Chapitre 3. La fabrique d’une figure plurielle ou le bricolage identitaire du corps des Ponts et Chaussées

« L’identité n’est jamais du point de vue sociologique qu’un état des choses simplement relatif et flottant 803 . »

Au cœur du processus de fusion, la formation initiale à donner aux membres du nouveau corps des Ponts et Chaussées apparaît comme un sujet fondamental, mais n’est abordé par les acteurs qu’avec une extrême prudence. La question du tronc commun censé garantir la cohésion du corps et attester son identité est délicate 804 . La formation est supposée garantir la spécificité des ingénieurs des Ponts et Chaussées dans l’espace des grands corps et sa « valeur ajoutée » au sein de l’administration. Elle doit également assurer l’acquisition de compétences nécessaires à l’exercice de l’ensemble des métiers de l’encadrement supérieur dans les quatre institutions concernées par la fusion. Elle recèle, dès lors, des conflits d’intérêts au sein des quatre corps en fusion quant aux cœurs de métier de l’ingénieur des Ponts et Chaussées. De la définition des programmes d’enseignements dépend en effet la pérennité des institutions qui recrutent à la sortie de l’École. L’institut géographique national, Météo France, le ministère de l’Équipement, et la direction générale de l’Aviation civile doivent veiller à ce que la formation recouvre leurs domaines de compétence, afin d’assurer la reproduction de leur encadrement supérieur. Or les exigences sont nombreuses, les différents employeurs inégalement prestigieux et les contraintes pédagogiques importantes.

Parallèlement aux négociations statutaires vont ainsi s’engager des discussions relatives à la formation initiale commune au nouveau corps. Mais la période est sensible et le sujet abordé avec retenue et précaution, dans la crainte d’attiser les tensions et d’entraver les négociations interministérielles en cours. Il est question du « sujet délicat de la formation initiale du corps 805  », considéré comme « le vecteur de réussite de la fusion 806  ». La formation est perçue comme une condition de la faisabilité de la fusion et, partant, comme une cause potentielle de son échec. Les promoteurs de la réforme évoquent ainsi le spectre de la formation commune comme un dossier conflictuel et une potentielle source de rupture entre les quatre corps.

Un premier groupe de réflexion sur le sujet est néanmoins commandité dès le mois d’avril 1997. C’est un processus tortueux et accidenté qui voit, de 1997 à 2004, les groupes de travail se succéder et avancer des propositions de scenarii de formation aussi diverses que contradictoires quant au fondement de l’identité qu’il s’agit de faire valoir. Les justifications et revendications identitaires du corps en voie de fusion initient ou épousent ces fluctuations, au gré des contraintes extérieures, des obligations pédagogiques, des exigences de chacun des corps et, surtout, de la préservation d’un consensus initial fragile. Revenir sur ces sept années de négociations en reconstituant le cheminement de la réforme devrait nous permettre de retracer l’économie générale de la production de qui sera finalement un compromis, à rebours du « récit des origines » qu’en donnent les acteurs. Il s’agit donc de s’intéresser à la fabrique du programme de formation souhaité (ou curriculum 807 formel 808 ) en analysant un processus de réforme de la formation, les pressions sous l’effet desquelles il évolue, les conflits qu’il suscite et les enjeux qu’il révèle.

C’est la nature fondamentalement construite de la formation que nous souhaitons mettre au jour, en saisissant les savoirs et les compétences prescrits par chacun des quatre corps, en même temps que les acteurs qui participent à les rendre nécessaires et consubstantiels de l’identité souhaitée du « nouveau » corps 809 . C’est donc une identité en construction que nous souhaitons appréhender en nous attardant sur les arrangements successifs qui ont ponctué le processus de réforme. Si la figure du manager est présente, dès avant la fusion, dans les présentations de soi du corps des Ponts et Chaussées 810 , cette dimension de l’identité qui sera finalement revendiquée par le « nouveau » corps n’a pas été un point de départ évident de la réflexion en amont de la création de sa formation initiale. Loin de s’être naturellement imposée, l’émergence de l’identité d’« ingénieur manager » dans les discussions est, en réalité, le fruit d’un long processus, semé d’embûches et ponctué d’ajustements et de revirements multiples.

