2001. Source : DPS, documents internes.

503.

Lettre du directeur du cabinet du ministre de l’Équipement, du Logement, des Transports et du Tourisme au cabinet du ministre de l’Économie et des Finances, objet : « Fusion des corps d’ingénieurs issus de l’École polytechnique. Projet de décret modifiant le décret n°59-358 du 20 février 1959 relatif au statut particulier du corps des ingénieurs des ponts et chaussées », Paris, le 28 mai 1997. Source : DPS, documents internes.

504.

Intitulé d’un document du dossier préparé par le ministère de l’Équipement à l’occasion d’une réunion interministérielle : DPS, « Une gestion moderne et dynamique du nouveau corps », « Dossier relatif à la fusion des X », réunion interministérielle du 3 novembre 2000, 18 octobre 2000. Source : DPS, documents internes.

505.

Associations professionnelles des corps, Fusion des corps IPC, IAC, IM, IG, « Pourquoi un corps unique ? », Document préparatoire de la DPS pour la réunion de concertation du 3 novembre 1998 entre les employeurs et les représentants des ingénieurs des quatre corps. Source : DPS, documents internes.

506.

Idem.

507.

Lettre de la sous-direction des Affaires financières et des réformes statutaires, à la direction du Personnel et des Services du ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement à la direction du Budget, bureau 2C du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, objet : « Fusion des corps issus de l’École polytechnique », réf. : 99102, La Défense, le 23 novembre 1999. Source : DPS, documents internes.

508.

Lettre du directeur du cabinet du ministre de l’Équipement au cabinet du ministre de l’Économie et des Finances, op. cit., le 28 mai 1997.

509.

DGAFP, « Propositions relatives à la gestion de l’encadrement supérieur de l’État », réf. : hfp1398, 19 novembre 1998, p.8. Source : DPS, documents internes.

510.

Au cours de ce chapitre, le lecteur pourra se repérer dans la réforme statutaire et les différents groupes de travail qui la composent en consultant la « frise chronologique » de la fusion en annexe.