1) Productivité, efficacité et économie d’échelle ou comment amadouer « Bercy » par les mots

Si, comme nous l’avons suggéré en introduction de ce chapitre, les composantes doctrinales de la réforme managériale ne sont pas explicitement présentes dans la réforme statutaire du corps, les hauts fonctionnaires calquent leurs discours justificateurs sur les principes de la rhétorique managériale. Les arguments idéaux-typiques qui accompagnent la mise en place des mesures managériales viennent nourrir la rhétorique justificatrice empruntée par les entrepreneurs de la réforme du corps. Parmi les mots de la « modernisation », la productivité, l’efficacité et les économies potentielles qui en résultent sont utilisés comme des sésames auprès des agents des ministères de l’Économie et des Finances et de la Fonction publique 666 . Dans les courriers qu’elle adresse aux représentants du ministère de l’Équipement, la direction du Budget insiste sur les efforts qu’il leur faudra consentir en termes de diminution de leurs effectifs s’ils souhaitent bénéficier des avantages de la fusion, que nous détaillerons par la suite. Sur le principe du « gagnant/gagnant », les représentants du Ministère doivent faire preuve de bonne volonté budgétaire s’ils souhaitent voir améliorée la situation des cadres supérieurs via la fusion. Aussi la direction du Budget les enjoint-elle, à diverses reprises, à envisager de telles mesures :

‘« La démarche de la fusion des corps d’ingénieurs issus de polytechnique serait incomplète si elle faisait l’économie d’une réflexion sur l’évolution du nombre d’emplois d’ingénieurs, au regard des besoins réels de l’État. Á cet égard, le nombre d’emplois du corps participe à la détermination du niveau de responsabilité confié à ces agents et ainsi à l’attractivité des carrières 667 . »’

Le cas de la récente fusion des corps de l’Agriculture est pris en exemple par les responsables du ministère de l’Économie et des Finances qui comparent les deux situations, invitant fermement les ingénieurs de l’Équipement à se montrer aussi « bons élèves » que les premiers :

‘« Je note que le plan similaire initié par le ministère de l’agriculture intègre une prévision à la baisse de l’évolution des emplois budgétaires pour son nouveau corps d’ingénieurs A+ par rapport aux effectifs actuels des corps concernés par la fusion.
Compte tenu des effets de synergie que l’on est en droit d’escompter de la fusion, et des économies d’échelle qu’elle ne manquera pas de générer, il me paraît souhaitable d’envisager une démarche similaire pour le dimensionnement du futur corps de votre département. La préparation des prochaines lois de finances devrait nous fournir l’occasion d’examiner cet aspect important de la réforme qui est engagée 668 . »’

Les responsables du ministère de l’Équipement semblent en convenir dans plusieurs courriers qui attestent de leur disposition à revoir à la baisse les effectifs du nouveau corps. C’est ce que laissent entendre les extraits suivants :

‘« [La fusion] est source d’économies d’échelle notamment en ce qui concerne le recrutement et la formation 669  »’ ‘Elle devrait « se traduire par […] des économies d’échelle en matière de gestion du corps, de recrutement et de formation 670 . »’

Le rapport concernant l’éventualité d’une fusion entre les ingénieurs géographes et les IPC est encore plus explicite, poussant l’argumentation jusqu’à avancer des prévisions chiffrées :

‘« La fusion sera également un facteur incontestable d’économies. […] C’est le fondement même du projet de fusion que de conduire […] à une efficacité accrue des services. […] Un gain de productivité d’un à plusieurs millions de francs est parfaitement réaliste. […] La fusion devrait à terme conduire à assurer l’ensemble des missions du nouveau corps avec des effectifs inférieurs à la somme de effectifs qu’auraient les deux corps séparés. Le gain en résultant atteindrait plusieurs millions de francs […] 671 . »’

En adaptant leur discours au vocable « modernisateur », les représentants du ministère de l’Équipement engagés dans les négociations interministérielles entendent maximaliser leurs chances de voir aboutir leur projet. Empruntant le langage de ceux qu’ils souhaitent convaincre, ils prononcent les mots que leurs interlocuteurs veulent entendre. Si elle effraie une partie des représentants syndicaux, la perspective d’une réduction des effectifs est conforme aux souhaits de certains responsables de l’AIPC qui défendent une vision élitiste du corps des Ponts et Chaussées. Á l’instar du corps des Mines, un corps aux effectifs plus réduits serait en effet plus prestigieux et faciliterait la cohésion interne et la gestion des carrières 672 .

