« Le corps des ingénieurs géographes, c’était la gueuse quand même ! Dans les corps après nous y’avait Télécom, puis Agro’, puis Armement et tout au bout, à la deux centième place: Météo’. Et, enfin, vers les deux cent quatre-vingtième : les géographes ! C’était ceux qui se laissaient vivre à l’X, qui n’avaient pas envie de faire une carrière dans le privé et qui se disaient : “si je peux être fonctionnaire et me la couler douce, j’essaie !” 538 . »
Le corps de la Météorologie, le corps de l’Aviation civile, le corps des géographes et le corps des Ponts et Chaussées tirent une large partie de leur prestige du fait qu’ils recrutent à la sortie de l’École polytechnique. Néanmoins, une stricte hiérarchie distingue les grands corps qui accueillent en leur sein les élèves de la « botte » et les autres 539 . Il y a les grands corps dominants, en premier lieu le corps des Mines, qui recrute invariablement les dix à onze premiers Polytechniciens 540 , puis le corps des Ponts et Chaussées, vers lequel se dirige généralement le onzième ou le douzième Polytechnicien du classement, suivis des autres élèves.
Avant la fusion, sur la période 1987 à 2001 541 , le premier élève à choisir le corps des Ponts se situe généralement entre la dixième et la treizième place du classement, sauf en 1988, 1989 et 2001 lorsque respectivement le neuvième, le quatrième et le septième du classement l’ont exceptionnellement préféré au corps des Mines 542 . Si le corps des Ponts recrute en moyenne vingt-huit Polytechniciens par an durant ces années, ceux-ci ne se suivent pas dans le classement et le recrutement est donc bien moins « élitiste » que celui des Mines 543 . Ainsi le dernier recruté au sein du corps des Ponts et Chaussées oscille entre la trente-troisième place, en 1988 et la cent sixième en 2002 544 , et se situe plus généralement vers la soixantième.
Immédiatement après, le corps des Télécommunications talonne celui des Ponts et Chaussées. Sur la période 1992 à 2001, il recrute son premier Polytechnicien aux alentours de la quinzième place 545 du classement et son dernier en moyenne à la quatre-vingt-dixième place 546 , pour un recrutement annuel d’environ vingt-cinq élèves. Suivent le corps des ingénieurs de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), de l’Armement technique et du Génie rural et des Eaux et Forêts (GREF), qui sont en compétition pour la quatrième place en ce qui concerne le classement de leur premier recruté, rejoint par le corps des Assurances.
Les autres grands corps techniques intègrent généralement les élèves qui ont moins bien réussi leurs études à Polytechnique et dont la position dans le classement de sortie est par conséquent moins avantageuse. Parmi les grands corps dominés dans le classement de sortie, figurent le corps de l’Aviation civile, puis celui des géographes, qui recrutent en moyenne leur premier élève respectivement à la cent onzième et à la cent cinquante-cinquième places sur la période 1992-2001. Á la toute fin du classement, les ingénieurs de la Météorologie et celui des Armées se disputent la dernière place 547 , le premier Polytechnicien à intégrer leur corps étant le moins bien classé parmi les élèves choisissant les grands corps de l’État. Soit environ à la cent soixante-cinquième position pour le premier ingénieur de la Météo’ et la deux cent huitième pour le premier à intégrer le corps des Armées.
Á trois reprises, il est arrivé que les places proposées à la sortie de l’X par les corps des ingénieurs géographes, de la Météorologie ou de l’Aviation civile ne soient pas pourvues, les moins bien classés des Polytechniciens ayant choisi d’autres corps, voire d’autres voies. C’est arrivé en 1992, lorsque les géographes ont eu trois places vacantes parmi les quatre places ouvertes au concours ; en 1993, lorsque Météo France n’a trouvé aucun candidat pour les trois places qu’elle offrait ; et en 2000, quand l’Aviation civile n’a pu intégrer aucun Polytechnicien sur les trois postes qu’elle proposait. Pour donner un ordre d’idées, sur la période 1992-2001, en dehors de ces deux derniers cas, cela ne s’est jamais produit qu’un grand corps n’intègre aucun candidat sur un concours. Et cela n’est arrivé qu’une seule fois qu’un corps conserve une place vacante, celui de l’INSEE, en 2001. Or, ce dernier recrute environ dix Polytechniciens par an quand les géographes ouvrent en moyenne deux places, les ingénieurs de la Météorologie une à deux, et les ingénieurs de l’Aviation civile deux à trois. Seul le corps des Armées éprouve des difficultés régulières à pourvoir les vingt-neuf postes qu’il met au concours chaque année, et le corps de l’Armement technique qui intègre environ trente-deux élèves, a rencontré parfois quelques ennuis de recrutement. Mais aucun des deux ne s’est jamais trouvé dans la situation où aucun X ne choisissait leur corps, comme ce fut le cas pour Météo France en 1993 et pour l’Aviation civile en 2000.
