1) Un corps convoité…

Si les promoteurs de la réforme prétendent se conformer aux directives contenues dans la circulaire du Premier ministre du 26 juillet 1995 516 , la consultation des documents internes au ministère de l’Équipement 517 relatifs au projet de fusion laisse peu de place au doute. Pour lacunaires qu’ils soient concernant la période qui précède la fusion, ces documents disséminent des traces indiquant le caractère non fortuit de l’idée de regroupement des corps de l’Équipement recrutant à la sortie de l’École polytechnique. Le principe d’un regroupement des corps supérieurs du Ministère, au moins dans une version minimaliste incluant quelques-uns d’entre eux, n’est pas le résultat d’un projet inédit. Déjà évoquée plusieurs années auparavant, l’idée n’avait pas trouvé d’aboutissement concret. Une réflexion aurait ainsi été entreprise à la fin des années soixante-dix par les ingénieurs de l’Aviation civile (IAC) 518 et une autre aurait été engagée par les ingénieurs géographes (IG) pour se rapprocher du corps des Ponts et Chaussées au milieu des années quatre-vingt 519 . Interrogé au sujet de ces précédents, l’ingénieur des Ponts et Chaussées chargé du projet de réforme 520 confirme leur existence et explique ainsi leurs motivations et le fait qu’ils n’aient pas abouti :

‘« Il y avait eu des initiatives d’autres corps d’ingénieurs du ministère de l’Équipement qui, se sentant moins bien traités, se demandaient s’ils pouvaient fusionner. […] Il y a eu deux grandes approches avec l’Aviation civile et avec l’IGN […]. Alors pourquoi à l’époque où y’a eu ces réflexions ça n’a pas débouché ? Parce que la conclusion des analyses c’était qu’il y avait trop d’écarts pour fusionner, en termes de caractéristiques des corps, et surtout trop d’écarts financiers (pour les régimes indemnitaires surtout). Or se mettre sur le supérieur, soit sur l’Équipement [le corps des Ponts et Chaussées], c’était trop lourd financièrement 521 . » ’

Il fut demandé aux ingénieurs de ces corps de se rapprocher financièrement du corps des Ponts et Chaussées et notamment d’améliorer leur régime indemnitaire. Á la faveur de la rencontre d’intérêts variés entre des corps aux motivations différentes, le projet va accéder à nouveau à l’agenda plusieurs années après, comme un point de convergence entre des ambitions parfois contradictoires. C’est à l’initiative des ingénieurs de Météo France (IM) issus de Polytechnique que le sujet est à nouveau abordé en 1994, bien avant donc, la circulaire du Premier ministre dont se réclament les réformateurs. Une délégation de l’association des ingénieurs de Météo France (AIM) se manifeste alors auprès d’Emmanuel Duret, directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, et demande à ce que le projet d’un rapprochement de leur corps avec celui des ingénieurs des Ponts et Chaussées soit mis à l’étude. Par une lettre adressée à Pierre Mayet, alors vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées, Emmanuel Duret commande une étude de faisabilité d’une fusion entre les deux corps et motive ainsi sa demande :

‘« Les difficultés que rencontre la gestion du corps des ingénieurs de la Météorologie ont conduit à s’interroger sur l’opportunité de fusionner ce corps avec celui des ingénieurs des Ponts et Chaussées 522 . »’

Le groupe, présidé par le secrétaire général du CGPC, Louis Moissonnier, est constitué de représentants de la direction des « ressources humaines » de Météo France, de la direction du Personnel et des Services du ministère de l’Équipement, du CGPC, de l’Inspection générale de l’Aviation civile et de la Météorologie (IGACEM) et de responsables des deux associations professionnelles 523 des ingénieurs de la Météorologie et des Ponts et Chaussées 524 . D’après le chargé de mission du corps des Ponts et Chaussées, qui était le co-rapporteur du groupe de réflexion, la motivation de l’établissement public dans cette démarche relevait de la faiblesse des régimes indemnitaires de ses cadres techniques supérieurs − ces « difficultés » de gestion qu’évoque le directeur de cabinet du Ministre :

