2) Modèle(s) scolaire(s) et stratégies de démarcation

Dans les facteurs qui président aux choix concernant les enseignements à dispenser au sein d’un établissement scolaire, il convient de ne pas négliger les rapports qu’il entretient au champ des institutions de même nature. La formation des ingénieurs du corps n’est pas pensée indépendamment des contraintes dans lesquelles s’insère l’École des Ponts et Chaussées et, notamment, des relations qui l’unissent aux autres grandes Écoles. La question du positionnement de la formation est récurrente dans les réflexions relatives aux compétences à transmettre au corps. C’est dans un mouvement de « confrontation de l’identique et de l’altérité, de la similitude et de la différence 1002  » que se construit l’identité souhaitée du corps. De fait, c’est l’École nationale d’administration qui apparaît au centre de l’attention des ingénieurs du corps dans la réflexion qu’ils mènent sur le mastère d’action publique. Il s’agit en effet d’une formation par laquelle le nouveau corps des Ponts et Chaussées souhaite afficher son caractère interministériel et généraliste. Si Jean-Michel Eymeri montre que les énarques (en tant que « médiateurs ») ont un « avantage décisif sur les ingénieurs et les corps plus sectoriels 1003  », dans la mesure où ceux-ci apparaîtraient comme « des experts [et comme] des spécialistes », c’est précisément contre ce type de socialisation et de représentation que semble être conçu le MAP au sein du groupe de réflexion. Les ingénieurs du nouveau corps des Ponts et Chaussées entendent ainsi se prévaloir d’une même capacité à « mont[er] en généralité » et à se positionner en « médiateur avec le politique » que les énarques, auxquels incombe généralement ce type de tâche. La référence à l’ÉNA intervient à plusieurs titres, à la fois comme un exemple 1004 et un modèle inavoué auquel la formation tend à se conformer tout en cherchant à s’en distinguer, mais également comme un repoussoir et un type de formation à ne pas reproduire :

‘« Le MAP, j’appelle ça dans nos réunions l’ÉNA des ingénieurs 1005 . »’ ‘« Moi j’aimais bien l’idée du MAP anti-ÉNA, c’est de dire l’ÉNA produit du conformisme, donc comment produire autre chose que le conformisme ? C’est l’enjeu mais ce n’est pas gagné 1006  ! »’

Les participants au groupe de réflexion semblent avoir à cœur de bâtir une formation spécifique, dotée d’une « coloration particulière 1007  » dans la mesure où, « à la différence de l’ÉNA 1008  », elle s’adresserait à des ingénieurs bénéficiant de compétences scientifiques :

‘« La question à se poser est celle de la différence entre un MAP ENPC et un MAP ENA. Les éléments mis en avant (le contexte institutionnel et juridique, la communication, la gestion de crise, la qualité, l’évaluation …) ne sont pas spécifiques et différenciants 1009 . »’

Les promoteurs de la réforme entendent adopter des stratégies de démarcation 1010 dans la conception des enseignements des ingénieurs des Ponts. La formation du corps doit en effet pouvoir s’insérer dans le champ de l’enseignement supérieur, donc se différencier, afin d’être visible et attractive, et éviter de s’affronter de manière trop directe à la concurrence exigeante de formations en voie de création au sein d’institutions prestigieuses :

‘« […] malgré une légitime volonté d’ouverture du MAP à d’autres profils que ceux de l’exercice imposé (X et TPE), il semble que la clientèle naturelle reste une clientèle d’ingénieurs liés d’une manière ou d’une autre au service public. […] Á bien des égards, ce positionnement semble “naturel” et devrait ainsi faciliter l’insertion du MAP dans le marché des formations supérieures. En effet, il existe d’autres initiatives parallèles au MAP à vocation plus “administrative”, comme le projet ambitieux de MPA [Master of Public Administration] de science po’ Paris(formation continue) jumelé pour l’occasion avec la LSE [London School of Economics] et Columbia, centré sur le management public et l’international. Que le MAP ENPC se donne pour cible des ingénieurs est une garantie de non concurrence directe avec ce qui se monte à côté 1011 . »’

Si les compétences relationnelles sont centrales, le mastère d’action publique doit ainsi « demeurer une formation pour des scientifiques 1012  » :

‘« Par exemple par rapport aux Énarques il y a une autre façon de prendre les problèmes, c'est-à-dire en mettant en œuvre la culture scientifique […] Donc, autrement dit, il faut qu’il y ait des maths, quoi, il faut qu’il y ait des choses un peu techniques et théoriques 1013 . » ’

