2) De loyaux ingénieurs dans un « nouveau grand corps pour le Ministère 704  »

Les corps de l’Aviation civile, de la Météorologie et de la Géographie nationale présentent des effectifs bien moins importants numériquement que ceux du corps des Ponts et Chaussées à la veille de la fusion. Les données disponibles indiquent que les ingénieurs de l’Aviation civile seraient environ deux cent cinquante actifs, les ingénieurs de la Météorologie environ deux cent et les ingénieurs géographes cent vingt à cent trente 705 , pour un corps des Ponts et Chaussées d’environ mille deux cent trente membres avant la fusion 706 . Néanmoins, leurs profils professionnels, leurs positionnements vis-à-vis de la sphère publique et les opportunités qu’ouvre une fusion, en termes de rapprochement du corps et du Ministère et de fidélisation de l’encadrement supérieur, constituent autant de ressources prisées par les représentants du Ministère. La fusion va apparaître comme une opportunité pour les représentants du Ministère, inquiets de voir les ingénieurs de leur principal corps d’encadrement déserter leurs services

Plus récents, les trois autres corps n’ont pas la même tradition de pantouflage que le corps des Ponts et Chaussées. Les données statistiques disponibles dans les rapports internes au ministère de l’Équipement et celles avancées par l’AIPC sont, certes, différentes en termes d’effectifs et de comptabilisation des ingénieurs dans le secteur privé 707 , mais elles témoignent des mêmes tendances et des mêmes profils de positionnement pour chaque corps. Ainsi, la part des ingénieurs de l’Aviation civile travaillant dans le secteur privé serait inférieure à 10% à la fin de 1995, selon le rapport de faisabilité de la fusion avec le corps des Ponts 708 , et l’AIPC indique la même proportion pour l’année 2001, en incluant dans son calcul les démissionnaires du corps 709 . Les ingénieurs de la Météorologie seraient moins de 6% à travailler dans le secteur privé à la fin de 1994, selon le rapport analysant l’éventualité d’une fusion 710 , et moins de 5% selon l’AIPC en 2001, démissionnaires compris 711 . Quant aux ingénieurs géographes, le rapport de faisabilité indique qu’ils étaient 8,5% à exercer dans des entreprises privées en décembre 1995 712 , et l’AIPC avance une part de 12% en 2001, mais l’analyse des effectifs indique une stabilité du pantouflage entre les deux dates 713 . Or le corps des Ponts et Chaussées, rappelons-le, présente un taux de pantouflage en augmentation au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle, qui s’élève à 28% en 1996 714 par exemple. Les ingénieurs des trois autres corps sont donc proportionnellement bien moins nombreux que ceux du corps des Ponts et Chaussées à travailler dans le secteur privé.

Ils offrent également des profils plus « conformes », avec des taux de « position normale d’activité » très importants 715  : de 63 à 68% selon les sources, pour les ingénieurs de l’Aviation civile 716 , de 70% pour les ingénieurs géographes 717 , et d’environ 80% pour les ingénieurs de la Météorologie 718 . Pour rappel, le corps des Ponts et Chaussées comprend, lui, 58% d’ingénieurs en PNA en 1995 et seulement 40% en 2001, à la veille de la fusion.

In fine, le nouveau corps des Ponts et Chaussées, une fois fusionné, comprendrait en 2002 près de 63% d’ingénieurs en position normale d’activité et moins de 10% en disponibilité 719 . Si l’on prend en compte les démissionnaires (dont l’effectif total s’élève selon l’AIPC à deux cent quarante-sept ingénieurs dont deux cent vingt 720 sont issus du seul ancien corps des Ponts), la part d’IPC du nouveau corps exerçant dans le privé s’élève à 20% 721 . Or, les données de l’AIPC concernant l’évolution de la part d’ingénieurs des Ponts dans le privé (démissionnaires compris) indiquent une augmentation régulière avant la fusion, de près de 19% en 1986, à 28% en 1996.

