Un des documents rédigés par l’administration de l’Équipement et versé au dossier de la fusion dans le cadre des discussions interministérielles avance :
‘« L’attractivité du secteur privé se manifeste aussi aux autres stades de la carrière, le différentiel de rémunération allant en croissant avec l’âge (la rémunération d’un cadre supérieur du privé atteint ainsi couramment le double voire le triple de la rémunération de son homologue dans l’administration). Le nombre de départs en disponibilité (ou hors cadre ou démission) est ainsi en augmentation régulière : 6 en 1996, 8 en 1997, 15 en 1998 et 14 en 1999 689 . »’Si les données que nous avons analysées témoignent de l’autonomisation du corps des Ponts et Chaussées et du succès du secteur privé, nous pouvons néanmoins affirmer que les chiffres indiqués ci-dessus sont soigneusement sélectionnés 690 pour argumenter en faveur de la fusion et convaincre à la fois le Budget et la Fonction publique de l’urgence d’une réforme qui revalorise les statuts du corps et incite les hauts fonctionnaires à le demeurer. Peu importe néanmoins la précision des chiffres et la véracité des démonstrations élaborées par l’administration. L’idée défendue, de manière récurrente, par les représentants du ministère de l’Équipement, notamment dans leurs interventions en réunions interministérielles, c’est de faire de la « fuite des cerveaux » des ingénieurs des Ponts vers le secteur privé un argument de poids. Agité comme un spectre dans les négociations, l’argument vise à rendre plus attractif le service à l’État et donc à revaloriser la situation des hauts fonctionnaires. Il s’agit de « fidélis[er] l’encadrement 691 » en encourageant les membres du corps à demeurer au sein de l’État…
‘« Le ministère de l’Équipement rappelle que l’objectif est de créer un corps à vocation interministérielle, dont la mission de service public est revalorisée et dont les membres doivent être incités à rester dans la fonction publique 692 . »’… en brandissant la menace du secteur privé qui apparaît comme la principale référence de la réforme :
‘« L’objectif principal est d’affronter la concurrence à l’égard du secteur privé 693 » ou encore, plus tard : « L’économie générale de ce projet […] répond à l’objectif du ministère de l’équipement d’améliorer le positionnement du corps vis-à-vis du secteur privé 694 ».’L’une des cibles de la réforme, notamment au vu des évolutions analysées dans le chapitre précédent, sont les jeunes hauts fonctionnaires. Il s’agit, d’une part, de les attirer à la sortie de l’École polytechnique et, d’autre part, de les inciter à demeurer ensuite au service de la puissance publique.
Á l’instar des corps administratifs supérieurs 695 , les grands corps techniques, et notamment celui des Ponts et Chaussées, voient en effet leur attractivité se réduire et le nombre de candidatures s’effriter à la sortie de l’X 696 . Conséquemment, le niveau du recrutement diminue. Alors que la position du dernier Polytechnicien recruté dans le classement oscillait entre la trente-troisième et la soixante-quatrième place dans la période 1987-1998, elle se situe entre le soixante-sixième et le cent dixième rang pour les années 1999-2005 697 . Or depuis 2000, comme nous l’avons rapidement évoqué, seuls sont classés à la sortie les Polytechniciens qui souhaitent intégrer un corps de l’État. Cela rend les comparaisons difficiles à partir de cette date. Selon l’AIPC néanmoins −qui déplore vivement le recrutement en dessous de la barre symbolique du centième Polytechnicien − le cent dixième du classement se situerait environ au cent cinquantième rang des effectifs totaux de l’X 698 . Non seulement, donc, le dernier recruté est-il de moins en moins bien classé, mais il faudrait encore revoir ces chiffres à la baisse suite à la réforme du classement de sortie.
D’après les représentants de la Fédération des grands corps techniques de l’État, qui regroupes les associations et syndicats des grands corps d’ingénieurs, plusieurs facteurs expliqueraient cette désaffection des Polytechniciens pour les grands corps en général et le corps des Ponts et Chaussées en particulier, parmi lesquels la crainte d’un engagement à servir l’État pendant dix ans 699 , et une moindre attirance pour la fonction publique et les métiers traditionnels de l’ingénieur. La concurrence à la sortie de l’X apparaît en tout état de cause de plus en plus rude, non plus seulement entre les corps de l’État, mais également face aux diplômes étrangers permettant d’accéder à des postes à haute rémunération au sein du secteur privé, voire face aux offres directes des entreprises qui recrutent dès la sortie de l’École polytechnique 700 . Il s’agit donc de doter le corps des Ponts et Chaussées d’un certain nombre d’avantages lui permettant de faire face à la concurrence du secteur privé et d’attirer les jeunes Polytechniciens.