Néanmoins, durant la même période, les responsables du ministère de l’Équipement tiennent un tout autre discours lorsqu’ils s’adressent aux représentants syndicaux qui s’inquiètent à ce sujet, et souhaitent s’assurer que la question des effectifs n’a pas été mise en jeu dans les négociations. Ils vont ainsi jouer un double jeu sur le terrain de l’éventuelle réduction des effectifs. Tout en cherchant à se concilier les faveurs des représentants des deux ministères précités, ils veillent à rassurer, en interne, les syndicats qui s’inquiètent des termes de l’accord au niveau interministériel. Leurs discours et leur conception de la fusion apparaissent ainsi fluctuants, selon le point de vue de leurs interlocuteurs. Á plusieurs reprises, la direction du Personnel affirmera ainsi très clairement son refus de mettre ce type d’argument « dans la balance ». Il ne s’agit en aucun cas, à l’en croire, de profiter de la fusion pour engager une politique de réduction des effectifs au sein du ministère de l’Équipement et de ses grands corps. Elle s’oppose ainsi très nettement à tout « redimensionnement » du recrutement du nouveau corps 673 . La répétition de ces points de vue contradictoires par les mêmes interlocuteurs 674 , à des moments différents de la négociation interministérielle, invite à considérer qu’il ne s’agit pas d’un revirement des représentants du Ministère qui auraient changé d’avis sur la question, mais bien d’une tactique de leur part visant à s’attacher, d’un côté, le soutien de la direction du Budget, tout en ménageant, de l’autre, la sensibilité des syndicats. Si un tel refus de toute réduction des effectifs ne sera jamais opposé aussi clairement à la direction du Budget, un document de travail interne à la DPS, listant les « points à arbitrer » avec la direction du Budget et la DGAFP indique :

‘« L’objectif de la réforme est de moderniser l’encadrement supérieur du METL pour que celui-ci puisse assumer ses missions avec plus d’efficacité et de pertinence. Il ne s’agit pas de réduire l’encadrement supérieur du ministère mais au contraire de le fidéliser 675 . »’

Interrogé à ce sujet, le chargé de mission de la fusion évoque la fermeté de la position des représentants du ministère de l’Équipement, qui ne seraient pas rentrés dans le « jeu » du chantage à la réduction des effectifs dans les négociations interministérielles, contrairement, estime-t-il, au ministère de l’Agriculture qui aurait réalisé une fusion de ses corps en cédant à la pression sur les économies budgétaires. Énumérant les intérêts de la fusion, il explique :

‘« En plus, ça encourage le décloisonnement, les acquis peuvent être utiles sur d’autres branches et puis il y a des économies d’échelle…
— Q : Mais dans “économie d’échelle”, il y a quand même bien l’idée que ça permet de réduire les effectifs… ?
— Oui, c’était la crainte des syndicats. Et en effet, pour la Fonction publique, il peut y avoir cette arrière-pensée… l’idée qu’on optimise. […] Mais nous on a refusé de jouer ce jeu-là. Á l’Agriculture, les ingénieurs du GREF (les X) et les ingénieurs agronomes ont fusionné. Le ministre de l’Agriculture, pour le vendre à ses corps, a produit un nouveau statut qui améliore largement leur situation mais qui finance cela en proposant une forte baisse de l’ensemble de l’effectif budgétaire. C’était du donnant/donnant : “ce grand corps unifié sera plus efficace que chacun de ces deux corps donc je rends tant de postes budgétaires”. Alors ça, ça plaît beaucoup à la Fonction publique et au Budget, donc c’est sans problème pour obtenir leur bénédiction sur un statut amélioré ! Donc la Fonction publique, ils nous ont dit la même chose : “Avec quoi vous le financez ? Quelles économies faites-vous ?” On leur a dit : “Pas d’économie, pas de réduction de poste ! Mais nos carrières seront plus intéressantes, les agents plus motivés, plus performants, plus synergiques. Mais pas de réduction budgétaire, et pas de marché de dupe !” 676  »’

