1) Le profil transversal de l’ingénieur des Ponts et Chaussées

« [Le] point fort qui a fortement structuré la troisième année, c’était d’afficher très clairement que, tant dans le privé que dans le public, un des objectifs poursuivis par l’enseignement à l’École des Ponts était de former des ingénieurs chargés de porter de l’action publique. Enfin quand je dis des ingénieurs, je dis des managers ou des porteurs de politiques 983 . »

Á en croire le directeur de l’École des Ponts, le directeur du Personnel et le vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées 984 , le choix de Gilbert Santel se serait imposé de lui-même. C’est le directeur du Personnel, Jean-Pierre Weiss qui aurait proposé son nom, avec l’accord du vice-président du CGPC et le soutien de la direction de l’École. En tant qu’ancien directeur du Personnel (1992-1997), Gilbert Santel peut se prévaloir d’une connaissance intime des services du ministère de l’Équipement ; sa fonction d’ancien directeur général de la Fonction publique (1998-2001) l’accrédite, en outre, d’un prestige manifeste aux yeux des membres du corps (et des élèves), et d’une maîtrise des enjeux relatifs à la haute fonction publique et au caractère interministériel du corps ; sa position, enfin, de président d’une société parapublique d’autoroutes 985 l’auréole d’une certaine légitimité dans un domaine traditionnel d’intervention du corps et, plus généralement, sur la question de l’action publique. Dès sa nomination, il s’est attelé à la sélection des membres de son groupe, « en toute liberté 986  », mais en veillant toutefois à représenter les différentes composantes du corps. Le groupe réunira vingt-quatre membres, dont une petite quinzaine sera assidue aux réunions.

Encadré n°16 : Les membres du groupe de réflexion sur le MAP, présidé par Gilbert Santel
Parmi les membres du groupe figurent quelques personnalités du corps :
Claude Martinand : PDG du Réseau ferré de France (1997-2002) et bientôt vice-président du CGPC (en novembre 2002), il fut directeur adjoint puis directeur de cabinet du ministre des Transports (1981-1984), directeur général de l’IGN (1985-1989) puis directeur des Affaires économiques et internationales (DAEI) au ministère de l’Équipement (1989-1997).
Yves Cousquer : Ancien président de l’AIPC, il fut également DAEI (1984-1989), puis directeur général de La Poste (1989-1991) avant de présider le directoire de l’International Post Corporation (1994-1999). Il devient président des Aéroports de Paris, poste qu’il occupera jusqu’en 2001.
Joël Maurice : chercheur et directeur du laboratoire du CERAS (centre d’enseignement et de recherche en analyse socio-économique), il est membre du Conseil d’analyses économiques (2000-2002) et deviendra directeur du mastère d’action publique.
Bruno Angles : directeur général d’ATMB (Autoroutes et Tunnel du Mont Blanc) de 1994 à 1996, il est directeur associé de McKinsey consulting group depuis 1996 et dirige l’AIPC.
Quelques figures traditionnelles :
Jean-Yves Belotte : DDE des Alpes-Maritimes il deviendra directeur régional et départemental de Seine-Maritime à la direction régionale de l’Équipement de Haute Normandie
Jean-René Brunetière : chargé de la coordination des services de l’Équipement sur la Franche-Comté et la Bourgogne par le CGPC depuis 2002, il fut responsable de la mission de pilotage de la réforme des maisons de retraite au ministère des Affaires sociales (1999-2002) après avoir été directeur général de l’Agence du médicament (1997-1999). Il fut également DDE de la Côte-d’Or (1991-1996), et DRE de Bourgogne (1992-1993), et dirigea le cabinet du ministre des Affaires sociales et de la Santé (1988-1991).
Florence Rousse : conseillère auprès du directeur des Routes (2003-2004) elle fut chef de cabinet du DGAC (1995-1997), chef de mission à la DGAC (1997-2000) puis adjointe au DGAC (2001-2003).
Quelques personnalités extérieures :
Dominique Bureau : ingénieur général des Ponts et Chaussées en poste en interministériel en tant que directeur des études économiques et de l’évaluation environnementale au ministère de l’Écologie et du Développement durable, bientôt DAEI.
Jean-Marie Bertrand : conseiller-maître à la Cour des comptes et directeur général des Réseaux ferrés de France.
Marc-Olivier Baruch : directeur de recherche à l’Institut de l’Histoire du temps présent (CNRS).
Auxquels s’ajoutent les représentants de la direction des quatre Écoles (ENSG, ENPC, ENM et ENAC), un représentant des ingénieurs issus du concours professionnel, quatre ingénieurs issus de l’X en cours de formation à l’ENPC et un X-Ponts en cours de premier poste en DDE.

