1) Les faux-semblants d’un consensus

Deux ans après la parution du premier rapport sur la faisabilité de la fusion, un nouveau gouvernement est mis en place suite à la dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la République, Jacques Chirac. Jean-Claude Gayssot, député communiste, est nommé ministre de l’Équipement. Sitôt saisi du dossier de la fusion par les plaintes des syndicats qui menacent de ne plus participer à la réforme 818 , il exige que les organisations représentatives des quatre corps concernés par le projet de fusion soient consultées dans le cadre de groupes de travail, sur les différents thèmes qui suscitent leur inquiétude. Le groupe de travail sur la formation initiale est le premier à être mis en place 819 .

Après une première réunion organisée par l’ENPC le 17 décembre 1997, son existence est officialisée par une lettre du directeur du Personnel et des Services du Ministère, qui nomme à sa tête une personnalité extérieure. Il s’agit de Georges Lespinard, Polytechnicien, ancien président du conseil scientifique de l’École des Ponts et futur directeur de l’Institut national polytechnique de Grenoble, qui est à ce moment-là président de la commission des titres d’ingénieurs (CTI) 820 . Conformément au souhait du ministre de l’Équipement, Georges Lespinard invite les syndicats et les associations professionnelles à participer au groupe de travail qu’il met en place, dans l’objectif de « précis[er] les contours de l’identité commune 821  » du corps. Tel qu’il apparaît dans le compte rendu de sa première réunion ou dans les notes internes au Ministère, le but assigné au groupe de travail chargé de l’élaboration du schéma des enseignements est de « former une communauté d’ingénieurs du même corps 822  », de « forger [son] unité 823  » et de faire de la formation initiale « le creuset de son identité et de sa culture 824  ».

Qualifiée d’« exercice de style de haut vol 825  » tant la rédaction en fut délicate, la note de cadrage du service « Recrutement et Formation » de la DPS demeure suffisamment générale pour laisser le champ libre à des interprétations variées. Définissant la commande de la DPS vis-à-vis de l’École des Ponts, elle peut être résumée en deux points essentiels. D’une part, elle insiste sur le fait que « la mission fondamentale de l’École est la formation d’ingénieurs 826  ». Il s’agit donc de mettre en place une formation initiale qui aille dans le sens d’un « accroi[ssement] des connaissances liées aux sciences de l’ingénieur » et, plus précisément, dans les « champs de l’aménagement ». Il convient de « préserver l’excellence technique [de l’ENPC] et son identité ». Elle souligne, d’autre part, l’importance des compétences telles que la « capacité à l’encadrement » et l’acquisition de « compétences juridiques, économiques et financières fortes » que devrait intégrer la nouvelle formation du corps.

Dès sa première réunion, le groupe de travail présidé par Georges Lespinard a mis en évidence les principales dimensions susceptibles de fonder le projet de formation : « approfondissement des sciences de base 827  », « formation aux techniques générales de l’ingénierie », « spécialités techniques », « langue et communication », « management » et « développement personnel ». Conformément aux deux principaux souhaits émis par les représentants du Ministère, le projet de tronc commun qui se dessine est basé sur une formation d’ingénieur couplée avec des enseignements qualifiés de « managériaux ». Ce sont les termes employés par le président du groupe dans sa lettre accompagnant le rapport intermédiaire :

‘« [Il s’agit d’une formation] de haut fonctionnaire ouverte à l’international et à l’entreprise, alliant une réelle formation d’ingénieur, une spécialité forte, et des compétences managériales affirmées 828 . »’

Le rapport d’étape propose un projet de formation étendu sur trois ans :

- La première année serait orientée vers le tronc commun consacré aux techniques de l’ingénieur, à une « formation humaine et managériale 829  » et des « formations scientifiques » couvrant tous les domaines de spécialités des corps ainsi qu’« un stage d’initiation au service public […] dans des services du Ministère » ;

- la deuxième année serait constituée d’un stage d’un an « en principe hors du champ de l’activité choisie, le plus souvent en entreprise, et si possible à l’étranger » ;

- et la troisième année porterait sur les enseignements de spécialité, liés aux spécificités de chacune des « maisons d’emplois 830  ».