En concurrence avec d’autres formations pour occuper des postes à responsabilité dans l’action publique, les ingénieurs des Ponts et Chaussées devraient pouvoir y apporter une « tournure d’esprit et des méthodes directement puisées dans leur culture scientifique et leur attitude d’ingénieur 1014  ». C’est en effet « du point de vue de l’ingénieur 1015  »que devraient être abordés les enjeux des politiques publiques. La « conduite du changement » est envisagée comme une science quasi-exacte :

‘« [En recourant à] des méthodes rationnelles d’action publique, le MAP [doit] doter les ingénieurs de toutes les bases théoriques que leur formation scientifique leur permet d’absorber sans effort, notamment la théorie des jeux coopératifs ou non-coopératifs 1016 . »’

Les méthodes d’enseignement devraient présupposer de solides connaissances en mathématiques, instaurant ainsi une clôture symbolique autour de la formation :

‘« L’économie qu’on peut faire à des ingénieurs n’est pas la même que celle qu’on pourrait faire à des historiens ou des sociologues à cause des mathématiques. Vu l’importance de cet outil mathématique et de la formalisation en économie, un cours d’économie pour des ingénieurs, même débutants, n’a pas le même look qu’un cours d’économie pour d’autres 1017 . »’

Le mastère d’action publique serait donc l’occasion d’un double affichage : il permettrait, certes, au corps de prétendre s’approprier des compétences de « généralistes » et des savoir-faire « relationnels » mais également de revendiquer une « approche scientifique de l’action publique 1018  », propre à un corps technique, qui garantisse la spécificité de son intervention et, conséquemment, la légitimité de son existence au sein de l’État.

Concernant à présent le contenu envisagé du mastère, il est question dans la maquette pédagogique d’enseignements tantôt qualifiés de « sciences humaines et sociales », tantôt de « savoirs managériaux » ou d’« enseignements généraux ». Les enseignements projetés peuvent être regroupés en trois catégories, d’après les discours des acteurs du groupe de réflexion. D’une part, l’enseignement du droit semble faire consensus. Il s’agit d’initier les élèves au « raisonnement juridique » et de les former au droit public ainsi qu’à la connaissance des institutions françaises et européennes 1019 . D’autre part, l’économie apparaît comme une des « lignes directrices du MAP 1020  », certains allant jusqu’à penser que ce dernier s’apparente à un « vaste cours d’économie publique 1021  ». L’enseignement des mécanismes des « finances publiques et privées 1022  » est jugé fondamental. Les élèves doivent également avoir un aperçu du « fonctionnement de l’économie mondiale 1023  » et des connaissances relatives à la préparation d’un projet (les « indicateurs de performance et de qualité 1024  », les « analyses coûts/avantages 1025  », etc.). Enfin, on retrouve dans toutes les contributions l’idée que le mastère doit être un lieu d’apprentissage du « management ». Le terme est labile et difficilement cernable, tant il semble renvoyer à un vaste champ de compétences plus ou moins liées à ce que les acteurs nomment les « savoir-être ». Il est difficile de distinguer des sous-groupes à l’intérieur tant les compétences et les disciplines évoquées (indifféremment) sont diverses et entremêlées. Comme l’indique un des membres du groupe de réflexion, auteur d’une thèse en science politique :

‘« […] les sciences humaines et sociales sont souvent évoquées à travers des enseignements de management public. De la sorte, il semble que l'on confonde enseignements de disciplines scientifiques constitués et enseignements d'outils professionnels 1026 . »’

La catégorie « management » regroupe ainsi les enseignements qui visent à « comprendre la société 1027  ». Il est question à la fois de « sciences humaines 1028  », de « relations sociales 1029  », de « GRH 1030  » et, de manière récurrente, de « sociologie des organisations » 1031 . L’idée sous-jacente est d’apprendre à « connaître les acteurs, leur logique, leur évolution [et de] comprendre les relations humaines 1032  » ou d’avoir des notions de « psychologie 1033  ». Ces savoirs sont liés, dans les propositions des participants au groupe, à ce que certains nomment le « leadership 1034  ». Il s’agit tout à la fois de l’apprentissage de la « communication 1035  » (notamment « en temps de crise 1036  ») qui couvre un ensemble de compétences telles que « savoir s’exprimer (devant des publics différents, devant les médias) 1037  », la « rhétorique 1038  », « l’écoute 1039  », la « négociation 1040  » (« négociation des marchés, négociation avec le personnel, négociation avec les institutions européennes, partenariat, lobbying 1041  »), la « production du consensus social dans des contextes de conflits d’intérêts 1042  », la « conviction [voire la] persuasion 1043  ». Cela comprend également, dans un même ordre d’idées, « le management d’une équipe 1044  » et la « gestion des personnels, rôle des syndicats […] gestion des crises 1045  », la « conduite de projet [et] la conduite du changement 1046  » ou « l’animation de réunions 1047  », etc. Il n’est question qu’une seule fois de l’enseignement des politiques publiques, vu sous l’angle de l’histoire, « pour comprendre le sens de l’action publique 1048  ».

