A. Le renversement des principes hiérarchiques de la domination

Comprendre les raisons pour lesquelles les représentants du corps des Ponts et Chaussées se sont engagé dans une telle réforme nous invite à dépasser l’aspect monographique de ce travail. La démarche de la fusion se produit en effet à contre-courant des hiérarchies instituées et des modes de domination fondés sur et légitimés par le classement de Polytechnique 511 . Pour repérer les indices explicatifs d’une telle démarche, il nous faut restituer les positionnements relatifs et les relations objectives qui unissent le corps des Ponts et Chaussées aux autres corps techniques supérieurs de l’Équipement, ainsi que leur évolution au cours du temps.

L’espace des grands corps de l’État est composé de deux grandes catégories 512 , elles-mêmes constituées de différents groupes hiérarchisés. D’une part, les grands corps à vocation administrative qui regroupent les corps exerçant des missions d’administration générale et dont les membres sortent de l’École nationale d’administration (ÉNA). Le classement de sortie des élèves détermine l’appartenance à un corps dont les plus prestigieux sont l’Inspection des Finances, le Conseil d’État et la Cour des comptes. D’autre part, les grands corps qui exercent des tâches de type technique et qui recrutent à la sortie de l’École polytechnique, au niveau du classement qui correspond au prestige qu’ils sont censés incarner.

Il y a donc une hiérarchie ordonnée et quasiment immuable au sein de chaque catégorie de grands corps 513 . Elle est décisive durant les études dans la mesure où la position dans la « botte », soit parmi les élèves les mieux classés, détermine l’avenir professionnel des Polytechniciens, mais elle le demeure par la suite, au cours de la carrière des hauts fonctionnaires. Non seulement, en effet, la hiérarchie est-elle totalement intégrée par les membres du corps et détermine-t-elle les préséances, l’occupation des places et les interactions entre les hauts fonctionnaires, mais elle marque aussi la reconnaissance de conditions matérielles plus avantageuses chez les grands corps « dominants », qui bénéficient des traitements plus importants, suivent des carrières plus rapides et occupent des postes plus prestigieux. Les élèves ne choisissent donc pas un métier ou une carrière mais un corps qui leur offre une plus ou moins grande liberté professionnelle et l’acquisition d’avantages plus ou moins importants 514 . Les grands corps tiennent donc à maintenir les corps moins bien classés en position de domination tandis qu’ils travaillent sans cesse à égaler, voire à dépasser, le corps immédiatement supérieur dans la hiérarchie 515 . Or le projet de réforme des corps techniques supérieurs de l’Équipement consiste à fusionner des grands corps « dominés » au sein de Polytechnique avec le corps des Ponts et Chaussées. Nous souhaitons montrer ici combien la situation concrète des grands corps vient, à l’analyse, contredire les hiérarchies officielles et symboliques, expliquant en partie comment un grand corps « dominant » a pu être amené à se rapprocher de grands corps « dominés », renonçant ainsi en apparence à l’ambition de se rapprocher du sommet de la hiérarchie.

Notes
511.

Sur l’institution scolaire comme principe de la domination et instrument de légitimation de la domination, cf. BOURDIEU Pierre, La Noblesse d'État, op. cit., 1989.

512.

Á la différence de la fonction publique territoriale qui est organisée en filières (technique, administrative, culturelle, sportive, etc.) la fonction publique de l’État ne comprend pas de filière clairement instituée. Il est néanmoins d’usage (c’est le cas dans les documents produits par le DGAFP ou sur le site du ministère de la Fonction publique et de la Réforme de l’État) de distinguer deux grandes filières types.

513.

Cette hiérarchie existe également entre les corps administratifs et techniques. On considère généralement que les grands corps administratifs « dominants » occupent une place plus élevée dans la hiérarchie des grands corps que les plus prestigieux des grands corps techniques. Cela est notamment dû aux niveaux des traitements et à la proximité avec le personnel politique, les énarques étant traditionnellement plus présents au sein des cabinets que les corps techniques. Sur la présence relative des IPC au sein des cabinets ministériels, cf. notamment : KESSLER Marie-Christine, Les grands corps de l'État, op. cit., 1986, p.234 et sq.

514.

Ezra Suleiman décrit l’intégration dans le corps des Mines comme le choix (pour ceux qui en ont la possibilité), non pas d’un secteur, mais d’une élite offrant une liberté maximum dans les perspectives de carrière. SULEIMAN Ezra N., Les élites en France, op. cit., 1979, p.180.

515.

Cette pression à la hausse qui régit le champ des grands corps et celui des grandes Écoles est mise en évidence dans La Noblesse d’État, Pierre Bourdieu décrivant la structuration de l’espace des grandes Écoles et les effets de positionnements relatifs des institutions scolaires dont les évolutions entraînent des effets de reconfiguration en chaîne sur l’ensemble de l’espace hiérarchique. Concernant les corps de l’État, Jean-Claude Thœnig décrit pour sa part le phénomène de mimétisme qu’induit la concurrence de pouvoir et de prestige entre les corps. Il montre également les effets quasi-mécaniques d’engrenage entre les strates de l’administration, mues par une logique ascensionnelle. THŒNIG Jean-Claude, « L’irrésistible attrait du grand corps », L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, et notamment “La logique de reproduction”, pp.267-270.