Encadré n°14 : Ce qu’il faut comprendre par formations « technique » et « généraliste »
Si les acteurs opposent le caractère « technique » de leur formation à des enseignements qui seraient plus « généralistes », comme à l’ÉNA par exemple, il faut préciser d’ores et déjà l’ambiguïté que recouvre cette division sémantique. L’idée de « formation technique » renvoie ainsi à une formation de type scientifique, basée notamment sur l’enseignement des sciences de l’ingénieur. Mais elle ne s’oppose pas, en réalité, à l’idée d’aborder les sciences et les techniques de l’ingénieur de manière générale. En effet, les représentants du corps des Ponts et Chaussées impliqués ici dans la réflexion considèrent davantage le corps comme étant composé d’ingénieurs généralistes de la technique, en opposition aux corps des Travaux, perçus comme étant des spécialistes d’une ou de plusieurs sciences/techniques de l’ingénieur 831 . La « formation technique » s’oppose ainsi à une formation qui relèverait davantage des sciences humaines et sociales par exemple et, en l’occurrence, du management 832 , mais elle ne s’assimile par une formation spécialisée. Si nous reprenons les catégories de classement utilisées par les acteurs, c’est avec cette distinction à l’esprit qu’il faut les lire.

Rapidement pourtant, les participants au groupe de travail prennent conscience de l’ampleur de la formation ainsi proposée 833 . Les modules scientifiques et techniques à aborder couvrent le vaste champ des domaines propres aux quatre corps et requièrent une place conséquente. Cette question fait l’objet d’une attention particulière de la part des représentants des ingénieurs géographes, de l’Aviation civile et de Météo France qui veillent à ce que leurs domaines de spécialité soient suffisamment pris en compte. Les deux établissements publics en particulier (Météo France et l’IGN) craignent un manque d’intérêt des jeunes ingénieurs du nouveau corps vis-à-vis de leurs activités 834 . Les ingénieurs issus des trois corps en voie de fusion avec celui des Ponts et Chaussées suivent en effet des parcours professionnels qui requièrent des compétences techniques plus pointues 835 . Leurs employeurs auraient donc davantage besoin de spécialistes et d’experts dans leurs domaines d’activité 836 . La plupart des syndicats présents, l’AIPC mise à part, défendent également l’identité d’ingénieur et la préservation des compétences techniques des membres du futur corps. Présents au sein du « groupe Lespinard », les représentants des quatre corps issus de la CGT s’opposent ainsi à une « conception managériale 837  » de la formation, selon eux « peu en adéquation avec les besoins du service public et avec les spécificités des organismes d’accueil 838  ». Ils refusent tout « nivellement des compétences des ingénieurs par une revue à la baisse de la partie scientifique et technique de l’enseignement […] [exigeant] le maintien et, au besoin, l’élargissement des compétences scientifiques et techniques des corps 839  ».

Au cours des discussions, le volume horaire alloué aux enseignements dits « techniques » va donc progressivement augmenter, au détriment de la « formation humaine et managériale » initialement projetée. Le rapport final s’écarte ainsi de manière conséquente des premières orientations envisagées.

Remis à la direction du Personnel le 19 janvier 1999, il ne mentionne plus de formation « humaine » ni « managériale » mais propose un curriculum formel alliant de manière « équilibrée [les] connaissances de base de l’ingénieur, les spécialités et une bonne approche des milieux professionnels avec lesquels les ingénieurs du corps auront à traiter 840  ». Le cursus proposé dans le rapport, soit le schéma dit « Lespinard », est décrit par le groupe de travail qui lui succédera comme une formation reposant sur « un tronc commun comprenant un noyau important consacré aux sciences de l’ingénieur suivi d’une spécialisation technique dans une des branches d’activité du ministère 841  ». Il n’est question ni de sciences humaines et sociales, ni de développement personnel, ni de management.

Si l’on regarde précisément le tableau reflétant les composantes du tronc commun et les indications de taux horaires, les enseignements propres à une formation destinée à des ingénieurs jouissent d’une place prépondérante 842 . D’après le rapport, les « sciences de l’ingénieur », les « sciences et techniques relevant du champ de l’aménagement (transports et communications, espace et environnement, patrimoine bâti et art de construire) », ainsi que les travaux en groupe qui s’y rattachent, occupent 60% du volume horaire total du tronc commun, soit cinq cent quarante-cinq heures. En comparaison, les matières qui relèvent des enseignements dits « généraux » (droit, ressources humaines, marketing et stratégie, économie, communication, etc.) représentent 28% du volume horaire du tronc commun, le reste étant consacré à des visites et des travaux pratiques.