‘« […] leur régime indemnitaire était catastrophique ! Il y avait un décalage colossal. En franc annuel c’était 100 000 francs ! […] C’était assez stupéfiant, jamais je ne l’aurais imaginé ! Les écarts étaient vraiment colossaux !! […] . Ils avaient essayé de régler les choses en interne mais ils s’étaient heurtés aux syndicats. La direction a renoncé, elle a dit : “c’est impossible, je vais mettre les syndicats à feu et à sang !” C’était complètement verrouillé en interne. […] Donc l’idée c’est : comme on est coincés, on va essayer d’intégrer le corps des Ponts pour remédier à cette situation de blocage ! […] Leurs revendications, c’est triste à dire, mais elles étaient bassement matérielles... L’intégration dans le corps de Ponts, c’était leur porte de sortie, ça leur permettait de se débloquer de ce verrouillage interne 525 . »’

Toute tentative d’augmentation du régime indemnitaire se serait ainsi heurtée à l’opposition du syndicat qui imposait, selon la directeur du Personnel du Ministère et le président de Météo France, un esprit « égalitariste 526  » au sein de la « maison » qui empêchait, de fait, toute modulation du régime indemnitaire, et rendait difficile toute revalorisation, à moins qu’elle ne s’applique à l’ensemble de la filière incluant les ingénieurs des Travaux. Aussi le rapport de faisabilité rédigé par le premier groupe de réflexion, le rapport dit « Moissonnier », est-il apparu comme une tentative de court-circuitage des syndicats et de trahison envers la culture de solidarité entre les échelons hiérarchiques qui régnait à Météo France, comme l’indiquent ces notes manuscrites :

‘« Le rapport est apparu comme une OPA [offre publique d’achat]. Les OS [organisations syndicales] sont actives, CFDT à 54% (CFDT assez hard). […] Pas d’amélioration IM [Ingénieurs de la Météorologie] sans amélioration du corps des travaux. […] La Météo est un univers en soi. Scrupules d’expressions liées à la consanguinité avec les corps subalternes. On s’aligne sur le corps des travaux et on n’est pas aspiré vers le haut 527 . »’ ‘« Les syndicats de la Météo ne changeront pas d’avis. […] Fondamentalement contre. Culture majoritaire de base. Ce serait de la trahison pour quitter le navire. Culture égalitariste. […] Culture : on n’assume pas la fonction hiérarchique. Gros problème de la culture égalitaire 528 . »’

La fusion avec le corps des Ponts et Chaussées serait alors apparue comme la seule manière de contourner les représentants syndicaux pour améliorer la situation des ingénieurs de Météo France issus de l’École polytechnique. Le rapport indique quelques difficultés à surmonter pour que le projet aboutisse, mais conclut finalement à la faisabilité de cette fusion 529 . Á l’initiative de la démarche, les représentants de l’AIM, handicapés par leur absence de représentativité et l’opposition farouche de la CFDT majoritaire, ne tarderont pas à mettre sur pied un nouveau syndicat, le SICAM, syndicat des ingénieurs et cadres de Météo France, qui prendra position en faveur du projet de fusion et obtiendra la majorité aux élections de la commission administrative paritaire (CAP) des ingénieurs de la Météorologie.

Á la suite de cette initiative, sollicité par une démarche conjointe du syndicat national de l’Aviation civile et de l’AIPC, le ministre de l’Équipement rédige une lettre de commande pour la constitution d’un groupe propre à envisager la faisabilité d’une fusion entre les ingénieurs de l’Aviation civile issus de l’X et ceux du corps des Ponts et Chaussées. Arguant des préconisations de « diminution du nombre de corps de la fonction publique 530  » contenues dans la circulaire du Premier ministre relative à la préparation et la mise en œuvre de la réforme de l’État et des services publics, il enjoint le CGPC de mettre à l’étude, par la même occasion, la faisabilité d’une telle démarche avec les ingénieurs géographes, quatrième et dernier corps technique supérieur géré par le ministère de l’Équipement. Le premier groupe, à nouveau présidé par le secrétaire général du CGPC, comprend des membres de la même institution, des ingénieurs généraux de l’’Inspection générale de l’Aviation civile et de la Météorologie, des responsables de la DPS et de la direction générale de l’Aviation civile (DGAC), ainsi que des « représentants du corps 531  » des ingénieurs des Ponts et Chaussées et de l’Aviation civile 532 . L’intérêt des ingénieurs de l’Aviation civile à engager une procédure de rapprochement avec le corps des Ponts et Chaussées résidait dans l’espoir de revaloriser la fin de leur carrière par l’obtention de régimes indemnitaires plus avantageux.

