Après leur passage par les classes préparatoires scientifiques, les ingénieurs du corps des Ponts issus du concours externe sont formés notamment à l’École polytechnique, avant d’intégrer l’ENPC 866 . Le contenu de la formation du corps à l’ENPC dépend de la formation préalablement reçue par les « corpsards » à Polytechnique. Aussi le cursus de formation proposé par le groupe de travail présidé par Georges Lespinard repose-t-il sur une conception de la formation polytechnicienne telle qu’elle est diffusée à cette époque, au cours de l’année 1998. Or la réforme de Polytechnique, notamment, va conduire à repenser l’ensemble du curriculum prévu dans le « rapport Lespinard » dont la « philosophie » sera, par la même occasion, entièrement révisée. Afin de mieux comprendre ce retournement, nous proposons de présenter brièvement le cursus de Polytechnique et sa réforme.
Á l’époque de la rédaction du « rapport Lespinard », la première année de l’École polytechnique est consacrée à la formation dite « humaine et militaire 867 », la deuxième année comporte deux trimestres de tronc commun, sans spécialisation, avec des enseignements variés, suivis d’un troisième trimestre qui offre le choix entre trois voies également pluri-scientifiques (cf. encadré infra). La troisième année se divise en deux « majeures » entre lesquelles élèves peuvent également choisir. Au cours des deuxième et troisième années à l’École polytechnique, les élèves suivent obligatoirement une formation en « humanités et sciences sociales », un enseignement de deux langues vivantes, ainsi que six heures de sport par semaine 868 .
Première année |
La formation « humaine et militaire » |
Deuxième année |
Premier et deuxième trimestre : tronc commun : biologie, économie, mathématiques, informatique, mathématiques appliquées, mécanique, physique |
Troisième trimestre : au choix parmi trois voies pluri-scientifiques : |
- sciences de la nature ; |
- sciences mathématiques et physiques ; |
- sciences de la décision. |
« Stage ouvrier » |
Troisième année |
Deux « majeures », au choix : |
- la première peutporter sur la biologie, les mathématiques et l’informatique, la mécanique du solide ou des fluides, la physique, les mathématiques ou les mathématiques appliquées ; |
- la seconde concerne au choix les sciences économiques, les sciences de l’ingénieur, la planète terre, la physique, la matière condensée, les mathématiques, l’informatique ou l’électronique. |
Le classement est établi tout au long des études. La formation reçue à l’X est donc alors relativement identique d’un élève à l’autre et couvre un large spectre de disciplines scientifiques, notamment dans le tronc commun de la deuxième année. Mais, depuis la fin de l’année 1998, il est question d’une importante réforme de la scolarité au sein de l’École, engagée « en toute discrétion 869 » et sans consultation préalable des grands corps qui recrutent à sa sortie :
‘« L’X ne nous a vraiment pas bien traités dans sa réforme, on a été considérés comme devant suivre 870 . »’D’après les informations que nous avons recueillies auprès des représentants de l’École polytechnique, les premières discussions relatives à la réforme du cursus scolaire ont débuté en 1997. Pourtant, les membres du « groupe Lespinard » ignorent tout de ces projets lorsqu’ils commencent à se réunir en décembre 1997 871 . Il n’en sera d’ailleurs question qu’un an plus tard, lorsque la réforme de Polytechnique est officiellement annoncée au sein du conseil d’administration de l’établissement. Or, la nature de la réforme provoque d’importantes répercussions sur l’organisation et le contenu de la formation à délivrer par les Écoles d’ingénieurs au sein desquelles une partie des Polytechniciens poursuivent leurs études :
‘« On est dépendants de ce que l’X évolue et de ce que les Écoles d’application avancent avec l’X 872 . »’Suite à une lettre de mission du ministre de la Défense, l’X a donc engagé un processus de réforme dont les points forts ont été présentés au conseil d’administration de l’établissement le 20 octobre 1998 873 . Revenir brièvement sur cette réforme nous permet de mieux comprendre ses conséquences sur la formation du corps des Ponts.