La pression exercée par les représentants des quatre corps, et notamment par les représentants syndicaux des ingénieurs de la Météorologie, de la Géographie nationale et de l’Aviation civile, a conduit à ne renoncer à aucun des enseignements présents dans chacune des quatre Écoles. Si certaines disciplines ont fait l’objet de regroupements, à l’instar de l’« aménagement » qui permet par exemple de rassembler différentes spécialités, la comparaison des programmes d’enseignement de l’École nationale de l’Aviation civile (ENAC), de l’École nationale des sciences géographiques (ENSG), de l’École nationale de la Météorologie (ENM) et de l’École nationale des Ponts et Chaussées avec le « schéma Lespinard » témoigne de l’exhaustivité de ce dernier. Á telle enseigne que le directeur de l’École des Ponts regrette cette accumulation des différents programmes de chaque corps dont procède, selon lui, le schéma de formation :

‘« [Lespinard] il avait choisi la solution la plus consensuelle c'est-à-dire qu’on ajoutait tout quoi en gros. Je caricature un peu mais tout le monde faisait de tout, quoi. […] les établissements concernés étaient très contents, les syndicats aussi, en disant “on prend bien en compte nos spécificités”. Il n’oubliait qu’un truc, c’était les élèves, donc bon… [rires] 843 . »’

C’est également l’avis du chargé de mission de la fusion qui admet que l’attention accordée à la formation de chacun des quatre corps relevait d’une stratégie de construction du consentement au sein du groupe :

‘« Son atout à Lespinard ça a été aussi une démagogie pas possible. Il a fait croire à tout le monde qu’on pouvait tout faire dans la formation et qu’en même temps, elle pouvait satisfaire tous les employeurs. Or, en réalité, il fallait faire des choix drastiques. On ne pouvait pas s’engager à faire une formation à l’identique. Donc il y avait beaucoup de démagogie et c’est aussi largement de ma responsabilité puisqu’on a fait croire à tout le monde qu’on savait faire… 844  »’

De fait, le curriculum formel proposé a remporté l’assentiment général des représentants des quatre corps qui ont plébiscité le tronc commun technique et la préservation de l’identité d’ingénieur des hauts fonctionnaires du futur corps 845 . Le groupe de travail a permis de créer un consensus en faveur d’un rapprochement des corps et d’une fusion de leurs formations initiales, propre à susciter un intérêt et un état d’esprit positif pour la fusion des quatre corps :

‘« Lespinard ça a permis d’anesthésier tout le monde. Les gens ne se sont pas trop rendu compte. Après Lespinard d’ailleurs, tout le monde était pour la fusion ! Toutes les méfiances étaient tombées, ça a permis à tout le monde de faire connaissance. […] Ils ont vraiment tous considéré que c’était un progrès pour la consolidation du nouveau corps 846 . »’

Dans un contexte de forte hostilité de la part de certains représentants syndicaux vis-à-vis de la réforme statutaire, la nature du projet élaboré − qui repose sur une formation poly-scientifique abordant l’ensemble des domaines couverts par les quatre institutions susceptibles de recruter les ingénieurs du corps à leur sortie de l’École − a ainsi permis d’apaiser les tensions. Le consensus repose sur l’absorption de l’ensemble des revendications des participants qui s’approprient par là les contours du futur corps. De la sorte, les parties en présence cherchent à neutraliser la « tendance à la synecdoque » du corps des Ponts traditionnel dont les représentants chercheraient (selon les trois autres) à bâtir le « nouveau » corps à leur image. Si le caractère exhaustif du schéma qu’il propose aura permis de rassurer les partenaires, le « groupe Lespinard » semble également devoir son succès à d’autres éléments pacificateurs, qui passent notamment par les mots utilisés pour dire la réforme.

Notes
818.

Et notamment le syndicat national des ingénieurs géographes. Cf. chapitre 2.

819.

Il sera suivi de la création de trois autres groupes de travail thématiques : sur les rémunérations, le recrutement et les pratiques de gestion. Cf. chapitre 2.

820.

