3) Un modèle d’action publique dédifférenciant

Plusieurs caractéristiques ressortent des discussions du groupe rapportées en entretiens ou brièvement retranscrites dans les comptes rendus de leurs réunions. Le cadre dans lequel s’inscrit la formation à mettre en place et auquel elle doit préparer les élèves du corps est, selon les membres du groupe, fortement évolutif. Tout d’abord, le changement d’intitulé du futur mastère est révélateur de cette vision des choses. Alors qu’il était à l’origine question d’un « mastère d’administration publique 1050  », l’appellation a semblé trop restrictive à la plupart des participants et, en premier lieu, aux représentants de l’association professionnelle du corps, qui se sont exprimés par la voix de leur président, Bruno Angles. Un tel intitulé tendait à cantonner les ingénieurs des Ponts et Chaussées au service de l’État et faisait fi de la diversité de leurs carrières qui dépassent la seule « sphère administrative ». Il avait, selon le responsable de la tutelle des Écoles à la DPS, une connotation négative :

‘« Oui le côté administration avait un côté trop péjo… enfin [se reprend], péjoratif, au sens trop étatique du terme […] le projet commun c’est l’action publique. Que vous soyez dans le privé ou dans le public, ce qu’on vous demande c’est de participer à un effort collectif ou un travail en direction de la société 1051 . »’

La notion d’action publique reflèterait davantage l’étendue du champ relatif au service public, dans la mesure où elle est notamment censée englober les activités parapubliques et les délégations de service public auprès du secteur privé :

‘« J’oppose pas du tout le privé et le public, on est dans une configuration de la société qui veut que le service public ne soit pas assuré seulement par les services de l’État et ça, ça a sans doute du mal à passer dans l’esprit d’un certain nombre de personnes. Mais, aujourd'hui, les obligations de service public elles existent, elles fonctionnent, le privé participe à l’action publique. Donc on forme aussi bien des gens qui vont rester au service de l’État, au service des collectivités ou du secteur parapublic, voire du secteur privé 1052 . »’

Il semble par ailleurs y avoir un solide consensus sur la conception de l’action publique qui serait en voie de complexification croissante 1053 et nécessiterait conséquemment des savoirs transversaux. Il s’agit d’enseigner aux élèves à appréhender l’action publique sous l’angle de ses multiples facettes et de leur apprendre à collaborer avec des acteurs différents :

‘« Avec la montée de la complexité, les acteurs internes et externes dont les actions s'entrecroisent sur un dossier de même nature sont de plus en plus nombreux : les effets contre intuitifs se multiplient, le mélange des genres (politique, technique, juridique, médiatique…) est la règle… Tout cela implique chez l'acteur public le développement d’une intelligence stratégique et tactique à laquelle il est souvent peu préparé 1054 . »’

La consultation des archives de l’École nationale des Ponts et Chaussées indique combien ce type de propos relatif à la formation des ingénieurs n’est pas nouveau. Dès les années soixante, l’idée d’une complexification de l’action publique est présente et les débats au sein du conseil de perfectionnement 1055 de l’École témoignent d’une volonté d’ouvrir les élèves aux « relations humaines 1056  », au « travail en équipe 1057  » (qui serait une aptitude « caractéristique du bon ingénieur moderne 1058  »), à l’habitude du contact avec d’autres catégories de professionnels, telles que les sociologues 1059 ou les architectes 1060 .

La différence tient néanmoins aux rapprochements opérés entre la sphère publique et le secteur privé. Les valeurs et les impératifs mobilisés pour décrire l’action publique contemporaine émanent des entreprises privées, considérées comme l’étalon à partir duquel juger l’action publique et la « modernité » de l’État. C’est l’idée d’une concurrence accrue à laquelle serait soumise la fonction publique et ses activités 1061 , c’est la « culture de l’efficacité 1062  » qu’il s’agit d’introduire au sein des services de l’État, la « culture d’entreprise en termes de contrôle de gestion, de rentabilisation d’outils » à laquelle il faudrait former les ingénieurs des Ponts, afin qu’ils « porte[nt] ce type de politique » et fassent prendre à l’État un « virage [en matière de] modernisation ». Dès lors, il conviendrait d’intégrer les « notions de productivité et d’efficacité dans l’action publique 1063  » pour former des « acteurs du changement » et « sortir le système de son archaïsme ». C’est à l’aune du fonctionnement présumé des entreprises privées que l’action publique est en effet jugée « en retard » :

‘« Il apparaît de plus en plus clairement que l’administration accuse un retard croissant sur les entreprises dans ses capacités et sa vitesse d’adaptation aux changements contextuels et aux nouvelles exigences de l’efficacité. Cette divergence n’est pas tenable dans le temps 1064 . »’

Aussi, pour certains membres du groupe, les compétences managériales à transmettre au sein du MAP ne sont-elles pas censées présenter une différence de nature avec celles exigées au sein de la sphère privée. Si le MAP est envisagé comme « une petite école de gestion publique 1065  », les savoirs qu’on entend transmettre en son sein relèvent de compétences transversales aux secteurs public et privé :