Après la constitution d’un groupe de travail créé en novembre 1998, la remise d’un premier rapport le 25 mars 1999, puis d’un deuxième le 7 juin 1999, le projet se précise. Il est destiné à être mis en place à la rentrée scolaire 2000, la promotion dite « X 2000 » étant la première à voir l’intégralité du nouveau dispositif s’appliquer à elle. Le schéma général de la formation passera alors de trois à quatre ans, découpés en deux phases (cf. tableau infra) 874 . La première concerne les première et deuxième années d’enseignements durant lesquelles sera délivrée une formation dite « généraliste ». La première année sera consacrée à la formation dite « humaine et militaire » et à des modules d’« homogénéisation du niveau scientifique » de la promotion, et la deuxième année sera constituée d’un cycle scientifique multidisciplinaire, au sein duquel les Polytechniciens seront amenés à choisir des « modules scientifiques » parmi différentes disciplines. La deuxième phase dite de « spécialisation à vocation professionnelle » couvre les troisième et quatrième années. La réforme introduira donc une quatrième année dans le cursus polytechnicien quand elle n’en comprenait que trois auparavant. Elle débutera par un cycle d’approfondissement scientifique et se terminera par une spécialisation à effectuer au sein d’une École d’ingénieur, d’un master of science, d’une formation par la recherche ou encore d’un corps de l’État.
Source : http://www.polytechnique.fr/Ens/X2000_for.html
Les changements importants bientôt provoqués par cette réforme pour les grands corps de l’État concernent, en premier lieu, la clôture du classement à la fin de la deuxième année. La première année sera consacrée à une « formation humaine et militaire » de huit mois (dont cinq à six mois en stage) et seulement un trimestre de « consolidation et d’ouverture scientifique » 875 . Il ne restera donc plus qu’un an d’épreuves scientifiques classantes permettant de déterminer l’ordre de sortie des Polytechniciens, durant la deuxième année. En outre, ne seront désormais classés que les élèves qui demanderont à l’être dans la perspective d’intégrer un grand corps de l’État 876 . Il s’agit de deux changements majeurs dans le rapport des Polytechniciens aux corps de l’État, qui reflètent la moindre importance des corps pour la direction de l’École, dont les ambitions affichées sont clairement internationales, et notamment outre-Atlantique 877 . La détermination du classement en fonction des résultats de la seule deuxième année de scolarité et l’annulation de son caractère obligatoire minimisent l’importance de l’ordre de sortie et vident en partie de leur sens les enjeux liés à la présence de certains élèves au sein de la « botte ». Or le classement est symboliquement capital pour les grands corps qui mesurent leur prestige au rang auquel ils recrutent dans le classement de Polytechnique 878 .
En second lieu, avec la disparition du tronc commun scientifique de la deuxième année, les profils formés à l’École polytechnique seront hétérogènes, sans composante commune minimale. Il s’agit en effet de « responsabiliser les élèves qui devront effectuer leurs choix de scolarité dans un menu ouvert et diversifié en fonction de leur projet de formation 879 ». Cela pose un problème pour la rigueur et le caractère équitable du classement de sortie qui sera désormais basé sur des épreuves différentes, selon les choix effectués par les élèves. Mais cela implique également que les élèves intégrant le corps présentent des parcours de formation très différents. Quelques-uns auront déjà une certaine maîtrise des disciplines techniques et scientifiques prévues dans le « schéma Lespinard » par exemple, quand d’autres les découvriront à leur entrée dans le corps. De facto, la réforme de l’X rend caduc le curriculum formel proposé par le groupe de travail présidé par Georges Lespinard.
En outre, et parallèlement, Pierre Veltz 880 , nommé directeur de l’École des Ponts et Chaussées le 1er janvier 1999, lance lors du conseil d’administration du 31 mars 1999 une vaste réforme de la formation intitulée : « projet stratégique pour l’ENPC 881 ». Á l’instar de l’École polytechnique, la réforme est justifiée par des impératifs internationaux : il s’agit d’être « en phase avec les calendriers internationaux 882 », en organisant notamment la scolarité en semestres et en adoptant le système européen d’ECTS (European Credit Transfer System) qui permet de faire reconnaître des « crédits » pour des cours effectués en dehors de l’École ou de l’université d’origine. L’ENPC entend ainsi devenir une « graduate school » et « constituer un pôle de référence international 883 ».