Cette série de propositions pédagogiques ou, plus largement, de compétences que devrait acquérir l’« ingénieur manager » des Ponts et Chaussées, s’accompagne d’une réflexion relative au contexte d’action dans lequel il sera amené à travailler. En effet, la promotion du manager comme figure identitaire du « nouveau » corps vient fonder et légitimer le rôle souhaité des IPC en même temps qu’elle est présentée comme la conséquence de son évolution au sein de l’action publique 1049 .

Notes
1002.

Cet effort constant de différenciation, d’affirmation, de rapprochement ou de singularisation caractérise, selon Pierre Tap, la production des identités collectives. TAP Pierre (dir.), Identités collectives et changements sociaux, op. cit., 1980, p.11.

1003.

EYMERI Jean-Michel, « Frontière ou marches ? De la contribution de la haute administration à la production du politique », dans LAGROYE Jacques (dir.), La politisation, Paris, Belin, coll."Socio-histoires", 2003, p.62. Les citations suivantes sont issues de la même référence.

1004.

D’après Jean-Michel Eymeri, l’ÉNA attire de plus en plus d’élèves issus des grandes Écoles. Si Jean-François Kesler voyait en l’ÉNA une « super-grande école », indiquant que les diplômés des grandes Écoles représentaient 9% des admis à l’externe en 1959-1971, puis 20% en 1972-1982 [KESLER Jean-François, L'ÉNA, la société, l'État, Paris, Berger-Levrault, 1985, p.294.], les calculs de J-M. Eymeri confirment la tendance sur le long terme puisqu’ils représentent 34% des lauréats du concours externe sur la période 1987-1996 [EYMERI Jean-Michel, La fabrique des énarques, op. cit., 2001, p.55]. Il indique par ailleurs qu’il existe des « quasi-prép’ENA au sein d’HEC, de l’ESSEC et de l’X » [Ibid., p.57]. Si l’on ne trouve pas d’équivalent aussi formalisé au sein de l’ENPC, nous avons été témoins des sollicitations dont font l’objet les élèves de la part des enseignants pour les encourager à passer le concours [observation directe à l’ENPC, enseignement de communication, Marne-la-Vallée, le 19 septembre 2003].

1005.

Entretien auprès d’un enseignant de philosophie politique à l’ENPC, futur enseignant du MAP, Marne-la-Vallée, le 27 janvier 2004.

1006.

Entretien auprès d’un enseignant de sociologie à l’ENPC, futur enseignant du MAP, Paris, le 20 février 2003.

1007.

Groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 19 juin 2002, p.3 (notre pagination). Source: remis par un membre du groupe.

1008.

Idem.

1009.

Groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 18 septembre 2002, p.2 (notre pagination). Source: remis par un membre du groupe.

1010.

Delphine Dulong parle d’« entreprises de démarcation » pour qualifier l’importation ou l’imposition de nouvelles compétences visant à renforcer ou à modifier certaines positions au sein du champ politique. DULONG Delphine, « Quand l'économie devient politique. La conversion de la compétence économique en compétence politique sous la Vème République », Politix, n°35, 1996, pp.109-130.

1011.

Contribution à la réflexion sur le MAP, « Réflexions à mi-parcours au vu des débats et des contributions », non datée (février 2003), document dactylographié remis par l’auteur.

1012.

Idem.

1013.

Entretien auprès du directeur de l’ENPC, Marne-la-Vallée, le 18 novembre 2002.

1014.

Contribution à la réflexion, « Essai pour le Master Action publique », 15 mai 2002 in SANTEL Gilbert (prés.), Rapport du groupe, op. cit., mars 2003, Annexes.

1015.