En ce qui concerne les ingénieurs géographes, la situation se révèle bien différente. Contrairement à la démarche suivie par les deux autres corps, ni l’Institut géographique national, ni le corps des ingénieurs géographes n’ont été à l’initiative du groupe de travail sur la faisabilité de la fusion. C’est à la demande du ministre de l’Équipement, qui détient la tutelle de l’établissement public administratif de l’IGN, que l’étude du projet a été engagée. La constitution du groupe leur a été imposée et les travaux se sont déroulés, aux dires des témoins, dans une « ambiance déplorable 533  ». Les tensions sont en effet perceptibles à la lecture du rapport final, introduit par une note du vice-président du CGPC au ministre de l’Équipement qui indique :

‘« Les travaux du groupe ont été marqués par de grandes réticences de la part des représentants des ingénieurs géographes. Dès la première réunion, ils ont tenu à rappeler en préambule aux travaux du groupe leurs revendications concernant la grille indiciaire et le pyramidage de leur corps, ainsi que l’accès aux emplois fonctionnels du Ministère 534 . »’

En annexe du rapport, une lettre de l’association des ingénieurs géographes, par laquelle son président demande audience au ministre de l’Équipement, évoque certaines de leurs revendications, posées comme des préalables à toute discussion sur l’éventualité d’une fusion de leur corps avec celui des IPC 535 . Par la suite, les représentants du corps des ingénieurs géographes ont refusé de valider le rapport, et en ont dénoncé la « conclusion artificiellement euphorique 536  » auprès d’Alain Juppé, alors Premier ministre. Présidé par Michel Péchere (CGPC) et constitué, à l’instar des deux autres, de responsables du ministère de l’Équipement, de l’Institut géographique national et de représentants du corps des Ponts et Chaussées, le rapport du groupe conclut néanmoins à l’absence de « problème insoluble qui soit de nature à rendre cette fusion impossible 537  ».

Comprendre une partie des motivations des responsables de chacun de ces corps, les rapports de force qui ont, ou non, présidé au déroulement des groupes de travail, ainsi que la réaction des représentants du corps des Ponts et Chaussées, exige cependant de compléter ce rapide panorama des origines de la mise à l’agenda de cette réforme par une contextualisation plus précise des positionnements relatifs de ces grands corps techniques, notamment du point de vue de leur prestige scolaire.

Notes
516.

Circulaire du 26 juillet 1995 relative à la préparation et à la mise en œuvre de la réforme de l’État et des services publics, op. cit.

517.

Ces documents sont situés dans un local (« la crypte ») de la DPS au ministère de l’Équipement (La Défense, Tour Pascal). Cf. l’introduction générale.

518.

DPS, « Fusion des corps issus de l’École polytechnique », relevé de décisions de la réunion de concertation du 25 novembre 1997 relative à la fusion des corps issus de l’École polytechnique, réf. : 97030, La Défense, le 7 avril 1998. Source : DPS, documents internes. Source : DPS, documents internes.

519.

Cette réflexion, entreprise au sein d’un groupe de travail co-présidé par MM. Louis et Tanzi a donné lieu au rapport présidé par Pierre Chantereau, en 1985 (non publié), suivi par une réunion interministérielle en mars 1986. « Groupe de travail – Fusion IG-IPC. Position des ingénieurs géographes (IG) », position de l’association des ingénieurs géographes sur la fusion, septembre 1996. Source : DPS, documents internes.

520.