Cette réforme concerne l’ensemble des élèves de l’ENPC, dont les élèves fonctionnaires ne représentent qu’« une petite minorité 884 », soit trente-cinq élèves environ sur les deux cents ingénieurs diplômés annuellement. Au cours d’une première étape qui s’étend d’avril à juin 1999, quatorze groupes de réflexion sont constitués, dont celui qui a pour mission d’étudier la formation des fonctionnaires de l’École 885 et la conformité du cursus proposé dans le « rapport Lespinard » avec l’esprit du « projet stratégique » de l’École. Il est présidé par Joël Maurice, enseignant de sciences économiques, directeur du centre d’enseignement et de recherche en analyse socio-économique(CERAS), futur membre du Conseil d’analyse économique 886 et futur directeur de la formation commune du « nouveau » corps 887 . Composé de représentants du ministère de tutelle, de membres de l’équipe de direction de l’École, d’enseignants et d’élèves ou d’anciens élèves fonctionnaires, le groupe dit « Maurice » prend donc pour « base 888 » de ses travaux le « rapport Lespinard ». Mais, à l’issue de leur réflexion, les membres du groupe ont souhaité apporter plusieurs modifications à ce schéma. Les propriétés des membres du groupe semblent expliquer en partie cette mise à distance du « rapport Lespinard » et notamment l’inflexion plus « généraliste » et moins « technique » qu’ils ont souhaité lui apporter. Tout d’abord, les représentants de la DPS sont largement minoritaires 889 et ne comptent pas de personnalité qui soit suffisamment importante d’un point de vue hiérarchique pour imposer au groupe la vision du ministère de l’Équipement. D’autre part, vingt-deux des vingt-huit membres sont issus de l’ENPC, dont treize du personnel de l’ENPC (les autres étant des élèves, membres du corps ou non). Parmi le personnel de l’École, on compte seulement quatre ingénieurs du corps des Ponts. Enfin, parmi les enseignants-chercheurs présents, cinq sur huit sont issus de la sociologie ou de l’économie, plus le président du groupe lui-même.
Les membres du groupe ont ainsi considéré que le curriculum prévu dans le « rapport Lespinard » préparait insuffisamment à certains parcours interministériels tels que le passage au ministère des Finances. Ils ont également proposé une « personnalisation des cursus de formation 890 » et un rééquilibrage des cours de sciences de l’ingénieur et des enseignements de « sciences humaines », au détriment des premiers, en insistant sur la place de la sociologie, de la gestion et de l’évaluation 891 . Enfin, ils ont estimé qu’il convenait de compléter le cursus par un module complet relatif à l’Union européenne. Présents au sein du groupe, les élèves − qui n’avaient pas été auditionnés par le « groupe Lespinard » − ont fait part de plusieurs griefs sur le contenu des enseignements proposés par ce dernier. Ils ont considéré que le tronc commun envisagé était trop « lourd sur le plan des horaires 892 » et qu’il « propos[ait] trop de cours techniques et scientifiques, notamment en mécanique ». En regard, le poids horaire consacré aux cours de « droit et de management » a été jugé trop « faible par rapport aux attentes et besoins des ingénieurs-élèves ». Les tendances observées au cours du premier chapitre indiquent, en effet, que les élèves du corps suivent des parcours de professionnels de moins en moins « techniques » et s’orientent de plus en plus tôt vers des carrières privées 893 . Les élèves ont donc proposé de renforcer ces enseignements et de transformer les « cours scientifiques et techniques » en modules électifs. Au cours du débat qui a prolongé leur intervention, la « lourdeur excessive des cours de mécanique dans le tronc commun proposé [dans le rapport Lespinard] 894 » a été à nouveau soulignée par les participants du groupe.
La direction de l’ENPC va faire de ces deux contraintes extérieures, à savoir la réforme de Polytechnique et les critiques émanant des élèves fonctionnaires sur le « rapport Lespinard », une ressource pour imposer sa propre conception de la formation initiale, ajustée à son « projet stratégique 895 ». Ces deux éléments nouveaux viennent ainsi circonscrire la réflexion sur la formation tout autant qu’ils fournissent à la direction de l’ENPC un argument de poids pour convaincre les représentants du ministère de l’Équipement de réexaminer la question, confortablement résolue par le « rapport Lespinard », encensé par tous mais resté sans suite depuis sa diffusion au début de l’année 1999.
Cf. le schéma n°2 en annexe.
FAURRE Pierre [Membre de l’Académie des sciences et président du conseil d’administration de l’X depuis février 1993], « Projet X 2000 », La Jaune et la Rouge, octobre 2000, p.66 et sq. La description qui suit dans l’encadré est également tirée des informations recueillies sur le site internet de l’École : http://www.polytechnique.fr .
Exposé du directeur des études de l’École polytechnique, X, Réunion du groupe de travail présidé par Georges Lespinard, compte rendu, le 29 avril 1998. Source : DPS, documents internes.
Entretien auprès du directeur des études de l’École polytechnique, Palaiseau, le 8 juillet 2002.
Entretien auprès d’un enseignant de sciences économiques à l’ENPC, futur enseignant du MAP, Paris, le 19 novembre 2002.
Entretien auprès de l’ancien chargé de mission de la fusion, La Défense, le 24 avril 2003.