Mastère d’action publique, Illustration de contenus possibles, 10 janvier 2003. Source: remis par un membre du groupe.

1016.

Contribution à la réflexion, op. cit., 15 mai 2002 in SANTEL Gilbert (prés.), Rapport du groupe, op. cit., mars 2003, Annexes.

1017.

Entretien auprès d’un enseignant de philosophie politique à l’ENPC, futur enseignant du MAP, Marne-la-Vallée, le 27 janvier 2004.

1018.

Contribution à la réflexion, op. cit., 15 mai 2002 in SANTEL Gilbert (prés.), Rapport du groupe, op. cit., mars 2003, Annexes.

1019.

Contribution à la réflexion, op. cit., 12 septembre 2002, idem.

1020.

Entretien auprès du futur directeur du MAP, Paris, le 24 octobre 2003.

1021.

Entretien auprès d’un enseignant de sociologie à l’ENPC, futur enseignant du MAP, Paris, le 20 février 2003.

1022.

Contribution à la réflexion, op. cit., 12 septembre 2002 in SANTEL Gilbert (prés.), op. cit., Rapport du groupe, mars 2003, Annexes.

1023.

Idem.

1024.

Contribution à la réflexion, « Contribution au groupe de réflexion sur le mastère d’action publique pour les futurs ingénieurs du corps des Ponts et Chaussées », 10 octobre 2002, idem.

1025.

Idem.

1026.

Contribution à la réflexion, op. cit., non datée (février 2003), tapuscrit remis par l’auteur.

1027.

Contribution à la réflexion, op. cit., 12 septembre 2002 in SANTEL Gilbert (prés.), op. cit., Rapport du groupe, mars 2003, Annexes.

1028.

Idem.

1029.

Contribution à la réflexion, op. cit., 16 septembre 2002, idem..

1030.

Idem.

1031.

Nous aurons l’occasion de voir combien la sociologie des organisations constitue une « culture maison » au sein du ministère de l’Équipement.

1032.

Groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 19 juin 2002, p.4 (notre pagination). Source: remis par un membre du groupe.

1033.

Contribution à la réflexion, op. cit., 16 septembre 2002 in SANTEL Gilbert (prés.), op. cit., Rapport du groupe, mars 2003, Annexes.

1034.

Entre autres : Contribution à la réflexion, op. cit., 11 janvier 2003, idem.

1035.

Entre autres : Contribution à la réflexion, op. cit., 12 septembre 2002, idem.

1036.

Intervention du président, groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 19 juin 2002, p.3 (notre pagination). Source: remis par un membre du groupe.

1037.

Contribution à la réflexion, op. cit., 10 octobre 2002 in SANTEL Gilbert (prés.), op. cit., Rapport du groupe, mars 2003, Annexes.

1038.

Entre autres : Contribution à la réflexion, op. cit., 11 janvier 2003, idem.

1039.

Idem.

1040.

Entre autres : Contribution à la réflexion, op. cit., 16 septembre 2002 in SANTEL Gilbert (prés.), op. cit., Rapport du groupe, mars 2003, Annexes.

1041.

Réunion de travail sur le MAP, compte rendu, réunion du 4 décembre 2003, p.2 (notre pagination).

1042.

Contribution à la réflexion, op. cit., 12 septembre 2002 in SANTEL Gilbert (prés.), op. cit., Rapport du groupe, mars 2003, Annexes.

1043.

Contribution à la réflexion, op. cit., 16 septembre 2002, idem.

1044.

Intervention du président, groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 19 juin 2002, p.3 (notre pagination). Source: remis par un membre du groupe.

1045.

Contribution à la réflexion, op. cit., 10 octobre 2002 in SANTEL Gilbert (prés.), op. cit., Rapport du groupe, mars 2003, Annexes.

1046.

Contribution à la réflexion, op. cit., 16 septembre 2002, idem.

1047.

Contribution à la réflexion, op. cit., 10 octobre 2002, idem.

1048.

Groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 19 juin 2002, p.4 (notre pagination). Source: remis par un membre du groupe.

1049.

C’est le double mouvement qui caractérise les changements dans la formation, selon D. Desjeux et E. Friedberg. Cf. sur le terrain du corps des Mines : FRIEDBERG Erhard et DESJEUX Dominique, « Fonctions de l'État et rôle des grands corps : le cas du corps des Mines », Annuaire international de la fonction publique, op.cit., 1972, p.573.