1) Les chantages à la réforme

Dans les négociations qui opposent le ministère de l’Équipement aux ministères de la Fonction publique et de l’Économie et des Finances, la question de la réforme fait l’objet de chantages à multiples sens. Si la Fonction publique exhorte les grands corps à se réformer pour obtenir des revalorisations statutaires, ces derniers tentent également d’obtenir un maximum de contreparties en échange de leur fusion. Cette attitude semble renforcée par la crainte d’être écartés, après leur revalorisation, de tous gains statutaires à venir.

Á l’heure où le ministère de la Fonction publique prône la réduction du nombre de corps et encourage les regroupements, proposer un projet de fusion permet aux grands corps techniques d’avoir la main pour défendre un certain nombre d’avantages. Les représentants du ministère de l’Équipement ont conscience de tenir là « un argument très présentable auprès de la Fonction publique 739  » :

‘« C’était déjà, en effet, dans l’esprit de la haute fonction publique, il y avait des réflexions comme ça sur le trop-plein de corps. Donc, évidemment, il y avait un état d’esprit positif vis-à-vis d’un corps qui entreprenait ce type de démarche. Et ça, bien sûr, je l’avais en tête à ce moment-là. Donc c’était une bonne opportunité. Je savais que c’était un dossier qu’on pouvait porter 740 . »’

L’ampleur du regroupement de quatre corps en un 741 permet de réduire drastiquement le nombre d’interlocuteurs du Ministère et de réduire consécutivement les médiations, les difficultés et les pourparlers à l’avenir. « En résumé », conclut le chargé de mission de la fusion « quatre fois moins de problèmes 742  ! » Pour les hauts fonctionnaires du ministère de la Fonction publique chargés de préparer et de mettre en œuvre la réforme de l’État souhaitée par le Premier ministre, la fusion des corps tendrait même à devenir la condition sine qua non de toute revalorisation statutaire. Les candidats à de telles améliorations se voyant vivement encouragés, en échange, à se rapprocher d’autres corps, la fusion devient une ardente obligation :

‘« Le message général qui est porté par la Fonction publique, c’est : “vous voulez des améliorations statutaires ? Ok, mais présentez-nous des projets de fusion !” […] Les dossiers, même quand ils alignent les régimes indemnitaires sur celui du corps le mieux loti, ils passent. Ils passent, même si ça a un coût, à partir du moment où il y a un projet de fusion 743 . »’

Conscients de l’atout que représente un projet de réforme d’une telle envergure, les représentants du Ministère entendent non seulement réaliser une fusion qui ne lèse en rien les intérêts des ingénieurs des Ponts et Chaussées 744 , mais ils vont, en outre, chercher à maximiser leurs intérêts, afin qu’elle leur soit la plus avantageuse possible. L’AIPC défend ardemment, et dès le début du processus de réforme, cette vision des choses. La fusion avec des corps moins prestigieux est intéressante si, et seulement si, elle est l’occasion d’améliorer les statuts d’un corps qui s’est vu dépassé ces dernières décennies du point de vue des avantages matériels et professionnels qu’il offre à ses membres :

‘« Toute évolution statutaire est à rechercher dans le projet de fusion des corps d’ingénieurs A+ du Ministère de l’Équipement 745 . »’

Au sein du ministère de l’Équipement, l’affaire est également entendue entre les autres représentants associatifs et syndicaux et les employeurs des quatre corps :

‘« Pour la majorité des participants, la fusion n’est pas acceptable sans la revalorisation 746 . » ’

C’est également la position que défendent les représentants du ministère de l’Équipement dans les réunions interministérielles qui se tiennent à Matignon :

‘« [La fusion] doit aboutir à la création d’un nouveau corps “amélioré” par rapport aux différents corps existant 747 . »’

Utilisé par la Fonction publique, l’argument de la fusion lui est dès lors opposé pour négocier les revalorisations afférentes. Si celles-ci impliquent un coût, il est à mettre au crédit de « l’exemplarité de ce dossier dans le cadre de la réforme de l’État 748  ». Dans les négociations interministérielles, face à l’opposition conjointe du Budget et de la Fonction publique concernant certaines des revalorisations statutaires demandées par le ministère de l’Équipement, son représentant répète inlassablement, à près de six mois d’écart, qu’il exige une contrepartie à l’effort réformateur accompli par les grands corps techniques de son administration :

‘« [Il] revendique une refonte totale des corps 749 . »’ ‘« Ministère de l’Équipement : La contrepartie de la fusion de quatre corps en un seul corps nécessite de revaloriser ce dernier à la hauteur des ambitions poursuivies 750 . »’

Profitant de l’occasion offerte par la réforme, les représentants du ministère de l’Équipement tentent ainsi d’obtenir un maximum d’avantages et de revalorisation dans le cadre de cette refonte statutaire. Comme en témoignent plusieurs documents, ils semblent craindre que l’opportunité ne se représente pas et soit, en outre, un prétexte pour refuser toute amélioration future au corps des Ponts et Chaussées :