Si l’on considère les données statistiques relatives à la part du corps travaillant pour l’État 722 , le changement après la fusion est également visible. Alors qu’elle déclinait avant la fusion, passant de 63% en 1986 à 54,5% en 1996, elle s’élève à près de 60% en 2006 723 . La part d’IPC travaillant dans les services déconcentrés durant la deuxième moitié du vingtième siècle est passée, rappelons-le, de plus de 27% en 1976, à moins de 22% en 1986, et est descendue de 19% en 1996, à moins de 11% en 2006, après la fusion 724 . Or la part des IPC au sein du ministère de l’Équipement passe de plus de 38% en 1986 à moins de 33,5% en 1996 pour augmenter à 42% en 2006 725 . Si l’on retire du calcul les effectifs d’IPC exerçant au sein de la DGAC, de Météo France et de l’IGN, la part des IPC au sein du Ministère passe de 37% en 1986 à 32,5% en 1996 pour chuter à moins de 24,5% en 2006 726 . La fusion des trois autres corps avec celui des Ponts et Chaussées a donc largement permis de compenser la désertion des services déconcentrés de l’État et du ministère de l’Équipement en général.

La fusion avec les trois autres corps techniques supérieurs de l’Équipement est l’occasion d’« alimenter » le nouveau corps des Ponts et Chaussées d’ingénieurs plus fidèles au ministère de l’Équipement, occupant massivement des « positions normales d’activité », et présentant de très faibles taux de pantouflage. Bien que les effectifs des trois autres corps soient relativement réduits en comparaison à ceux du corps des Ponts et Chaussées, l’homogénéité de leurs profils professionnels permet d’inverser la tendance à l’autonomisation du corps des Ponts observée depuis les premières lois de décentralisation.

Les documents relatifs au processus de fusion indiquent d’ailleurs, de manière assez explicite, que l’un des desseins poursuivis par les promoteurs de la réforme était bien de rapprocher le corps de sa tutelle et d’offrir au Ministère un grand corps prestigieux et fidèle, dont on peut faire l’hypothèse qu’il serait en mesure de le protéger des prochains assauts décentralisateurs et d’élargir l’étendue de ses domaines d’intervention :

‘« [Le ministère de l’Équipement doit pouvoir] disposer, dans le cadre de la modernisation de l’État, d’un grand corps d’ingénieurs issus de l’école polytechnique 727  » et « apte à répondre aux enjeux économiques et techniques actuels, […] [soit] ceux du développement durable, du renforcement de la sécurité et de l’efficience du service public 728 .  » « Le nouveau corps [doit être géré] au service des objectifs de l’État et du pilotage et de la mise en œuvre des politiques publiques qu’il développe 729 . »’

Outre l’addition des effectifs des quatre corps, qui est favorable au ministère de l’Équipement, la fusion est l’occasion pour les représentants du Ministère d’instaurer de nouvelles règles de gestion, inspirées des statuts de deux des trois autres corps, permettant de fidéliser davantage encore les ingénieurs des Ponts et Chaussées. Alors que nulle obligation de servir en qualité de fonctionnaire de l’État durant une période minimale n’apparaît dans les statuts du corps des Ponts de 1959, elle est présente dans les statuts du corps des ingénieurs de l’Aviation civile et de la Météorologie qui précisent :

‘« Nul ne peut être admis à participer aux concours [externe et interne] […] s’il n’a souscrit l’engagement […] de rester huit ans au service de l’État à partir de la date de sa titularisation 730 . »’

Pour les corps des ingénieurs géographes et des Ponts et Chaussées, il n’existait que l’engagement pris à l’issue de la scolarité à l’École polytechnique qui prévoyait le remboursement de la « pantoufle » à l’X, en cas de départ du corps. Or la réforme de Polytechnique intervenue en 2000 supprime ce remboursement, laissant les « corpsards » libres de tout engagement au service de l’État. Aussi la rédaction des nouveaux statuts a-t-elle été l’occasion de préciser un engagement minimal des ingénieurs élèves au service de l’État, et de prévoir une pantoufle, non plus au titre de Polytechnique, mais propre au corps des Ponts et Chaussées. L’article huit du nouveau décret dispose désormais que :

‘« Nul ne peut être recruté en application de l'article 7 ci-dessus s'il n'a souscrit l'engagement de suivre le cycle complet de l'enseignement prévu audit article et de servir en qualité de fonctionnaire de l'Etat, en activité ou en détachement, pendant huit ans à compter de la date de sa titularisation dans le corps des ingénieurs des ponts et chaussées.
Si cet engagement est rompu plus de trois mois après la nomination en qualité d'ingénieur-élève par la démission, le fait ou la faute de l'intéressé, celui-ci est tenu de rembourser au Trésor une somme égale à la totalité des traitements et indemnités perçus pendant la scolarité ainsi qu'une fraction des frais d'étude engagés. Les modalités de remboursement et de calcul de cette somme sont fixées par un arrêté conjoint du ministre chargé de l'équipement et du ministre chargé du budget 731 . »’