La position du premier et du dernier recruté, ainsi que le rapport annuel des places vacantes sur les places offertes nous renseignent sur le prestige différentiel des corps techniques supérieurs. Celui des Ponts et Chaussées est incontestablement le deuxième corps le plus prisé de Polytechnique et ceux de la Météorologie, de l’Aviation civile et de la Géographie nationale arrivent, quant à eux, nettement en queue de peloton. Comme l’indique le chargé de mission de la fusion :
‘« Les IPC, c’est le top au Ministère […]. Á l’X, la concurrence est extrêmement rude, c’est une École très prestigieuse où l’on travaille dur pour obtenir les grands corps. Si on est dans les cinquante premiers sur les trois cents élèves on peut espérer avoir un grand corps. Si on est deux centième, alors on peut avoir l’IGN… En gros, les petits corps, personne n’en voulait ! On ne les voulait pas, ils avaient une image vieillotte… Donc bref, le corps des Ponts vous l’avez compris, c’est le corps supérieur, c’est le top, l’élite 548 ! »’Le prestige différentiel tient, en outre, à l’histoire des corps, à l’héritage qu’ils revendiquent, aux noms illustres qu’ils font valoir. Si le corps des ponts et Chaussées, créé en 1716, est le plus ancien des grands corps de l’État, les trois autres sont de création récente. Les ingénieurs géographes, dans leur configuration actuelle, ont été créé par décret du 8 avril 1941, le corps des ingénieurs de la Météorologie est apparu en 1945, et le corps des ingénieurs de la Navigation aérienne, devenu celui de l’Aviation civile en 1971, a été créé en 1948. Plusieurs siècles séparent donc ces corps de celui des Ponts et Chaussées. « J’aurais pu bloquer des quatre fers, on est un corps élitiste, pourquoi faire venir un petit corps, sans ingénieurs glorieux ? 549 », constate ainsi le chargé de mission de la fusion. Gage d’une excellence scolaire, le recrutement dans la « botte » de Polytechnique atteste indéniablement de la supériorité du corps des Ponts et Chaussées. Le classement est également censé refléter la hiérarchie des corps dans la haute fonction publique, garantie par des avantages matériels qui distinguent les plus prestigieux. Quand on considère l’importance du classement à la sortie de l’X − soigneusement consigné chaque année dans les registres de l’ENPC et de la DPS −, la primauté de la hiérarchie entre les corps de l’État, les conséquences en termes de carrière et de contenu des postes que cette hiérarchie est supposée également révéler, on comprend difficilement ce qui a pu conduire le corps des Ponts et Chaussées, situé en haut de la « botte », à se rapprocher des derniers corps du classement. Mais ce serait ignorer que la hiérarchie scolaire des grands corps à la sortie de Polytechnique apparaît en réalité de plus en plus déconnectée des conditions matérielles concrètes des corps au sein de l’administration, les dominants-dominés ayant acquis par d’autres biais des compensations venant troubler l’ordre hiérarchique traditionnel.
Entretien auprès de l’ancien chargé de mission de la fusion, La Défense, le 2 mars 2007.
Cf. en annexes le tableau détaillé des recrutements de Polytechniciens au sein des grands corps techniques qui indique leur positionnement dans le classement de sortie.
Il arrive exceptionnellement que le septième ou le dixième choisisse d’intégrer un autre corps (en 1993 par exemple, le dixième a préféré le corps du Génie rural et des Eaux et Forêts, et en 2001, le septième a choisi le corps des Ponts et Chaussées). L’écho qui s’ensuit au sein des grands corps atteste de l’importance des hiérarchies, déterminées par le choix des élèves, dont toute transgression à cette règle non écrite fait craindre (ou espérer) des répercussions sur les années suivantes.
Cf. en annexes le tableau indiquant la position du premier et du dernier Polytechnicien intégré au sein du corps des Ponts et Chaussées sur la période 1987-2005. Signalons néanmoins qu’à la faveur d’une réforme des enseignements sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre trois, la direction de l’École polytechnique a supprimé en 2000 le classement obligatoire à la sortie. Depuis, seuls les candidats à l’intégration dans les grands corps de l’État choisissent d’y participer, ce qui rend malaisées les comparaisons après cette date.
Á propos de ces choix qui dévient le rite immuable du choix du corps des Mines pour les dix premiers du classement, un ancien élève de l’X évoque « l’influence aléatoire de quelques éléments farfelus ». KOSCIUSKO-MORIZET Jacques, La « mafia » polytechnicienne, Paris, Le Seuil, 1973, p.123.
Cela est généralement ignoré des travaux sur les grands corps qui postulent souvent que l’ordre des choix ne varie qu’accidentellement et que les élèves ayant choisi le corps des Ponts et Chaussées se suivent dans le classement. Par exemple : BODIGUEL Jean-Luc et QUERMONNE Jean-Louis (dir.), La haute fonction publique sous la Vème République, Paris, Presses universitaires de France, coll."Politique d'aujourd'hui", 1983, p.47.
Le passage derrière la barre symbolique des cent a créé de l’émoi au sein du corps mais cette promotion d’X99, la première à effectuer le parcours scolaire du « nouveau » corps des Ponts, était exceptionnellement nombreuse, nous y reviendrons.
Durant cette période, le Polytechnicien le mieux classé ayant intégré le corps des Télécommunications était positionné à la dixième place du classement (en 1999) ; le moins bien classé occupait la vingt-sixième place (en 1995).
Du soixante-huitième en 1999 au cent quatorzième en 1992.
« Qui n’a pu entrer aux Mines devra se contenter d’y rêver, qui a dû se contenter de la météorologie sera toute sa vie ingénieur de la météorologie », insistent Jean-Luc Bodiguel et Jean-Louis Quermonne, témoignant du faible prestige associé, au sein de l’X, au corps de Météo France. Jean-Luc BODIGUEL et Jean-Louis QUERMONNE (dir.), La haute fonction publique sous la Vème République, op. cit., 1983, pp.28-29.
Entretien auprès de l’ancien chargé de mission de la fusion, La Défense, le 12 février 2007.
Idem.