Le choix est stratégique. Georges Lespinard est en effet expérimenté en matière de formation d’ingénieur et, surtout, sa nomination permet de garantir la conformité de la réforme avec les exigences de la CTI. Créée en 1934, la CTI habilite les établissements privés et émet des avis pour les autres institutions. Elle est composée de seize membres issus des milieux académiques et de seize membres issus des « milieux économiques » (syndicats, MEDEF, CGPME, etc.) Depuis 1997, les Écoles ne sont plus habilitées à délivrer une fois pour toutes le diplôme d’ingénieur. Elles doivent désormais se soumettre à une évaluation périodique, tous les six ans au maximum. CTI, « Références et Orientations », Séance plénière du 2 juillet 2003 (Source : ENTPE, archives personnelles) ; LECHERBONNIER Sylvie, « Beaucoup d’écoles d’ingénieurs ont très peu évolué depuis la première évaluation périodique de la CTI », L’Agence Éducation Emploi Formation, Paris, le 19 mai 2004.

821.

Note du sous-directeur du Recrutement et de la Formation, objet : « Groupe de travail sur la formation initiale des corps techniques de l’équipement qui recrutent à la sortie de l’école polytechnique » au directeur du Personnel et des Services, La Défense, le 12 décembre 1997. Source : DPS, documents internes.

822.

ENPC, Réunion du groupe de travail sur la formation initiale du corps présidé par Georges Lespinard, compte rendu, le 17 décembre 1997. Source : DPS, documents internes.

823.

Note de la DPS au vice-président du CGPC, op. cit., le 7 avril 1997.

824.

Idem.

825.

Entretien auprès de l’ancien chargé de mission de la fusion, La Défense, le 24 avril 2003.

826.

Note de la DPS au vice-président du CGPC, op. cit., le 7 avril 1997. Les citations suivantes sont extraites de la même source.

827.

ENPC, Réunion du groupe de travail, op. cit., le 17 décembre 1997. Les citations suivantes sont extraites de la même source.

828.

Lettre du président du groupe de travail au DPS, op. cit., le 23 juillet 1998.

829.

Idem. Les citations suivantes sont extraites de la même source.

830.

Rappelons qu’il s’agit là d’un terme indigène à l’administration, désignant en l’occurrence la DPS, la DGAC, Météo France et l’IGN.

831.

Ce positionnement particulier, que l’on retrouve dans d’autres grands corps techniques de l’État en France, vient à nouveau interroger la division analytique entre généralistes et spécialistes couramment proposée dans les études sur la formation. Á ce sujet, nous nous permettons de renvoyer à l’introduction générale de la thèse.

832.

Nous aurons l’occasion de revenir plus tard sur cette autre difficulté que représente la qualification des enseignements dits « généralistes ».

833.

Entretien auprès d’un responsable de l’AIPC, membre du « groupe Lespinard », Paris, le 15 septembre 2003.

834.

Entretien auprès du directeur adjoint de l’École nationale des sciences géographiques (ENSG), Marne-la-Vallée, le 24 janvier 2003. Les citations suivantes sont extraites de la même source.

835.

Cf. à ce sujet le chapitre 2.

836.

Entretien auprès du directeur général adjoint de Météo France, Paris, le 23 avril 2003.

837.

CGT, « Projet de formation élaboré par les représentants CGT du groupe de travail sur la formation initiale des ingénieurs du “futur corps” », le 9 avril 1998. Source : DPS, documents internes.

838.

Idem.

839.

Idem.

840.

Lettre de Georges Lespinard au directeur du Personnel et des Services, réf : GL/sp 99-012, Grenoble, le 19 janvier 1999. Source : DPS, documents internes.

841.

MONNIER Alain (prés.), Rapport du groupe de travail, op. cit., 2000, p.5.

842.

Cf. en annexe : « “Rapport Lespinard” : tableau récapitulatif des enseignements proposés pour le tronc commun ».

843.

Entretien auprès du directeur de l’ENPC, Marne-la-Vallée, le 18 novembre 2002.

844.

Entretien auprès de l’ancien chargé de mission de la fusion, La Défense, le 12 février 2007.

845.

Si les représentants de l’AIPC se montrent moins enthousiastes et regrettent la faible dimension « humaine et managériale » du cursus, ils renoncent à faire entendre une voix discordante tant le consensus en faveur de la formation représente un enjeu important pour l’avancée de la fusion qu’ils soutiennent ardemment. Entretien auprès d’un ancien président de l’AIPC, Paris, le 22 avril 2003.

846.

Entretien auprès de l’ancien chargé de mission de la fusion, La Défense, le 12 février 2007.