Si l’affirmation apparaît bien décalée au vu des extraits reproduits plus hauts, les cinq années de recul dont nous bénéficions depuis la publication des nouveaux décrets au Journal officiel, la corroborent. Les chiffres relatifs aux recrutements au sein du corps après la fusion n’indiquent pas de réduction des effectifs, depuis 2002 jusqu’à aujourd’hui. Au contraire, par décision unilatérale de Jean-Pierre Weiss, directeur du Personnel et des Services au moment de la fusion, le recrutement a été soudainement augmenté 677 l’année de la création du nouveau corps 678 . L’analyse des traces de la négociation témoigne ainsi des stratégies argumentatives des promoteurs de la réforme. Cette mise en conformation de la rhétorique réformatrice au langage de la « modernisation » s’observe également à un niveau plus général dans la justification du « pourquoi » de la fusion.

Notes
666.

Comme l’écrit Philippe Bezes, les réformes organisationnelles et de gestion ne sont généralement pas du goût des fonctionnaires de « Bercy » dans la mesure où elles sont réputées pour être onéreuses à court terme. BEZES Philippe, « Les hauts fonctionnaires croient-ils à leurs mythes ? L'apport des approches cognitives à l'analyse des engagements dans les politiques de réforme de l'État. Quelques exemples français (1988-1997) », Revue française de science politique, vol.50, n°2, 2000, p.321.

667.

Lettre de la direction du Budget du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie à la direction du Personnel et des Services du ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement, objet : « Fusion des corps recrutés par la voie de l’école polytechnique », réf. : 003706545, Paris, le 10 janvier 2001. Source : DPS, documents internes.

668.

Idem.

669.

C’est nous qui soulignons. Lettre de la sous-direction des Affaires financières et des réformes statutaires (DPS) à la direction du Budget, op. cit., le 23 novembre 1999.

670.

DPS, « Fiche d’étude d’impact », pièce jointe à la lettre du directeur adjoint du Personnel et des Services du ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement au vice-président du Conseil d’État, objet : « Projet de décret relatif au statut particulier du corps des ingénieurs des ponts et chaussées », réf. : SF3/01044, La Défense, le 30 octobre 2001. Source : DPS, documents internes.

671.

CGPC, Rapport sur la faisabilité de la fusion des corps d’IPC et d’IG, op. cit., avril 1997, p.52.

672.

Cf. à ce sujet : THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.261.

673.

Les responsables de la direction du Personnel s’y engagent à plusieurs reprises durant les réunions de concertation avec les associations et les organisations syndicales représentatives des corps en voie d’être fusionnés.

674.

Sinon des mêmes individus au moins des représentants des mêmes services au sein du ministère de l’Équipement.

675.

DPS, « Fusion des 4 corps du METL recrutés à la sortie de l’École polytechnique. Points à arbitrer au regard des observations du Budget (lettre du 10 janvier 2001) et de la DGAFP (lettre du 13 décembre 2000) », p.9. Source : DPS, documents internes.

676.

Entretien auprès de l’ancien chargé de mission de la fusion, La Défense, le 12 février 2007.

677.

D’après les propos recueillis en entretien auprès de plusieurs personnes de la DPS, cette décision a surpris tout le monde. Elle a semble-t-il été motivée par la volonté de marquer symboliquement la fusion et de faire une concession à certains syndicats.

678.

La somme des effectifs recrutés au sein de chaque corps avant la fusion s’élève en moyenne à trente-trois entre 1990 et 1999 [cf. en annexes : « Flux de recrutement annuel des quatre corps »]. Or, en 2002, le « nouveau » corps des Ponts et Chaussées a accueilli en son sein quarante-quatre ingénieurs [DPS, Bilan de gestion, 2002-2005]. Le taux de recrutement a ensuite retrouvé un niveau correspondant à la somme des recrutements antérieurs dans chaque corps [cf. en annexes : « Composition et flux de recrutements interne et externe annuel dans le corps des Ponts et Chaussées »].