Parmi les membres du groupe et la majorité des personnes associées à sa réflexion 987 , un postulat semble partagé : les ingénieurs des Ponts et Chaussées seraient de moins en moins des « techniciens ». Les bases « techniques » qu’ils sont censés acquérir lors de leur première année de formation devraient suffire à satisfaire les exigences des employeurs 988 , dans la mesure où ils n’auraient pas (plus) besoin de maîtriser tous les rouages des calculs et techniques permettant de construire un pont ou bien une route :

‘« Si vous voulez, l’idée du MAP c’était que les élèves avant étaient déjà des ingénieurs, donc ils avaient le bagage technique […] Je ne suis pas sûr, stricto sensu qu’il faille vraiment que les ingénieurs des Ponts sachent vraiment comment on fait une route au sens détaillé du terme et même un pont sur une route, parce que je crois que si, dans l’exercice de leur fonction, ils ont à le faire, ils peuvent l’acquérir assez rapidement. Ça, c’est un premier point de vue et je crois que c’est le point de vue de l’École, en tout cas du directeur. Ce point de vue n’est pas insensé, bon 989 . »’ ‘« Les futurs cadres supérieurs publics n’auront pas besoin de savoir calculer un pont. […] Plus généralement, la pratique des techniques du génie civil ne sera le fait que d’une part minoritaire des promotions à venir 990 . »’ ‘« Le métier d’ingénieur des Ponts, c’est assez peu construire, c’est assez peu calculer les constructions, c’est éventuellement regarder les notes de calcul mais, de plus en plus, on a des ponts fabriqués avec des techniques affreusement compliquées, les codes de calcul qui sont derrière ne sont pas vérifiables par des gens des DDE. Donc à quoi ça sert de dire : “on va contrôler et vérifier les calculs” ? C’est devenu beaucoup trop complexe. En revanche, le métier est celui d’animateur urbain, de manager euh… d’ancrage territorial, de… de développement économique, de… moi je vois des ingénieurs des Ponts dans des grandes villes ou dans des localisations où il y a des choses à faire, qui se régalent. Ils se régalent mais ce qu’ils font c’est de la communication, c’est de l’animation de territoire. […] C’est extrêmement intéressant mais ce n’est pas le même métier 991  ! »’

Cette conception de l’ingénieur des Ponts et Chaussées et, partant, de sa formation, tend à faire de nécessité vertu. Ce désinvestissement des questions techniques renvoie en effet au rôle croissant des prestataires du secteur privé dans le cadre des marchés publics qui conduit les ingénieurs des Ponts à davantage « faire-faire » (savoir rédiger des marchés, les contrôler), qu’à faire eux-mêmes 992 . Cela reflète également la distribution du pouvoir et des positionnements professionnels au sein du ministère de l’Équipement. Cette conception de l’ingénieur des Ponts repose implicitement sur l’idée d’une collaboration des ingénieurs des Travaux publics de l’État. De par les évolutions de la division du travail au sein de l’administration, ces derniers seraient devenus les véritables techniciens du ministère de l’Équipement 993 , censés pouvoir exercer des tâches de spécialistes 994 . En se définissant comme des managers, les ingénieurs des Ponts assignent en retour une identité de techniciens aux ingénieurs des Travaux, et les figent dans un rôle subsidiaire qui est la condition même de leur propre émancipation. La production de l’identité du corps est liée, on le voit, aux rapports socioprofessionnels des deux corps. La « substantialisation identitaire 995  » des ingénieurs des TPE en techniciens apparaît dès lors comme une « tentative d’immobilisation » de ce rapport à l’initiative des ingénieurs des Ponts, mais pas nécessairement en défaveur des ingénieurs des Travaux. En effet, ces derniers sont dès lors susceptibles de maîtriser certains rouages techniques − et donc des « marges d’incertitude −, hors de portée des ingénieurs des Ponts, qui paient de ce prix l’affirmation de leur autorité managériale. Partant, les ingénieurs des Travaux sont sommés de « tenir » les positions techniques au sein du ministère de l’Équipement afin d’autoriser l’émancipation de leurs supérieurs hiérarchiques qui passe par l’adoption d’un profil plus généraliste et transversal 996 , et donc plus axé sur le caractère interministériel de leur corps :

