Une série de documents donne à voir de manière exemplaire les espaces vides de l’argumentaire initial en faveur de la fusion, les injonctions à les combler et la construction in vivo d’une cohérence et d’une raison d’être de la réforme. La réforme statutaire du corps va être l’occasion d’importantes améliorations (en termes d’avancement de carrière et de rémunérations) de la situation des corps concernés, et notamment du corps des Ponts et Chaussées « traditionnel ». Néanmoins, ni le corps des Ponts et Chaussées, ni les représentants du ministère de l’Équipement, ni ceux du ministère de l’Économie et des Finances ou de la Fonction publique, n’avaient intérêt à ce que l’information soit largement diffusée. Les fonctionnaires sont, certes, attentifs aux réformes statutaires de leurs corps respectifs 679 mais nul besoin n’était d’insister sur les avantages ainsi acquis. La valorisation d’une catégorie de fonctionnaires provoque traditionnellement des effets d’entraînement sur les autres. Or, le corps des Ponts et Chaussées tient à défendre son positionnement au sein des grands corps de l’État et à maintenir sa côte et ses avantages différentiels. Les représentants du ministère de l’Équipement préfèrent quant à eux sans aucun doute éviter les revendications des autres corps dont ils ont la tutelle, et notamment des ingénieurs des Travaux publics de l’État dont le syndicat majoritaire est réputé très virulent dans les rapports de force qu’il instaure avec la DPS 680 . Les ministères des Finances et de la Fonction publique craignent, pour leur part, de créer un précédent parmi les agents de l’État. Ils redoutent l’éventualité d’un « appel d’air » que pourrait provoquer une telle publicité, les assaillant de revendications statutaires en tous genres qu’ils seraient bien en peine de refuser une fois accordés ces avantages au corps des Ponts et Chaussées 681 .
Á la convergence de ces différents intérêts internes à la fonction publique s’ajoute la question sensible de la justification politique d’une amélioration de la situation des hauts fonctionnaires. Il s’agit dès lors d’avoir un discours présentable en interne et acceptable à l’extérieur, vis-à-vis des médias par exemple. Quelques documents figurant parmi les archives de la direction du Personnel nous semblent illustrer de façon édifiante la manière dont se construisent les éléments prompts à susciter l’illusion téléologique rétrospective de l’observateur. Avec une franchise surprenante pour l’observateur habitué aux discours lissés de la haute fonction publique, les promoteurs de la réforme considèrent qu’il convient d’élaborer a posteriori un argumentaire qui ne soit pas matérialiste, afin de légitimer le principe de la fusion par un discours approprié. La présence de versions intermédiaires d’un document de la DPS met d’ailleurs en lumière la traduction de ce type de propos en un discours administratif plus convenu :
‘« Le “comment” de cette fusion a été abordé sous l’angle technique, il faut approfondir les réflexions quant au “pourquoi” et mieux articuler la réforme statutaire avec les missions des établissements publics concernés 682 » indique la version définitive, traduction administrative de la nécessité d’afficher un discours acceptable, formulée de manière plus directe dans la version intermédiaire :Deux ans plus tard, le problème ne semble toujours pas résolu et la question du « pourquoi ? » est à nouveau posée, à un mois d’écart, dans deux réunions de la DPS avec la DGAFP. Les notes manuscrites d’un participant issu de la DPS témoignent de l’insistance de la DGAFP qui exige un affichage décent de la réforme :
‘« Manque l’intérêt fonctionnel de la fusion (note de motivation fonctionnelle) 684 . »’ ‘« Il faut une présentation fonctionnelle des besoins et pas de revendication catégorielle 685 . »’Un an plus tard, c’est la même idée que formule Georges Mercadal, alors vice-président du CGPC, estimant que les aspects matériels, généralement qualifiés de « questions techniques » au sein de l’administration, ont été largement abordés, et qu’il faudrait désormais légitimer la fusion en la justifiant par un discours d’intérêt général :
‘« Le projet de décret portant statut du nouveau corps répond bien aux finalités utilitaires des quatre corps. Il lui manque un chapeau idéologique exprimant les raisons de long terme et d’utilité publique de cette fusion ou mieux de la création d’un nouveau corps à partir des quatre existants 686 . »’Du côté du ministère de l’Économie et des Finances, le souci de prudence est le même, ses représentants craignant les conséquences d’un affichage malséant de la réforme. L’échange qui suit à propos de la fusion des corps techniques supérieurs de l’Équipement a lieu à Matignon, lors d’une réunion interministérielle. Il indique clairement le refus d’assumer une réforme qui aurait pour finalité d’augmenter la rémunération des fonctionnaires :
‘« Le représentant du secrétaire d’État au budget estime qu’il s’agit d’un dossier sensible qui ne doit pas apparaître comme un plan catégoriel mais comme un plan destiné à améliorer la gestion de la haute fonction publique et à favoriser la modernisation de l’administration.En accord avec le cabinet du Premier ministre, le représentant du secrétaire d’État au Budget propose ainsi de changer la finalité affichée de la « fusion ». Par une édifiante opération symbolique de « remise en sens », il modifie l’ordre du raisonnement et lui confère pour fin la « modernisation de l’administration », les revalorisations statutaires étant réduites au rang de simples moyens mis au service, plus noble, de la réforme de l’État. Cette dernière nécessite en effet, selon les promoteurs de la fusion, de mobiliser les cadres supérieurs qui en seront les moteurs et, partant, de les fidéliser à leur corps et à leur tutelle ministérielle.
