Conclusion de la première partie

La démarche analytique que nous avons adoptée au cours de cette première partie a consisté à prendre aux mots, sans s’y laisser prendre, la rhétorique managériale diffusée au sein de l’administration. Loin de la contourner, nous avons préféré confronter les principes dont elle se réclame aux enjeux qu’elle recouvre. L’étude de la création du « nouveau » corps des Ponts et Chaussées, sa contextualisation, ses premières esquisses, sa mise en récits, les négociations qu’elle a provoquées et les effets qu’elle a suscités, constituent autant d’étapes de notre démonstration, par laquelle nous avons tenté d’appréhender concrètement les conditions d’élaboration d’une réforme dite « modernisatrice ».

Déshabiller la rhétorique managériale justifiant la réforme statutaire du corps des Ponts et Chaussées ne revient pas à conclure que le projet qui s’en réclame soit régressif. La réforme avance, certes, masquée. Toutefois, la plupart des acteurs semblent penser qu’elle contribue en effet à améliorer la gestion du corps et, plus largement, le service public. En outre, rien ne nous autorise concrètement à affirmer qu’il n’en est pas ainsi effectivement. Notre propos se situe en réalité ailleurs.

Nous avons montré que le discours « modernisateur » est prononcé dans un contexte de forte déstabilisation du ministère de l’Équipement et de son principal corps d’encadrement supérieur, affaiblis par le processus de décentralisation et la dislocation des liens qui les unissent. Nous avons mis en lumière la situation relative du corps des Ponts et Chaussées en la comparant à celle des trois autres corps techniques supérieurs du ministère de l’Équipement, du point de vue des conditions professionnelles de ses membres. C’est la prise de conscience de cette situation désavantageuse qui va conduire les IPC à s’engager pleinement dans la « modernisation » que la fusion entend incarner. Nous avons éclairé quelques-unes des raisons circonstancielles de l’imprégnation d’une telle rhétorique dans la mise en forme du discours justificateur d’une réforme en particulier. Autrement dit, nous avons essayé de mettre en évidence la plasticité de cette rhétorique « modernisatrice », devenue un passage obligé contraignant à des mises en récit conformes, mobilisées comme les faire-valoir de la réforme. Nous avons mis au jour les intérêts stratégiques et les enjeux de pérennisation que recouvre une telle réforme aux yeux des représentants du ministère de l’Équipement qui voient dans la « modernisation » une opportunité pour revitaliser leur administration et s’attacher plus fermement les services du nouveau corps des Ponts et Chaussées. Nous avons enfin essayé d’évaluer les effets de la réforme sur chacun des corps concernés en éclairant les gains statutaires et les enjeux utilitaires voilés par la délimitation de l’univers du dicible au sein de l’administration.

L’analyse des interactions entre la réforme étudiée, les discours de type managérial qui l’accompagnent et la structuration des intérêts sociaux qu’elle met en jeu nous a permis de montrer que la fusion signe moins l’adhésion des grands corps aux valeurs du secteur privé et le retrait de l’État censé l’accompagner, qu’un renforcement de l’État dans ses aspects les plus traditionnels. En augmentant les avantages matériels d’un corps dont les membres sont encouragés à, voire contraints de, servir l’État plus fidèlement qu’auparavant, en procurant à un Ministère très affaibli les moyens humains prompts à le renforcer, la « modernisation » promue au nom du retrait de l’État, apparaît in fine comme un moyen de réaffirmation de la puissance publique. Mais si la reconstitution du processus de réforme donne à voir la manière dont certains représentants du corps sont parvenus à réévaluer les statuts des ingénieurs des Ponts et Chaussées, elle offre surtout l’image d’un corps en voie d’affaiblissement. Un corps qui s’est vu progressivement dépasser par de plus petits et de moins prestigieux que lui, dotés d’avantages statutaires et matérielles identiques, voire bien supérieurs. Un corps pour lequel la fusion apparaît comme le seul recours en vue de combler le décalage entre son prestige scolaire et la réalité des conditions matérielles qu’il offre à ses membres. Un corps, enfin, contraint de produire des règles de gestion destinées à fidéliser les plus jeunes qui se détournent de lui et du Ministère. Les représentants du corps des Ponts et Chaussées ont donc, certes, remporté une bataille stratégique en adoptant de nouveaux statuts. Mais plus qu’un succès, ne peut-on pas y voir plutôt un aveu de faiblesse de la part d’un corps qui chercherait à exister en mettant en place des dispositifs concrets lui garantissant de se pérenniser ?

La partie suivante devrait nous apporter des éléments supplémentaires pour répondre à cette question, dans la mesure où elle se penche sur la « consistance » de ce corps en éclairant la scène où l’ensemble de ses représentants institutionnels sont réunis pour le penser, dans son identité et son avenir.