Dans un premier temps, l’ensemble des quatre corps représentés par leurs employeurs (le ministère de l’Équipement, Météo France, l’IGN et la DGAC) et leurs syndicats et associations professionnelles, s’accordent sur une formation avec un tronc commun composé de disciplines dites « techniques », relevant grosso modo des sciences de l’ingénieur. L’identité du corps est alors pensée comme essentiellement technique, en opposition au profil des hauts fonctionnaires issus de l’ÉNA 811 . C’est le délitement progressif de ce consensus initial que nous souhaitons d’abord examiner (section 1). Contraints de s’accorder, dans un deuxième temps, sur un nouveau schéma de formation, les protagonistes de la réforme vont s’entendre sur un arrangement bien différent du premier. Le projet de formation s’articule autour d’un tronc commun désormais focalisé sur des enseignements dits « généraux ». C’est l’avènement tardif et contraint d’une « identité managériale », bientôt contrarié par l’opposition d’une partie du nouveau corps des Ponts qui lui préfère la figure, plus nuancée, de « l’ingénieur manager », que nous proposons de reconstituer (section 2).

Notes
803.

WEBER Max, Essai sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p.360.

804.

La formation et notamment la nature des enseignements communs aux élèves d’une même promotion rend explicite cette quête d’une identité à intégrer par les élèves et à faire valoir à l’extérieur. Á ce sujet, cf. : WEISS John Hubbel, The Making of Technological Man, op. cit., 1982.

805.

DPS, « Discours du ministre à son encadrement supérieur. Éléments de langage sur la fusion des corps du ministère issus de l’École Polytechnique », version intermédiaire, 14 janvier 2000. Source : DPS, documents internes.

806.

Ministère de l’Équipement, des Transports et du Tourisme, Rapport du groupe de sur la faisabilité de la fusion des corps des IM et des IPC, op. cit., 1995, p.61.

807.

Le recours à la notion de curriculum procède d’une commodité de langage. Elle permet en effet de désigner à la fois les contenus des enseignements, la structuration des programmes, les cursus scolaires et les finalités qui leur sont assignées. La notion est utilisée dans le langage courant en anglais. Si elle est, au début des années soixante-dix, au cœur des travaux des sociologues de l’éducation anglo-saxons dont la « sociologie du curriculum » s’inscrit dans une démarche déconstructiviste de filiation marxiste, elle n’a pas, en elle-même, d’implication théorique, sinon qu’elle permet d’envisager les savoirs et les cursus scolaires comme des construits sociaux. Cf. à ce sujet : MUSGROVE Frank, “The Contribution of Sociology to the Study of the Curriculum”, dans KERR John F. (dir.), Changing the Curriculum, Londres, University of London Press, 1968, pp.96-109. Frank Musgrove est considéré comme un précurseur dans le renouvellement de la sociologie de l’éducation et ce texte est souvent présenté comme l’une des premières contributions à la « sociologie du curriculum » en Grande-Bretagne. Pour une présentation plus détaillée des travaux de ce courant, cf. : FORQUIN Jean-Claude, « Savoirs scolaires, contraintes didactiques et enjeux sociaux », Sociologie et sociétés, vol.23, n°1, printemps 1991, pp.25-39.

808.

La distinction entre « curriculum formel » et « curriculum réel » est empruntée à Philippe Perrenoud qui différencie les schémas de formation tels qu’ils sont souhaités et pensés en amont et les enseignements effectivement dispensés au sein de l’institution scolaire. PERRENOUD Philippe, La fabrication de l'excellence scolaire, Genève, Droz, 1984.

809.

C’est la démarche suivie au début des années soixante-dix par les sociologues de l’éducation anglais qui considéraient les savoirs véhiculés par l’enseignement comme un construit et un enjeu social. Cf. par exemple :

810.

Comme on en comprendra par la suite la raison, on la retrouve notamment de manière prégnante dans les productions manuscrites de l’association professionnelle du corps.

811.

Cf. à ce sujet l’encadré n°14.