‘« Aujourd'hui, on a l’impression que pour faire le métier d’ingénieur de l’Équipement sur le terrain, eh bien l’École des TPE suffit. Et c’est certainement vrai pour la plupart des tâches qui ont à être faites 997 . »’

L’affaire semble entendue, non seulement du point de vue des carrières poursuivies par les ingénieurs des Ponts et des besoins des employeurs mais également sur le plan de l’image que les membres du groupe souhaitent donner du corps à l’extérieur via l’affichage d’un tronc commun généraliste à caractère managérial. Ce qui fonde le « noyau dur » du corps reposerait davantage sur sa gestion de l’action publique et son profil de manager que sur le caractère « technique » des missions qu’il aurait à remplir :

‘« Dans le discours, le MAP c’était la base commune, la GRH, la gestion administrative, c’est le socle commun. […] la gestion de l’action publique c’est vraiment ce qu’il y a comme dénominateur commun… 998  »’

Le constat semble a priori partagé par les quatre potentiels premiers employeurs du corps qui souhaitent également disposer de hauts fonctionnaires assumant des fonctions d’encadrement et des responsabilités hiérarchiques :

‘« La plupart des postes que les IPC sont destinés à prendre au sein des administrations de l’équipement, de l’aviation civile, de Météo France et de l’IGN sont des postes d’encadrement, dans lesquels la connaissance du droit administratif et du management est plus importante que les connaissances techniques. […] Pour une majorité de postes, un enseignement spécifique et technique plus poussé est moins utile que celui du droit ou du management 999 . »’ ‘« [Le] corps des ingénieurs géographes a vu ses missions évoluer vers une prise en compte toujours plus grande des dimensions managériale, commerciale et internationale 1000 . » ’ ‘« Il faut de vrais ingénieurs/managers […] Le MAP doit être conçu pour les ingénieurs-managers 1001 . »’

Conformément à la commande du directeur du Personnel, cette réflexion autour de la figure managériale du nouveau corps des Ponts et Chaussées s’accompagne au sein du groupe d’une vision de la formation dans ses contenus pédagogiques. Si le MAP est encore à l’état de projet dans les discussions du « groupe Santel », il s’agit de proposer à l’ENPC une maquette pédagogique indicative et, surtout, de cerner les compétences indispensables à l’ingénieur des Ponts et Chaussées du nouveau corps, propres à le différencier au sein de l’administration.

Notes
983.

Entretien auprès du sous-directeur des personnels techniques d’entretien et d’exploitation, chargé de la tutelle des Écoles à la DPS, La Défense, le 24 avril 2003.

984.

Entretien auprès du directeur de l’ENPC, Marne-la-Vallée, le 18 novembre 2002 ; entretien auprès d’un ancien directeur du Personnel, Noisiel, le 28 janvier 2004 ; entretien auprès du vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées, La Défense, le 18 juin 2004.

985.

Il préside alors trois sociétés d’autoroutes alpines : AREA (Autoroutes de la région Rhône-Alpes), ATMB (Autoroutes et tunnel du Mont-Blanc) et SFTRF (Société française du tunnel routier de Fréjus).

986.

Entretien auprès du président du groupe de réflexion sur le MAP, Paris, le 2 février 2004.

987.

