Partie 2. La figure de l’« ingénieur manager » et ses identités stratégiques

« Si les conflits à propos de l’éducation prennent la forme d’antinomies indépassables à propos de valeurs ultimes, c’est qu’ils ont pour enjeu, à travers la maîtrise des instruments de la reproduction culturelle et de la reproduction sociale, la reproduction des fondements mêmes de la domination, de l’existence et de la valeur des dominants, et de la hiérarchie des principes de domination 792 . »

Parallèlement aux négociations statutaires 793 qu’il a suscitées, le processus de fusion des corps supérieurs du ministère de l’Équipement a amené les protagonistes à s’interroger sur la nature du « nouveau » corps qu’ils souhaitaient voir créer. L’agrégation des ingénieurs polytechniciens de l’Aviation civile, de Météo France, de l’Institut géographique national et des Ponts et Chaussées dans un corps unique pose en effet la question de leur unité. Quelle identité commune donner au nouveau corps des Ponts et Chaussées ? Comment souder ses membres et leur insuffler le sentiment d’appartenance à une même entité ? Autant de questions auxquelles les acteurs de la fusion des quatre corps ont choisi de répondre en se penchant sur la création d’une formation commune au nouveau corps. Á leurs yeux, la formation scolaire apparaît comme la scène privilégiée de la construction identitaire du corps. Les ambitions assumées des réformateurs rejoignent les analyses qui voient dans la formation un levier de diffusion des normes comportementales visant à créer un « esprit de corps » et un lieu de transmission d’enseignements qui véhiculent des représentations constitutives d’une conception de soi et des autres.

Considérée par ses fondateurs comme le « socle commun 794  » et le « creuset de l’identité 795  » du nouveau corps, la formation mise en place après la réforme statutaire affiche clairement ses objectifs. Elle entend faire du corps des Ponts un corps d’« ingénieurs managers » soudés par un projet commun de « modernisation » de l’action publique 796 . Conformément aux ambitions qu’ils ont revendiquées lors du processus de fusion, présenté comme une réforme managériale, les ingénieurs des Ponts et Chaussées entendent être considérés comme des « modernisateurs » et former leurs jeunes pairs à le devenir, dès le stade de leur formation initiale. S’il n’est pas inédit au sein du corps, ce référent identitaire est, pour la première fois, placé au centre de sa formation initiale 797 . Aux yeux de ses promoteurs, la réforme de la formation de ces hauts fonctionnaires apparaît comme un symptôme et un moteur du processus de « modernisation » de l’État. C’est également ce que suggère, dans un autre registre, Brigitte Gaïti, qui invite à considérer « les systèmes réformés de formation » comme des « manifest[ations] » de la transformation de l’État, au même titre que la création de structures nouvelles au sein de l’administration 798 . C’est en effet sur un dispositif institutionnel spécifique, par la mise en place d’une nouvelle structure de formation, exclusivement destinée aux membres du corps fusionné, que le représentants des quatre corps techniques supérieurs du Ministère entendent faire reposer cette identité. Si la question de son intériorisation et de sa réappropriation par les élèves du corps ne peut, à ce stade 799 , être posée dans ce travail, nous souhaitons prendre au sérieux les intentions du « nouveau » corps des Ponts dont les responsables prétendent effectivement modifier les principes d’administration de l’action publique et agir sur le comportement et les valeurs des cadres de la haute fonction publique, par le biais de la formation initiale.

Engagée dès 1997, la réflexion sur la formation s’étend jusqu’en 2004. « Sept ans de malheur 800  ! » se lamente l’un des participants à la réforme. La longueur du processus retient l’attention de l’observateur : quels enjeux recèle donc une réforme pédagogique qui n’aboutit que sept ans après sa mise à l’agenda ? De compromis instables en retournements, le processus de réforme de la formation est en effet long et chaotique.

En portant notre regard sur la genèse de la réforme, nous souhaitons nous intéresser, au-delà des enjeux pédagogiques, aux rapports de force qui ont présidé à la confrontation des idées sur ce qu’est ou devrait être un ingénieur des Ponts et Chaussées. C’est l’opération par laquelle un corps entend produire une vision de lui-même, déterminer son propre espace identitaire et, par là, fonder sa légitimité, qui nous intéresse dans l’analyse du processus de réforme.