Tant sur le plan des profils des ingénieurs fusionnant avec les membres du corps des Ponts et Chaussées que dans la rédaction des statuts de 2002, la fusion est une opportunité pour le ministère de l’Équipement. Mais cela ne va pas sans crispation au sein du corps des Ponts traditionnel. L’AIPC veille à son prestige et à son autonomie vis-à-vis d’un ministère de l’Équipement que ses responsables considèrent en déclin, comme nous le verrons plus précisément dans le chapitre quatre. Consultés par les ingénieurs de la DPS sur l’avant-projet statutaire, les responsables de l’AIPC s’interrogent d’ailleurs sur le « projet de corps » sous-jacent aux nouveaux statuts (« à quel avenir l’IPC est-il destiné ? », « Est-il attaché au ministère de l’Équipement ou appelé à servir indifféremment les secteurs public et privé 732  ? », etc.). Ils font ainsi part de leurs regrets après l’examen de l’avant-projet, critiquant les articles qui évoquent le ministère de l’Équipement ou qui offrent selon eux la part trop belle aux ITPE, en prévoyant un « quota minimum d’intégration par voie de promotion interne 733  » :

‘« [L’avant-projet] sous-entend une conception du Corps des Ponts très (trop ?) spécifiquement liée au Ministère de l’Équipement. […] Il s’agit là d’une conception que l’on pourrait intituler “Supercorps des ITPE” 734 . » ’

Les annotations manuscrites griffonnées par un représentant de la DPS à côté de ces remarques témoignent des tensions que provoque la question de la tutelle du corps entre les deux institutions :

‘« N’importe quoi [illisible] il faut un gestionnaire. Que veut l’AIPC ? Gestionnaire FP [Fonction publique] 735  ? »’

La réforme des corps techniques supérieurs de l’Équipement intervient ainsi de manière tout à fait opportune pour le Ministère. Dans un contexte de réformes décentralisatrices qui le départissent de nombre de ses prérogatives, la fusion de « ses » grands corps apparaît comme une occasion idéale pour faire de ce corps uni un rempart, et redorer son blason au sein de l’État. Au-delà néanmoins du profil du nouveau corps et des règles statutaires mises en place pour éviter des départs trop précoces, la fusion vise à améliorer les conditions d’avancement et de rémunération de ces hauts fonctionnaires afin de les inciter à demeurer, de leur propre chef, au sein de l’État.

Notes
704.

Note du directeur de cabinet de la secrétaire d’État au Budget au directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, op. cit., le 3 juillet 2001.

705.

Selon les données disponibles auprès de l’AIPC (AIPC, « Le nouveau corps des Ponts », Assemblée générale de l’AIPC, mai 2002 : cf. les tableaux reproduits en annexe) ou au sein des différents rapports de faisabilité de la fusion précités.

706.

DPS, Bilan de gestion du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées, années 2002 à 2005.

707.

Cf. la note méthodologique en annexes : « Difficultés de l’analyse statistique du corps des Ponts et Chaussées ».

708.

Au 31 décembre 1995. CGPC, Rapport du groupe de travail chargé d’étudier la faisabilité de la fusion des corps d’IPC et d’IAC, op. cit., juin 1996, p.15.

709.

AIPC, « Le nouveau corps des Ponts », op. cit., mai 2002. Cf. ici et pour les données qui suivent les effectifs et les graphiques figurant en annexe : « Effectifs et structure des positions administratives des quatre corps avant la “fusion” ».

710.

Au 31 décembre 1994 : Ministère de l’Équipement, Rapport du groupe de travail chargé d’étudier la faisabilité de la fusion du corps des IM avec celui des IPC, op. cit., avril 1995, p.20.

711.

AIPC, « Le nouveau corps des Ponts », op. cit.

712.

Au 31 décembre 1995 : CGPC, Rapport sur la faisabilité de la fusion des corps d’IPC et d’IG, op. cit., avril 1997, p.25.