Il s’agit d’un ingénieur des Ponts et Chaussées en poste à la direction du Personnel et des Services qui s’est chargé du dossier fusion des corps dès 1995, lorsque celui-ci est remis au goût du jour. En 1999, il est affecté à un poste sui generis pour travailler à temps plein sur le projet de réforme qu’il suivra jusqu’à son aboutissement en 2002.

521.

Entretien auprès de l’ancien chargé de mission de la fusion des corps à la direction du Personnel et des Services du ministère de l’Équipement, La Défense, le 24 avril 2003.

522.

Lettre du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, des Transports et du Tourisme au vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées, objet : « Étude de la fusion des ingénieurs de la Météorologie avec celui des ingénieurs des Ponts et Chaussées », Paris, le 26 octobre 1994. Source : DPS, documents internes.

523.

Soulignons d’ores et déjà, avant d’y revenir plus en détails, que l’AIPC est à la fois l’association professionnelle du corps des Ponts et son syndicat majoritaire.

524.

Décision du vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées « constituant un groupe de travail chargé d’étudier la faisabilité de la fusion du corps des ingénieurs de la météorologie avec celui des ingénieurs des Ponts et Chaussées », réf. : 94-208, La Défense, le 14 décembre 1994. Source : DPS, documents internes.

525.

Entretien auprès de l’ancien co-rapporteur du rapport de faisabilité de la fusion des ingénieurs de la Météorologie avec les ingénieurs des Ponts et Chaussées, futur chargé de mission de la fusion des corps, La Défense, le 12 février 2007.

526.

DPS, réunion des employeurs des quatre corps concernés par le projet de fusion, notes manuscrites, le 21 octobre 1998. Source : DPS, documents internes.

527.

DPS, réunion du « Directoire », notes manuscrites, le 5 mai 1998. Source : DPS, archives personnelles.

528.

DPS, réunion des employeurs…, op. cit., notes manuscrites, le 21 octobre 1998.

529.

Secrétaire général du CGPC, note pour le ministre de l’Équipement, du Tourisme et de la Mer, La Défense, le 4 mai 1995. Source : DPS, documents internes.

530.

Note du ministre de l’Aménagement du territoire, de l’Équipement et des Transports au vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées, objet : « Étude de la fusion des corps d’ingénieurs de l’Aviation civile et d’ingénieurs des Ponts et Chaussées », Paris, le 7 septembre 1995. Source : DPS, documents internes.

531.

Membres de l’AIPC d’une part et du syndicat national des ingénieurs de l’Aviation civile (SNIAC) de l’autre, ces représentants ne siègent pas au titre de leur syndicat, contrairement à ce qu’indiquait une première composition du groupe de travail. Décision du vice-président du CGPC « modifiant la composition d’un groupe de travail chargé d’étudier la faisabilité de la fusion du corps des ingénieurs de l’aviation civile avec celui des ingénieurs des ponts et chaussées », réf. : 95-177, La Défense, le 29 février 1996. Source : DPS, documents internes.

532.

Décision du vice-président du CGPC « constituant un groupe de travail chargé d’étudier la faisabilité de la fusion du corps des ingénieurs de l’aviation civile avec celui des ingénieurs des ponts et chaussées », réf. : 95-177, La Défense, le 7 novembre 1995. Source : DPS, documents internes.

533.

Réunion du « Directoire », op. cit., notes manuscrites, le 5 mai 1998.

534.

Note du vice-président du CGPC au ministre de l’Équipement, du Logement, des Transports et du Tourisme, La Défense, le 17 avril 1997. Source : DPS, documents internes.

535.

Lettre du président de l’association des ingénieurs géographes au ministre de l’Équipement, du Logement, des Transports et du Tourisme, Saint Mandé, le 20 décembre 1996. Source : DPS, documents internes.

536.

Lettre du président de l’association des ingénieurs géographes au Premier ministre Alain Juppé, Paris, le 4 avril 1997. Source : DPS, documents internes.

537.

Conseil général des Ponts et Chaussées, PECHERE Michel (prés.), Rapport sur la faisabilité de la fusion des corps d’ingénieurs des ponts et chaussées et d’ingénieurs géographes, avril 1997, p.60.