Si nous recourons au terme d’identité qu’utilisent les acteurs en le naturalisant, notre démarche analytique vise néanmoins à éviter la tentation réifiante qui peut naître de l’usage d’une telle notion. En inscrivant l’identité du corps − revendiquée par certains de ses membres une fois la réforme achevée − dans le processus qui a amené ses différents représentants à s’entendre sur ce qu’elle devrait être, nous l’analyserons de manière dynamique, dans le cadre de sa fabrique. Pour autant, nous ne la laisserons pas à l’état de boîte noire inexplorée et c’est d’abord le contenu que lui prêtent les différents représentants des ingénieurs des Ponts qui retiendra notre attention dans le troisième chapitre. Nous tenterons de la saisir en revenant sur les multiples configurations et les ébauches successives dont elle a fait l’objet, ainsi que les représentations qui les portent, les visions de l’État et de l’action publique qu’elles mettent en jeu, et les négociations et revirements dont elles ont fait l’objet. Nous mettrons ainsi en lumière la force de l’arbitraire qui préside à l’élaboration d’un compromis qui fédère en l’occurrence l’ensemble du corps derrière la revendication d’une identité d’« ingénieur manager ». S’il est dès lors possible de restituer les raisons et les logiques qui conduisent les acteurs à défendre leur point de vue (parfois changeants), le processus qui conduit les représentants des (puis du) corps 801 à décider de la teneur d’une nouvelle formation n’est pas un cheminement linéaire mu par une rationalité omnisciente et anticipatrice. Constamment renégociée et mise en tension au cours de ce processus, l’identité du nouveau corps apparaît bien au contraire comme le résultat (imprévu) de la compétition entre acteurs dotés de « rationalités limitées » qui cherchent à se « débrouiller » en bricolant » des solutions, et passent d’un compromis à un autre, aussi contradictoires soient-ils 802 . Cette étude « génétique » permet ainsi de faire ressurgir les alternatives qui ont été écartées, les retournements de situation qui en sont à l’origine et les stratégies à partir desquelles elle a été pensée (chapitre 3).

Le chapitre quatre viendra éclairer d’un nouveau jour le précédent en mettant en lumière les locuteurs de cette identité. Le discours identitaire sera ainsi ramené à ceux qui s’en font les porte-paroles au sein du corps et sera mis au regard des valeurs, des intérêts et des stratégies qui les guident. C’est en rattachant, en somme, les différentes visions de l’identité du corps des Ponts fusionné aux positions, aux parcours et aux pratiques institutionnels et professionnels de ceux qui les portent, que nous souhaitons mettre au jour la nature des enjeux qu’elles revêtent. Nous verrons que si tel n’était pas nécessairement l’objectif poursuivi, l’identité d’« ingénieur manager », ajustée à des stratégies professionnelles divergentes sans être nécessairement contradictoires, offre une malléabilité commode pour un corps qui cherche à se pérenniser en étendant ses positions de pouvoir (chapitre 4).

Notes
792.

BOURDIEU Pierre, La Noblesse d’État, op. cit., 1989, p.233.

793.

Cf. la frise chronologique en annexe.

794.

Note du directeur du Personnel et des Services du ministère de l’Équipement, du Logement, des Transports et du Tourisme au vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées, commande d’un groupe de travail sur la formation, La Défense, le 7 avril 1997. Source : DPS, documents internes.

795.

Idem.

796.

Nous verrons que cet objectif irrigue l’ensemble des échanges qui ont eu lieu au sein du groupe de réflexion sur le mastère d’action publique et dont on retrouve des traces dans : SANTEL Gilbert (prés.), Rapport du groupe de réflexion sur le MAP, op. cit.

797.

Véronique Chanut a montré la prégnance de la figure managériale au sein du ministère de l’Équipement qui a notamment conduit à la mise en place d’une formation continue au management destinée à l’ensemble de ses cadres supérieurs. CHANUT Véronique, L'État didactique, op. cit., 2004.

798.

GAÏTI Brigitte, « Décembre 1958 ou le temps de la révélation technocratique », dans DUBOIS Vincent et DULONG Delphine (dir.), La question technocratique, op. cit., 1999, p.137.

799.

La formation sera mise en place à la rentrée 2004, ce qui rend difficile une analyse en profondeur sur ses éventuels effets. Cf. en annexe l’encadré sur la question des effets de la formation scolaire.

800.

Entretien auprès d’un enseignant de « sciences humaines » à l’ENPC, conseiller du vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées, Paris, le 18 juin 2004.

801.

Précisons dès à présent qu’il s’agit, au début du processus, des représentants des quatre corps techniques supérieurs de l’Équipement (à savoir les représentants de l’administration, à travers les différents employeurs que sont la DGAC, l’IGN, Météo France ou la DPS pour le ministère de l’Équipement en général ; et les représentants syndicaux et associatifs) puis, une fois la fusion actée, après la publication du décret statutaire en avril 2002, des représentants (administratifs et corporatistes) du corps des Ponts et Chaussées.

802.

LINDBLOM Charles, “The science of muddling through”, Public Administration Review, vol.19, n°3, 1959, pp.79-88 ; LINDBLOM Charles, “Still muddling, not yet through”, Public Administration Review, vol.39, n°6, 1979, pp.517-526.