Réunion du « collège des maîtres d’ouvrage de la formation », notes manuscrites, le 5 juillet 2000. Source : DPS, documents internes.
FAURRE Pierre, op. cit., La Jaune et la Rouge, octobre 2000, p.64 ; MONNIER Alain (prés.), op. cit., Rapport du groupe de travail, novembre 2000, p.9.
La description qui suit est tirée des informations recueillies dans : BASDEVANT Jean-Louis (prés.), Rapport au directeur général de l’École polytechnique, op. cit., le 7 juin 1999 ; et d’un entretien auprès de son auteur : entretien auprès du président du groupe de travail sur l’évolution de l’enseignement à Polytechnique, Paris, le 10 juillet 2002.
FAURRE Pierre, op. cit., La Jaune et la Rouge, octobre 2000, p.67 ; http://www.polytechnique.fr .
Parmi les quatre cents élèves de la promotion sur laquelle s’est pour la première fois appliqué le caractère volontaire du classement de sortie, seuls deux-cents quarante élèves y ont participé. ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 14 octobre 2003. Source : Direction de l’École.
Les Polytechniciens sont fortement encouragés, durant leur scolarité, à poursuivre leurs études au sein d’universités étrangères et notamment américaines. Entretien auprès du président du groupe de travail sur l’évolution de l’enseignement à Polytechnique, Paris, le 10 juillet 2002.
Cf. à ce sujet le chapitre 2.
Pour une présentation de son parcours social et professionnel, cf. l’encadré le concernant qui figure au chapitre 5.
ENPC, conseil d’administration, compte rendu, 31 mars 1999. Source : direction de l’ENPC.
ENPC, « Rentrée 2000 : première phase de la réforme. Le projet stratégique », Dossier de presse : « La nouvelle École des Ponts », 2000.
VELTZ Pierre [directeur de l’ENPC], « Pourquoi une “nouvelle” École des Ponts ? », idem.
ENPC, « L’École des ponts aujourd'hui : une entreprise globale de formation », idem. Cette façon de qualifier les « corpsards » est révélatrice de la stratégie d’autonomisation du directeur de l’ENPC vis-à-vis de la tutelle du ministère de l’Équipement. La faiblesse numérique des élèves fonctionnaires autoriserait en quelque sorte l’École à les considérer comme une quantité négligeable dans la mise en place de ses réformes. Nous aurons en effet l’occasion de voir dans le chapitre 5 combien les effectifs relatifs des « corpsards » ont diminué au cours du temps.
En dehors des Polytechniciens du corps des Ponts et Chaussées, l’ENPC forme d’autres types de fonctionnaires tels que les anciens ingénieurs des TPE lauréats du concours professionnel, au sein du mastère MPMT (management public et maîtrise technique), et des architectes et urbanistes de l’État.
Membre de la cellule permanente du CAE, il en est le conseiller scientifique dans les domaines des « politiques structurelles » et des « questions européennes ». Il y restera de 2000 à la fin de l’année 2002.
Lorsque celle-ci sera créée, en septembre 2004.
ENPC, MAURICE Joël (coord.), « Un projet stratégique pour l’ENPC. Groupe de réflexion n°9 : Les formations des fonctionnaires, Rapport du groupe, juin 1999, p.7. Source : remis par l’auteur.
Sur les vingt-huit membres du groupe, la DPS ne compte que trois représentants dont deux sont membres du corps des Ponts et un seul est issu de Polytechnique. ENPC, MAURICE Joël (coord.), Rapport du groupe, ibid., « Liste des membres », Annexe 1b. La précision mérite d’être apportée tant la hiérarchie entre les IPC issus de l’X et les IPC issus de l’ENTPE est prégnante, au sein même du corps des Ponts. Cf. à ce sujet THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.262 et sq.
ENPC, MAURICE Joël (coord.), Rapport du groupe, ibid., 1999, p.9.
Ibid., p.10.
ENPC, Réunion du groupe de travail sur la formation des fonctionnaires animé par Joël Maurice, le 7 juin 1999, compte rendu. Les citations suivantes sont extraites de la même source.
Cf. à ce sujet le premier chapitre.
ENPC, Réunion du groupe de travail, op. cit., le 7 juin 1999.
Nous retrouvons là les deux dimensions du « récit de la contrainte extérieure » analysées par Claudio Radaelli qui montre qu’elle détermine en partie les choix tout en étant réapproprié par certains acteurs pour soutenir les positions qu’ils défendent. RADAELLI Claudio M., « Logiques de pouvoirs et récits… », Revue française de science politique, op. cit., 2000, pp.255-275.