C’est en tout cas ce qui ressort de notre enquête de terrain par laquelle nous avons découvert un système de veille mutuelle, notamment parmi les corps de la haute fonction publique. Les fonctionnaires impliqués dans les stratégies corporatistes, au titre d’une association professionnelle, d’un syndicat ou d’une fonction liée aux « ressources humaines » semblent avoir des interlocuteurs privilégiés dans les autres corps qui leur permettent d’être attentifs aux revalorisations et avantages obtenus par les uns et les autres. Le G16 ou la Fédération des grands corps techniques de l’État (FGCTE) jouent en la matière un rôle important, dans la mesure où ils permettent une mise en réseaux des différents syndicats et associations professionnelles des hauts fonctionnaires. Nous avons, par ailleurs, retrouvé de nombreuses traces de statuts d’autres corps parmi les archives et les documents internes de la direction du Personnel mais également dans les documents de l’AIPC. La référence aux avantages dont bénéficie tel ou tel corps revient d’ailleurs régulièrement dans les négociations interministérielles de la fusion. Il s’agit néanmoins d’un système relativement artisanal qui n’a pas empêché le corps des Ponts d’être largement distancé par d’autres corps issus de Polytechnique du point de vue de ses avantages statutaires (cf. supra).
Nous avons déjà évoqué la pression à la hausse qui s’exerce dans l’espace des corps de l’État et fait craindre de possibles effets de ricochet suite à des améliorations accordées à un corps. Le syndicat corporatiste des ingénieurs des TPE, affilié à la confédération Force ouvrière, est connu pour ses actions revendicatives et les fortes valorisations qu’il a obtenues pour les ingénieurs des Travaux en matière statutaire. Cf. à ce sujet : CHATZIS Kostas et RIBEILL Georges (prés.), « Le corps comme lieu d'articulation des métiers et des carrières… », Rapport pour la DGAFP, op. cit., 2004, pp.30-31.
Le représentant de la DGAFP évoque dans un courrier les possibles « effets de contagion sur d’autres corps de A+ », tandis que « le représentant de la secrétaire d’État au budget […] attire l’attention sur les effets reconventionnels sur les corps comparables de la fonction publique, en matière de rythme de déroulement de carrière ». Respectivement : Lettre du directeur adjoint au directeur général de l’Administration et de la Fonction publique à la direction du Personnel et des Services du ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement, objet : « Fusion des quatre corps techniques supérieurs du METL », réf. : 008414, Paris, le 13 décembre 2000 ; Secrétariat général du gouvernement, réunion interministérielle, objet : « Fusion des corps du ministère de l’équipement, des transports et du logement issus de l’École Polytechnique », le 8 novembre 2000, compte rendu, p.6. Source : DPS, documents internes.
DPS, « Fusion des corps issus de l’École polytechnique », relevé de décisions de la réunion de concertation du 25 novembre 1997 relative à la fusion des corps issus de l’École polytechnique, réf. : 97030, La Défense, le 7 avril 1998,p.2. Source : DPS, documents internes.
C’est nous qui soulignons. Ibid., version intermédiaire, p.2 (notre pagination).
DPS, réunion entre la DPS et la DGAFP, notes manuscrites, le 7 septembre 1999. Source : DPS, documents internes.
DPS, réunion entre la DPS et la DGAFP, notes manuscrites, le 22 octobre 1999. Source : DPS, documents internes.
Note du vice-président du CGPC, à l’intention du directeur du Personnel et des Services, op. cit., le 11 septembre 2000.
Secrétariat général du gouvernement, réunion interministérielle, objet : « Gestion de l’encadrement supérieur de l’État », le 19 février 1999, compte rendu, pp.1-2. Source : DPS, documents internes.