1) Les tentatives de préservation du consensus initial

Contraints d’examiner à nouveau la question de la formation commune, les représentants du Ministère souhaitent néanmoins agir discrètement, en préservant un climat apaisé entre les quatre corps. Les difficultés afférentes au processus de fusion lui-même et l’opposition qu’il suscite de la part d’une partie des syndicats, a contribué à institutionnaliser le consensus obtenu autour du « rapport Lespinard » qui apparaît comme une des rares sources de convergence de la réforme dans son ensemble. La DPS veille ainsi à préserver cet acquis, de crainte qu’une remise en cause trop frontale ne nuise au projet même de la fusion des corps. Le directeur du Personnel décide par conséquent de se passer de l’avis des syndicats, qui ne seront pas consultés :

‘« Il semble délicat, voire inopportun, de reprendre une concertation avec les organisations syndicales sur la formation initiale du corps tant que les arbitrages sur le projet statutaire n’auront pas été rendus et que les corps ne se seront pas encore prononcés sur leur adhésion à la fusion. Mais le temps disponible doit être mis à profit pour que la maîtrise d’œuvre avance les études relatives au programme de la formation initiale sous le pilotage étroit du groupe de maîtrise d’ouvrage 930 . »’

Réunir les représentants syndicaux et associatifs comportant trop de risques pour la réussite de la fusion, c’est un groupe restreint composé des quatre chargés de missions des corps, des représentants des quatre Écoles et de la sous-direction « Recrutement Formation » de la DPS qui est finalement constitué, sous l’appellation de « collège de la maîtrise d’ouvrage de la formation 931  », qui commence à se réunir dès l’été 2000. La constitution d’un tel groupe permet, d’une part, aux promoteurs de la fusion de retravailler leur projet de formation commune en intégrant le contexte de la réforme polytechnicienne, sans pour autant convoquer les syndicats 932 . Il offre, d’autre part, aux représentants de la direction du Personnel et des Services du ministère de l’Équipement l’occasion de reprendre la main sur un « dossier » qui commence à leur échapper suite aux concertations engagées de manière autonome par les Écoles des quatre corps. Il permet, enfin, de redéfinir la méthode de travail en repartant du curriculum formel proposé par le « groupe Lespinard » plutôt que de se laisser imposer la solution alternative de l’ENPC, selon laquelle les enseignements techniques seraient suivis sous une forme optionnelle et le tronc commun, situé en troisième année, porterait sur « l’action publique et territoriale ».

Le choix d’Alain Monnier, chef de l’Inspection générale de l’Aviation et de la Météorologie (IGACEM), comme président de ce nouveau groupe, témoigne des réticences de l’administration vis-à-vis de la proposition de l’École des Ponts. Membre actif du groupe de réflexion animé par Georges Lespinard, il en est demeuré un farouche partisan. Avant même d’être nommé, il s’exprime en ces termes dans une lettre adressée au directeur du Personnel et des Services à propos du « schéma alternatif » proposé par les Écoles :

‘« Il ne faut pas sous-estimer l’impact qu’a pu avoir le travail mené au sein du groupe Lespinard sur la construction progressive avec les organisations syndicales d’un consensus suffisant vis-à-vis de cette opération de fusion. Ce groupe n’a pas pris en compte la réforme de l’X et ses travaux devraient être complétés pour s’inscrire dans ce cadre nouveau. Mais si l’orientation générale du cursus qu’il propose devait être remise en cause, il y faudrait des raisons impérieuses pour pouvoir en assurer la pédagogie auprès des partenaires sociaux. […] La solution [alternative] me paraît donner une image extrêmement négative de la fusion qui est envisagée. […] Un tel schéma pourrait donner aux élèves de l’X et aux organisations syndicales une image très négative de la volonté réelle de ce ministère de créer et de gérer un nouveau corps se déployant dans l’ensemble des services et établissements dépendants du ministère. Tant sur le plan de la méthode que sur celui de la pédagogie vis-à-vis des partenaires sociaux, je pense qu’il serait préférable de repartir du schéma Lespinard et d’examiner d’abord s’il serait compatible avec la réforme du cursus polytechnicien et avec quels aménagements 933 . »’

Les annonces relatives à la création d’un nouveau groupe de réflexion censé retravailler la question de la formation initiale du corps fusionné témoignent de la difficulté à faire accepter une remise en cause du « rapport Lespinard ». Les euphémismes sont nombreux et le « double langage » ponctue les discours. Il faut éviter de désavouer le consensus obtenu, feindre de ne pas opposer le « schéma alternatif » à celui du « rapport Lespinard » et minimiser les modifications susceptibles d’être apportées. Le « groupe Monnier » est présenté comme s’inscrivant dans l’héritage du « groupe Lespinard ». Il n’entreprendrait ainsi qu’une « poursui[te] » de la réflexion, « dans le même esprit 934  » que le groupe précédent et « en continuité 935  » avec ses travaux. Il s’agirait simplement de préparer « la définition détaillée du programme de formation » et de « réactualis[er] le cahier des charges de la formation initiale du nouveau corps 936  ». Les modifications apportées par le cursus proposé par l’ENPC sont minimisées par un représentant de la DPS :

‘« Ce schéma reprend les orientations précédentes à la seule exception de celle relative au tronc commun dont il modifie le contenu et le calendrier en vue d’assurer une vraie formation à l’action publique 937 . »’

