2) Un consensus irénique

Dès le départ, le projet de fusion suscite de farouches oppositions parmi les syndicats et associations des quatre corps 847 . Les réticences de la CFDT, notamment du côté de Météo France, les critiques de la CGT, et la franche désapprobation de l’association des ingénieurs géographes, qui partage le même président que le syndicat des ingénieurs géographes, ne sont pas de bon augure pour l’aboutissement du projet de création d’un « nouveau » corps des Ponts et Chaussées. La suspicion règne tout au long de l’année 1997 durant laquelle le corps des Ponts et Chaussées envisage une « absorption » des trois autres corps, au grand dam de leurs institutions représentatives 848 . Consultés au cours de séances plénières, les représentants syndicaux et associatifs ne participent pas officiellement à l’élaboration des statuts du corps fusionné. L’essentiel des négociations en interne est mené entre les employeurs des quatre corps, et les discussions interministérielles sont portées par la direction du Personnel et des Services du ministère de l’Équipement. Á la fin de l’année 1997, les représentants syndicaux et associatifs sont donc sur leur garde : ils entendent faire valoir leur point de vue trop longtemps ignoré par l’administration, considèrent-ils 849 .

La mise en place du groupe de travail sur la formation, présidé par Georges Lespinard, inaugure l’entrée en scène officielle des syndicats et associations professionnelles dans l’arène des négociations. C’est la première fois que les organisations représentatives des quatre corps sont amenées à travailler ensemble sur un projet commun. La réussite de cette collaboration sur le sujet de la formation apparaît impérieuse tant elle pourrait s’avérer déterminante pour le succès de la fusion. Rapidement pourtant, après quelques réunions présidées par Georges Lespinard, les craintes et le climat de défiance qui entouraient le projet sont apaisés :

‘« [Lespinard] a fait un travail magique. […] Ces syndicats n’avaient jamais travaillé ensemble. Là, tous les syndicats ont pu constater que les ingénieurs des Ponts étaient normaux, sympas et accueillants, à l’écoute et ouverts. Bref : démythifiés. Ils ont pu dépasser cette vision mythique qu’ils avaient d’un corps des Ponts avec une visée hégémonique qui était à l’origine de la fusion 850 . »’

Outre le fait que la nature du consensus obtenu permet de préserver les domaines d’activité de chacun des quatre corps et de former des ingénieurs polyvalents, aptes à exercer au sein des quatre institutions, deux éléments semblent être à l’origine de cet apaisement.

D’une part, une grande partie du travail du groupe a moins consisté à trouver une solution au problème de la formation qu’à s’entendre sur un langage commun. La lettre qui accompagne la remise du rapport d’étape du groupe au directeur du Personnel justifie ainsi le retard pris par les « longues discussions qui ont dû être consenties […] afin de créer un vocabulaire commun et une dynamique acceptée par tous 851  ». Eu égard à l’opposition d’une partie des représentants vis-à-vis de la fusion et à la divergence des points de vue entre les organisations, il convenait notamment de trouver un terrain d’entente, en isolant le travail sur la formation initiale du processus plus général de réforme des quatre corps. Les sujets ont ainsi été cloisonnés d’une manière, certes, artificielle mais qui a permis la participation de tous les représentants, sans exiger pour autant leur soutien au processus de fusion lui-même. Les représentants de la CGT ont, par exemple, fait part de leur souhait de participer à la réflexion autour d’une formation commune, « sans pour autant cautionner a priori le projet de fusion des quatre corps 852  », précisant qu’ils « ne soutenaient pas le projet de fusion des corps tel qu’il [était alors] proposé 853  ». De même, dans un courrier adressé au président du groupe de travail, l’association des ingénieurs géographes insiste-t-elle à son tour sur la nécessité de « bien séparer les travaux du groupe de travail sur la formation et les négociations en cours au sujet de la fusion des corps techniques de l’Équipement 854  ». Ainsi, comme le souligne son président dès les premières réunions 855 , le groupe ne sera pas amené à se prononcer sur l’opportunité de la fusion.

D’autre part, le vocabulaire utilisé, tel qu’il apparaît dans les comptes rendus de réunion, se distingue du langage qui a cours sur la fusion à cette époque. Il n’y est question ni d’absorption, ni d’intégration des trois corps dans celui des Ponts et Chaussées, mais du « futur corps 856  » dont l’appellation, sujette à controverses, n’est pas mentionnée. Cette précision mérite d’être faite tant cette absence détonne au sein des documents disponibles. Le groupe sera d’ailleurs cité en exemple par la CGT lorsqu’elle dénoncera, plus tard, l’inégalité qui sous-tend selon elle le principe du projet de réforme :

‘« La CGT regrette que l’on se place toujours dans une hypothèse d’absorption de trois corps dans le corps des IPC, alors que le groupe Lespinard avait permis de mieux prendre en compte les différentes sensibilités 857 . »’