Le groupe procédera à l’audition de plusieurs « personnalités » telles que les futurs employeurs du corps (le DPS, le PDG de Météo France, le directeur général de l’IGN, le DGAC), le vice-président du CGPC, ainsi que des directeurs d’administration centrale, un préfet ou le président d’un conseil régional. L’équipe enseignante pressentie pour le MAP sera également associée aux réflexions, notamment vers la fin, et sur le versant pédagogique et plus concret de la mise en place de cette formation.

988.

Conclusion du président, groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 19 juin 2002, p.4 (notre pagination). Source: remis par un membre du groupe.

989.

Entretien auprès du futur directeur du MAP, Paris, le 24 octobre 2003.

990.

Contribution à la réflexion, « Que voulons-nous faire ? », 12 septembre 2002 in SANTEL Gilbert (prés.), Rapport du groupe de réflexion sur le MAP, mars 2003, Annexes.

991.

Entretien auprès d’un enseignant de sciences économiques à l’ENPC, futur enseignant du MAP, Paris, le 19 novembre 2002.

992.

Pour un exemple précis des débuts de cette « relégation » des services de l’Équipement sur le terrain de la communauté urbaine de Lille, cf. : DESAGE Fabien, Le consensus communautaire contre l'intégration intercommunale, op. cit., 2005, pp.239-258.

993.

L’enquête d’Anne Filliol et de Jean-Claude Thœnig indique que le phénomène n’est pas récent. Si l’échantillon sur lequel repose leur rapport est trop faible pour prétendre tirer des conclusions d’un point de vue quantitatif (quarante-neuf ingénieurs sont interrogés dont trente-cinq sont issus de l’École polytechnique), les propos qu’ils ont recueillis lors de leurs entretiens corroborent, à vingt ans d’écart, les nôtres. Leurs interviewés s’accordent en effet pour constater que « sur le plan technique, il n’y a plus besoin d’IPC. Dans les DDE, indiquent les auteurs, ils reconnaissent que les dossiers techniques sont traités par les TPE » [FILLIOL Anne et THŒNIG Jean-Claude, Les jeunes ingénieurs des Ponts et Chaussées…, op. cit., 1987, p.22]. Les auteurs confirment d’ailleurs que « la supériorité de l’IPC ne dépend plus de sa compétence technique » [Ibid., p.23].

994.

Par un effet de mimétisme qui fait écho à ce que décrivait déjà Jean-Claude Thœnig à propos des rapports du corps des TPE à leurs supérieurs hiérarchiques, les premiers semblent au contraire se définir de plus en plus comme des managers, ainsi que nous aurons l’occasion de le voir dans une troisième partie. THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, pp.257 et sq.

995.

Au sujet des stratégies identitaires qui visent à la domination d’un groupe sur un autre et conduisent à assigner des « identité-prison », cf. : CAMILLERI Carmel, « Identité et changements sociaux. Point de vue d'ensemble », dans TAP Pierre (dir.), Identités collectives et changements sociaux, Actes du colloque de Toulouse : Production et affirmation de l'identité, Toulouse, Privat, coll."Sciences de l'homme", 1980, p.339.

996.

Au sujet du travail d’étiquetage qui permet à un groupe professionnel de prétendre monopoliser les tâches de direction, présentées comme plus nobles, cf. : CHAPOULIE Jean-Michel, « Sur l'analyse sociologique des groupes professionnels », Revue française de sociologie, vol.14, 1973, pp.102-103.

997.

Entretien auprès d’un enseignant de sciences économiques à l’ENPC, futur enseignant du MAP, Paris, le 19 novembre 2002.

998.

Entretien auprès d’un membre du groupe de réflexion sur le MAP, Paris, le 23 avril 2003.

999.

Contribution à la réflexion, « Participation au groupe de réflexion sur le MAP », 11 janvier 2003 in SANTEL Gilbert (prés.), Rapport du groupe, op. cit., mars 2003, Annexes.

1000.

Audition du directeur général de l’IGN, groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 21 novembre 2002. Source: remis par un membre du groupe.

1001.

Audition du président-directeur général de Météo France, Groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 18 septembre 2002, p.3 (notre pagination). Source: remis par un membre du groupe.