713.

AIPC, « Le nouveau corps des Ponts », op. cit.

714.

AIPC, « Où sont, où vont les ingénieurs des Ponts », 2007. Rappelons que si les effectifs de l’association comprennent les ingénieurs du corps qui n’appartiennent plus à la fonction publique, ils sont selon nous les plus proches de la réalité quantitative du corps.

715.

Les « ingénieurs élèves » étant systématiquement en position normale d’activité, nous les avons exclus de nos calculs.

716.

Respectivement au 31 décembre 1995 pour : CGPC, Rapport du groupe de travail chargé d’étudier la faisabilité de la fusion des corps d’IPC et d’IAC, op. cit., juin 1996, p.15 ; et en 2001 pour : AIPC, « Le nouveau corps des Ponts », op. cit.

717.

Au 31 décembre 1995 pour : CGPC, Rapport sur la faisabilité de la fusion des corps d’IPC et d’IG, op. cit., avril 1997, p.25 ; et en 2001 pour AIPC : « Le nouveau corps des Ponts », op. cit.

718.

Au 31 décembre 1995 : Ministère de l’Équipement, Rapport du groupe de travail chargé d’étudier la faisabilité de la fusion du corps des IM avec celui des IPC, op. cit., avril 1995, p.20 ; et en 2001 pour : AIPC, « Le nouveau corps des Ponts », op. cit.

719.

AIPC, « Le nouveau corps des Ponts », op. cit.

720.

Rappelons qu’au sein même de l’AIPC, les comptages diffèrent selon leurs auteurs. Ainsi le nombre de démissionnaires varie-t-il entre cent quarante et deux cent vingt, selon les sources utilisées (AIPC, « Où sont, où vont les IPC ? », op. cit., 2006 ; AIPC, « Le nouveau corps des Ponts », op. cit.).

721.

AIPC, « Le nouveau corps des Ponts », op. cit.

722.

Cette catégorie comprend les services de l’Équipement, sur le territoire et en administration centrale, le CGPC, les réseaux scientifiques et techniques ainsi que les laboratoires de recherche et les établissements publics sous la tutelle du Ministère ainsi que les autres ministères et administrations.

723.

AIPC, « Où sont, où vont les ingénieurs des Ponts », op. cit.

724.

Idem. Cf. le tableau en annexe : « Effectifs des IPC en services déconcentrés (1966-2006) ».

725.

Idem.

726.

Idem. Cf. le tableau en annexe : « Effectifs des IPC au sein du ministère de l’Équipement (1966-2006) ».

727.

Note du directeur de cabinet de la secrétaire d’État au Budget au directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, op. cit., le 3 juillet 2001.

728.

Propos introductif du directeur du cabinet, « Fusion des corps techniques du ministère de l’Équipement. Réunion d’information des partenaires sociaux », 7 septembre 2001. Source : DPS, documents internes.

729.

DPS, « Projet de note d’orientation sur la gestion du nouveau corps des Ingénieurs des Ponts et Chaussées résultant de la fusion des quatre corps techniques supérieurs du ministère de l’Équipement », version corrigée, le 10 septembre 2001. Source : DPS, documents internes.

730.

Article 12, titre II, décret n°71-234 du 30 mars 1971 modifié, op. cit. Les statuts du corps de la Météo adoptent une formulation similaire : « Nul ne peut être admis à participer aux concours [interne et externe] […] s’il n’a souscrit l’engagement […] de servir huit ans dans le corps des ingénieurs de la météorologie à partir de la date de sa titularisation. » Article 13, titre II, décret n°63-1376 du 24 décembre 1963 modifié, op. cit.

731.

Article 8, titre II, décret n°2002-523 du 16 avril 2002, op. cit. Les modalités de remboursement sont définies dans l’arrêté suivant : Arrêté du 2 août 2004 fixant les modalités de remboursement et de calcul des sommes dues au Trésor au titre de l’article 8 du décret du 16 avril 2002 relatif au statut particulier du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées.

732.

AIPC, « Examen de l’avant-projet provisoire de statut du corps fusionné », 4 novembre 1997. Source : DPS, archives personnelles.

733.

Idem.

734.

Idem.

735.

Annotations manuscrites d’un agent de la DPS dans : idem.