Il convient, par ailleurs, de garder les Polytechniciens ainsi attirés au sein de la fonction publique et d’éviter les départs trop jeunes en disponibilité…
‘« L’objectif est d’offrir des perspectives de carrière aux jeunes ingénieurs afin de les stabiliser dans la fonction publique 701 » mais également, d’intervenir plus tôt de manière à « revaloriser en l’accélérant la carrière des jeunes ingénieurs 702 . »’… voire des démissions précoces :
‘« [Le ministère de l’Équipement] rappelle que l’objectif est d’enrayer les démissions de polytechniciens et de normaliens qui optent dès la fin de leur scolarité pour une carrière dans le secteur privé 703 . » ’La menace d’une concurrence accrue avec le secteur privé apparaît comme un argument récurrent dans les plaidoyers des représentants du ministère de l’Équipement en faveur d’une fusion de ses quatre grands corps techniques qui serait assortie d’atouts susceptibles de rendre attractif le nouveau corps des Ponts et Chaussées. Quoiqu’il en soit, la seule réunion des quatre corps va permettre de donner le jour à un corps dont les membres seraient (arithmétiquement) plus fidèles à la tutelle ministérielle, plus spécialisés et techniciens, et moins tentés par des expériences au sein du secteur privé.
Il s’agit là d’un thème récurrent au sein de la fonction publique. « La fuite des “cerveaux” de la haute fonction publique s’accentue », titre même Le Monde en 1990 (« Les Pantoufles des énarques », Le Monde, 22-23 juillet 1990), cité par CHAGNOLLAUD Dominique, Le premier des ordres, op. cit., 1991, p.236. L’auteur montre la prégnance de l’idée d’un « malaise » au sein de la fonction publique dont les membres partiraient de plus en plus nombreux vers le secteur privé (Ibid., pp.236-251). Cette idée est relativement répandue au sein même de la fonction publique, comme nous avons pu le constater par nous-même à l’occasion de deux observations directes au sein de colloques organisés par la haute fonction publique : « Conduire le changement dans la haute fonction publique », colloque organisé par le G16 en partenariat avec Mutandis consultants, observation directe, Paris, le 12 octobre 2004 ; « Attirer des jeunes de talent pour faire bouger le service public », colloque organisé par l’association Services publics, observation directe, Paris, le 20 juin 2003. Elle est également présente dans : FAUROUX Roger et SPITZ Bernard (dir.), Notre État, op. cit., 2002, p.71, cité par : DREYFUS Françoise, « Á la recherche du temps perdu… », Politix, op. cit., 2002, p.179.
DPS, « Compétition accrue entre le secteur public et le secteur privé pour le recrutement des cadres supérieurs », « Dossier relatif à la fusion des X », réunion interministérielle du 3 novembre 2000, 19 octobre 2000. Source : DPS, documents internes.
En réalité, les oscillations sont assez peu significatives. Le nombre de demandes annuelles de départs en disponibilité a en effet évolué comme suit : 1992 : 11, 1993 : 4, 1994 : 11, 1996 : 7, 1997 : 8, 1998 : 15, 1999 : 14, 2000 : 12, 2001 : 11 (DPS, Bilans de gestion du corps des Ponts et Chaussées, 1992-2001).
DPS, « Un corps unifié pour le développement équilibré des territoires, des réseaux et des équipements publics », réunion interministérielle du 3 novembre 2000, op. cit.
Secrétariat général du gouvernement, réunion interministérielle, op. cit., le 8 novembre 2000, p.5.
Propos du ministère de l’Équipement par la voix de son directeur du Personnel : Secrétariat général du gouvernement, réunion interministérielle, op. cit., le 8 novembre 2000, pp.2-3.
Note du directeur de cabinet de la secrétaire d’État au Budget au directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, des Transports et du Logement, objet : « Fusion des corps d’ingénieurs issus de l’école polytechnique du ministère de l’équipement », réf. : 003715375, Paris, le 3 juillet 2001. Source : DPS, documents internes.
Le nombre de candidats au concours interne de l’ÉNA aurait été divisé par deux depuis 1990. DGAFP, « Note relative à l’encadrement supérieur », transmise au cabinet du Premier ministre puis diffusée lors de la réunion des directeurs chargés du Personnel, le 12 juin 1998, p.1. Source : DPS, documents internes.
Direction générale de l’Armement, compte rendu de la réunion du 10 septembre 2001, objet : « Réunion périodique des représentants des corps de l’État recrutant à la sortie de l’École polytechnique », réf. : 303550, Paris, le 19 décembre 2001. Source : DPS, documents internes.
Cf. en annexe le tableau indiquant le classement à la sortie de Polytechnique des IPC recrutés entre 1987 et 2005.
AIPC, note confidentielle, « Ingénieurs élèves des Ponts et Chaussées de la promotion 2008 », janvier 2007. Source : AIPC, archives personnelles.
DPS, « Réunion-déjeuner, direction générale de l’Armement avec tous les corps et la FGCTE », notes manuscrites, le 10 septembre 2001. Source : DPS, documents internes.
DPS, « Compétition accrue entre le secteur public et le secteur privé pour le recrutement des cadres supérieurs », réunion interministérielle du 3 novembre 2000, op. cit.
Secrétariat général du gouvernement, réunion interministérielle, op. cit., le 8 novembre 2000, p.6.
Ibid., p.1.
Secrétariat général du gouvernement, réunion interministérielle, objet : « Fusion des corps supérieurs d’ingénieurs du ministère de l’équipement, des transports et du logement », le 6 avril 2001, compte rendu, p.5. Source : DPS, documents internes.