‘« [L’amélioration obtenue] pourrait ultérieurement être opposée au nouveau Corps à l’occasion de revendications. Nous devrons donc avoir une position ferme avant la fusion 751 . »’

Aussi les représentants du ministère de l’Équipement tentent-ils de glisser un pied dans la porte avant qu’elle ne se referme, et proposent de remettre sur la table de futures négociations les avantages qui leur ont été à présent refusés, comme l’indique cette lettre en provenance de la direction du Budget :

‘« […] compte tenu de l’absence de revalorisation de l’indice sommital du nouveau corps par rapport à l’indice sommital actuel du corps des ingénieurs des Ponts, vous indiquez votre souhait de participer, le moment venu, à la revalorisation éventuelle des corps de la haute fonction publique. J’observe à cet égard que la fusion s’accompagne d’ores et déjà de revalorisations indiciaires ; il ne me paraît pas opportun que des engagements soient pris à ce stade en préjugeant de l’avenir, sur des avantages qui seraient fixés par préférence à d’éventuelles revalorisations ultérieures consenties à d’autres corps 752 . »’

La réponse ne se fait pas attendre. Refusant le chantage à la réforme accomplie, les représentants du ministère de l’Équipement manifestent leur désapprobation auprès des représentants du Premier ministre, comme l’indique le « Bleu de Matignon » :

‘« [Le ministère de l’Équipement] ne peut admettre, dans un contexte ultérieur où les corps de catégorie A+ seraient revalorisés, que le corps des Ponts soit laissé à l’écart au motif qu’il aurait déjà bénéficié d’avantages dans le cadre de la fusion. La hiérarchie actuelle des corps doit être maintenue 753 . »’

En valorisant la dimension « modernisatrice » de leur projet, les ingénieurs du ministère de l’Équipement entendent être récompensés de leurs efforts et bénéficier de gratifications matérielles. Qu’en sera-t-il finalement ? Il nous faut pour cela étudier au plus près la fabrique de la réforme en analysant les procédés argumentatifs des représentants du ministère de l’Équipement, les demandes qu’ils ont formulées en termes de revalorisations statutaires et les gains finalement obtenus par le nouveau corps des Ponts et Chaussées.

Notes
739.

Entretien auprès du président de la troisième section du CGPC, La Défense, le 25 avril 2003.

740.

Entretien auprès de l’ancien chargé de mission de la fusion, La Défense, le 12 février 2007.

741.

« […] la circulaire du Premier Ministre relative à la préparation et la mise en œuvre de la réforme de l’État et des Services Publics préconise la diminution du nombre de corps de la fonction publique. J’observe que mon département ministériel gère quatre corps d’ingénieurs recrutant notamment à la sortie de l’École Polytechnique. » Note du ministre de l’Aménagement du territoire, de l’Équipement et des Transports au vice-président du CGPC, objet : « Étude de la fusion des corps d’ingénieurs de l’Aviation civile et d’ingénieurs des Ponts et Chaussées », Paris, le 7 septembre 1995. Source : DPS, documents internes.

742.

Entretien auprès de l’ancien chargé de mission de la fusion, La Défense, le 12 février 2007.

743.

Entretien auprès de l’ancien chargé de mission de la fusion, La Défense, le 27 février 2007.

744.

Ministère de l’Équipement, Rapport du groupe de travail chargé d’étudier la faisabilité de la fusion du corps des IM avec celui des IPC, op. cit., avril 1995, p.38.

745.

En gras dans le texte. AIPC, Rencontre DPS/AIPC, le 9 octobre 1997, compte rendu, p.2. Source : DPS, archives personnelles.

746.

DPS, réunion de concertation entre les employeurs et les représentants des ingénieurs des quatre corps, le 3 novembre 1998, compte rendu, p.3. Source : DPS, documents internes.

747.

Secrétariat général du gouvernement, réunion interministérielle, op. cit., le 6 avril 2001, p.4.

748.

CGPC, Rapport sur la faisabilité de la fusion des corps d’IPC et d’IG, op. cit., avril 1997, p.60.

749.

Propos du représentant du ministère de l’Équipement : Secrétariat général du gouvernement, réunion interministérielle, op. cit., le 8 novembre 2000, p.2.

750.

Propos du représentant du ministère de l’Équipement : Secrétariat général du gouvernement, réunion interministérielle, op. cit., le 6 avril 2001, p.5.

751.

AIPC, « Examen de “l’Avant projet provisoire” de statut du Corps fusionné », le 4 novembre 1997, p.2 (notre pagination). Source : DPS, archives personnelles.

752.

Lettre de la direction du Budget à la DPS, op. cit., le 10 janvier 2001.

753.

Secrétariat général du gouvernement, réunion interministérielle, op. cit., le 6 avril 2001, p.2.