Lors des premières réunions qui ont précédé la mise en place officielle du groupe présidé par Alain Monnier, assisté du chargé de mission de la fusion, le « schéma alternatif » proposé par l’École recueille les plus vives critiques. Les représentants de la DPS estiment que le choix très rapide de la spécialité, en première année, conduit à un « éclatement immédiat de la promotion dans les quatre écoles 938  », peu propice à créer un « esprit de corps 939  ». Le vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées considère également qu’un corps unifié doit être soudé par un tronc commun, dès le début de la formation initiale, et que « le choix de la spécialité ne doit pas intervenir immédiatement 940  ». Le chargé de mission du corps des ingénieurs de Météo France renchérit, affirmant que le schéma ne répond pas « à la philosophie de la fusion […]. C’est un peu chacun pour soi 941  ». Aussi la réunion du 13 septembre 2000 au cours de laquelle sera prise la décision officielle de créer un nouveau groupe de réflexion sur la formation tourne-t-elle autour de la « problématique de la fausse fusion » :

‘« Il faut une image d’un corps fusionné pour ne pas conduire à une défiance des élèves sur les formations “secondaires”. Attention à l’image de fausse fusion du dispositif alternatif 942  », affirme Alain Monnier, le futur président du groupe.
Il est rejoint par le chargé de mission des ingénieurs géographes qui insiste : « Attention à ne pas donner l’image d’une reconstitution des quatre corps parallèles et juxtaposés 943 . »’

Les employeurs du corps souhaitent « éviter absolument le syndrome d’une branche noble avec des sous-branches 944  » qui conduirait les élèves à se diriger en priorité vers les métiers de l’ancien corps des Ponts et Chaussées et à délaisser ceux des trois autres « maisons », considérées comme moins prestigieuses. Le curriculum formel proposé par l’École fait donc l’unanimité contre lui. Les représentants administratifs des quatre corps souhaitent vivement conserver l’unité du nouveau corps que ne leur semble pas respecter le projet des Écoles. La mise à l’écart des syndicats, le secret entretenu autour de l’organisation d’un nouveau groupe de réflexion sur la formation, l’euphémisation des changements qu’il s’apprête à engager et le choix d’un président de groupe convaincu de la nécessité de préserver les acquis du consensus initial, témoignent ainsi de la volonté des représentants du ministère de l’Équipement de ne pas remettre en cause un rapport considéré comme un ferment d’unité au sein des quatre corps.

Notes
930.

DPS, « Fusion des corps recrutant à l’X. Formation initiale du nouveau corps », Présentation « power point », septembre 2000, p.6. Source : DPS, documents internes.

931.

Lettre du directeur du Personnel et des Services aux employeurs du corps, au chef de l’Inspection générale de l’Aviation civile et de la Météorologie, au vice-président du CGPC et au président de la première section du CGPC, objet : « Fusion des corps issus de l’X. Formation initiale », La Défense, le 6 juin 2000. Source : DPS, documents internes.

932.

Averties, plus tard, de la constitution de ce groupe par un courrier de la DPS, les organisations associatives et syndicales ne se sont pas néanmoins manifestées. Seule la CGT fait part de ses interrogations « sur l’opportunité de la remise en cause, moins de deux ans après sa clôture, des travaux du groupe Lespinard » et regrette « la configuration choisie pour ce nouveau groupe de travail, qui écarte délibérément les organisations représentatives de la phase d’élaboration des nouvelles propositions » [Lettre du secrétaire général de l’UGICT-CGT Équipement-Environnement au président du groupe de travail sur la formation initiale, Montreuil, le 31 octobre 2000. Source : DPS, documents internes]. Ses représentants demandent à être destinataires du rapport final du groupe, avant que celui-ci ne soit transmis au directeur du Personnel, afin d’y apporter d’éventuelles modifications. Cette demande leur sera refusée par Alain Monnier[Lettre du chef de l’IGACEM au représentant de l’UGICT-CGT Équipement-Environnement, réf. : n°531, Paris, le 24 novembre 2000. Source : DPS, documents internes].

933.

Lettre du chef de l’Inspection générale de l’Aviation civile et de la Météorologie au directeur du Personnel et des Services, objet : « Réflexion sur la formation initiale des corps fusionnés (IAC-IG-IM-IPC), Paris, le 7 septembre 2000. Source : DPS, documents internes.

934.

DPS, « Fusion des corps recrutant à l’X. Formation initiale du nouveau corps », Présentation, septembre 2000. Source : DPS, documents internes.

935.

Lettre du directeur du Personnel et des Services aux « syndicats nationaux et syndicats représentés dans les CAP des quatre corps concernés par la fusion + associations professionnelles », objet : « Fusion des corps issus de l’École polytechnique - Formation initiale », La Défense le 27 septembre 2000. Source : DPS, documents internes.

936.

Idem.

937.

C’est nous qui soulignons. DPS, « Fusion des corps…», Présentation, op. cit., septembre 2000.

938.

DPS, « Fusion des corps… », Réunion entre la DPS et l’ENPC, op. cit., le 26 mai 2000, p.2 (notre pagination).

939.

Idem.

940.

Réunion du « collège des maîtres d’ouvrage de la formation », notes manuscrites, le 5 juillet 2000. Source : DPS, documents internes.

941.

Météo France, Contribution à la réflexion, « Projet de fusion des corps d’ingénieurs de l’Équipement. Formation initiale », Document de travail, réunion du « collège des maîtres d’ouvrage de la formation », le 13 septembre 2000, p.2 (notre pagination). Source : DPS, documents internes.

942.

Réunion du « collège des maîtres d’ouvrage de la formation », notes manuscrites, le 13 septembre 2000. Source : DPS, documents internes.

943.

Idem.

944.

Réunion du « collège des maîtres d’ouvrage de la formation », relevé de conclusion, le 13 septembre 2000. Source : DPS, documents internes.