Rassurés par l’égalisation des rapports au sein du groupe, les représentants des différents corps ont unanimement salué son ambiance de travail et son rapport final. Les participants ont vanté « la qualité du travail mené dans le groupe » et sa méthode, gage de « rapprochements 858  » ; les organisations syndicales ont loué la confiance qui s’est établie au cours des travaux du « groupe Lespinard » et son « climat de compréhension mutuelle 859  » ; jusqu’au directeur du Personnel qui a remercié son président d’avoir su créer un « climat de confiance 860  ». Les avancées permises par Georges Lespinard et les différents représentants des quatre corps seront ainsi saluées dans le rapport du groupe de travail qui en prendra la suite :

‘« L’esprit d’écoute et de dialogue dans lequel a fonctionné le groupe de travail a permis une bonne convergence des points de vue et l’établissement progressif d’un climat de confiance entre les acteurs. […] [Il a permis d’instaurer] une méthode de travail et un dialogue reconnus par tous comme exemplaires 861 . »’

Aussi Georges Lespinard recommande-t-il dans la lettre qui accompagne son rapport final de « ne pas laisser se perdre la dynamique acquise au cours de cette année de concertation 862  ». Sans doute, le succès remporté par le « rapport Lespinard » a-t-il permis de faire avancer la réflexion sur les statuts du « nouveau » corps. Pourtant, le schéma de formation qu’il propose ne tardera pas à susciter des désaccords.

Les deux éléments qui nous semblent avoir constitué les bases d’un potentiel consensus ne témoignent pas, en effet, d’une convergence des idées au sein du groupe. Si, sur un autre terrain 863 , Bruno Palier indique que le travail de recherche du consensus repose, généralement, sur une harmonisation préalable des conceptions et un accord sur les problèmes, tel n’est pas le fruit de nos observations. Á rebours des théories cognitivistes selon lesquelles le processus de réforme reposerait moins sur la recherche de solutions que sur la quête d’un accord sur les valeurs, notre analyse du terrain témoigne des tâtonnements des acteurs pour s’entendre sur un langage commun. Mais loin de refléter l’harmonie de leurs points de vue sur la fusion, ce langage commun permet de donner l’illusion d’un accord, notamment par l’occultation des points de divergence. Et c’est précisément en raison même de l’absence de consensus au sein du groupe sur l’identité du « nouveau » corps, que ses membres sont finalement parvenus à s’entendre en agrégeant, en quelque sorte, leurs revendications.

Notes
847.

Cf. à ce sujet le chapitre 2.

848.

Idem.

849.

C’est ainsi que le représentant de la CGT se rappelle l’ambiance qui régnait alors parmi les syndicats. Entretien auprès du représentant du corps des Ponts et Chaussées à la CGT, Montreuil, le 8 avril 2004.

850.

Entretien auprès de l’ancien chargé de mission de la fusion, La Défense, le 26 février 2007.

851.

Lettre du président du groupe de travail sur la formation initiale des corps techniques supérieurs de l’Équipement au directeur du Personnel et des Services, réf. : GL/sp 98-072, Champs-sur-Marne, le 23 juillet 1998. Source : DPS, documents internes.

852.

CGT, « Projet de formation élaboré par les représentants CGT du groupe de travail sur la formation initiale des ingénieurs du “futur corps” », le 9 avril 1998. Source : DPS, documents internes.

853.

Idem.

854.

Lettre du président de l’AIG à Monsieur Georges Lespinard, objet : « Position de l’AIG sur les premiers travaux du groupe de travail sur la formation », Saint-Mandé, le 23 avril 1998. Source : DPS, documents internes.

855.

ENPC, Réunion du groupe de travail sur la formation initiale du corps présidé par Georges Lespinard, le 10 mars 1998, compte rendu. Source : DPS, documents internes.

856.

Cette expression est présente dans les comptes rendus de chacune des neuf réunions du groupe de travail.

857.

DPS, document de travail, « Fusion des X. Réunion du 18 avril 2000. Principales réactions des organisations syndicales », réf. : 00041, p.7. Source : DPS, documents internes.

858.

DPS, réunion de concertation entre les employeurs et les représentants des ingénieurs des quatre corps, le 3 novembre 1998, compte rendu, p.2. Source : DPS, documents internes.

859.

DPS, document de travail, op. cit., Réunion du 18 avril 2000, p.6.

860.

Lettre du directeur du Personnel et des Services à Georges Lespinard, La Défense, le 18 septembre 1998.

861.

MONNIER Alain (prés.), « Cahier des charges de la formation initiale », Rapport du groupe de travail, novembre 2000, p.5. Source : DPS, documents internes.

862.

Lettre de Georges Lespinard au DPS, op. cit., le 19 janvier 1999.

863.

Dans son travail de DEA, l’auteur montre que les commissions qui travaillent dans le cadre des États généraux de la Sécurité sociale orientent leur activité sur la recherche d’un diagnostic à partager plus que sur l’élaboration d’une solution : PALIER Bruno, La baleine et les sages, Mémoire de DEA, Paris, IEP de Paris, 1991. Cité dans PALIER Bruno, « Gouverner le changement des politiques de protection sociale », dans FAVRE Pierre, HAYWARD Jack et SCHEMEIL Yves (dir.), Être gouverné, op. cit., 2003, p.171, où il rappelle que l’identification des difficultés détermine souvent une conception particulière des solutions recherchées.