‘« Les compétences de management requises ne se différencient pas fondamentalement de celles dont a besoin un cadre supérieur ou a fortiori un dirigeant d’entreprise. Les conduites des hommes et des projets sont des savoir-faire à part entière, nécessitant des apprentissages, tout comme le pilotage stratégique ou la négociation 1066 . »’

L’idée des participants du groupe était donc initialement d’ouvrir la formation à un large spectre de « clients », et potentiellement à des acteurs du privé 1067 . La formation prendrait ainsi en considération l’évolution des carrières des ingénieurs des Ponts sur le moyen ou le long terme en les préparant à un potentiel départ dans le secteur privé. C’est d’ailleurs ce que demandent les élèves présents au sein du groupe 1068 qui se déclarent rassurés par l’idée que la formation projetée prenne en compte « le fait que de nombreux élèves partiront dans le privé après leur passage par la Fonction publique 1069  ». Les réflexions suscitées par le groupe de travail témoignent ainsi d’un mouvement vers une « dédifférenciation 1070  » des secteurs publics et privés 1071 . Derrière l’idée selon laquelle il ne faudrait « plus opposer la culture managériale à la culture administrative 1072  »,réside le cœur du projet de formation du nouveau corps. Tous les participants au groupe de travail présidé par Gilbert Santel ambitionnent de faire de la « modernisation de la fonction publique […] un des enjeux très forts de ce MAP 1073  ». L’idée maîtresse 1074 de cette formation et de la conception de l’action publique qui en est à l’origine, est de former des « pilotes du changement 1075  » et des « managers de la modernisation de l’État 1076  » :

‘« Le MAP pourrait devenir un moteur des modernisations et des changements éventuels de l’administration […] et [un laboratoire] d’innovation dans le domaine du management public 1077 . »’

Le rapport final du groupe évoque clairement l’idée qu’il s’agit, certes, d’un mastère mais également, à terme, d’un laboratoire d’idées autour de la réforme de l’État, de la conduite de l’action publique et de la « modernisation » du service public 1078 . Á l’instar de ce que décrivaient Dominique Desjeux et Erhard Friedberg pour la formation des ingénieurs des Mines il y a trente-cinq ans, les concepteurs du MAP lui confèrent comme objectif de « fournir à l’État et à la société les “agents d’innovation” dont ils ont besoin 1079  ». La « répétition », à trente-cinq années d’écart, de cette fonction attribuée à la formation tend à souligner les points communs des attentes dont elle fait l’objet, en dépit de la proclamation du changement 1080 .

La conception de l’action publique défendue par les membres du groupe recouvre donc un champ plus large que la seule administration publique, et plus complexe, dans la mesure où les acteurs qui y participent sont plus nombreux et présentent des origines et des statuts différents. Témoin de cette complexification, l’imbrication des secteurs public et privé est actée par les membres du groupe qui considèrent que l’action publique est décloisonnée et implique donc que les acteurs se dotent de compétences transversales, utiles pour la fonction publique comme pour les entreprises privées. C’est ainsi qu’ils considèrent les savoirs managériaux qu’ils souhaitent voir diffuser au sein du MAP dont les publics pourraient dès lors être diversifiés et étendus aux ingénieurs destinés à exercer dans en entreprise. Centrale dans le projet de mastère, l’idée de former des « modernisateurs » apparaît comme le point nodal qui ferait la synthèse entre les compétences requises au cours de la carrière des ingénieurs des Ponts, que celle-ci se déroule dans le service public ou dans la sphère privée. En somme, un certain consensus règne au sein du « groupe Santel » quant à l’ingénieur des Ponts qu’il s’agit de former et au modèle d’action publique au sein duquel le corps sera amené à exercer. C’est de l’extérieur que va néanmoins émerger l’opposition d’une partie du corps, en désaccord avec la primauté accordée par le projet de formation à la dimension managériale de l’activité des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Une fois encore, l’accord obtenu va se fissurer.

Notes
1050.

Entre autres exemples, c’est sous cet intitulé que le projet a été présenté aux membres élus du bureau de l’AIPC par le directeur de l’ENPC et son adjoint le 9 avril 2002. AIPC, réunion du bureau de l’AIPC, compte rendu, le 9 avril 2002. Sources : AIPC, archives personnelles.

1051.

Entretien auprès du sous-directeur des personnels techniques d’entretien et d’exploitation, chargé de la tutelle des Écoles à la DPS, La Défense, le 24 avril 2003.

1052.

Idem.

1053.

« Le monde change de plus en plus vite. Il devient de plus en plus complexe. » SANTEL Gilbert (prés.), Rapport du groupe de réflexion sur le mastère d’action publique, version intermédiaire, janvier 2003. Pour une critique de l’idée de « complexité », cf. par exemple : ROUBAN Luc, Le pouvoir anonyme, 1994, pp.206-208.

1054.

Contribution à la réflexion, op. cit., 12 septembre 2002 in SANTEL Gilbert (prés.), op. cit., Rapport du groupe, mars 2003, Annexes.

1055.

Ancêtre du conseil d’administration, le conseil de perfectionnement était le lieu de décision de l’ENPC avant le passage de l’École en établissement public, en 1994.

1056.

ENPC, Réunion du conseil de perfectionnement, procès-verbal, le 29 mars 1962, p.7. Source: ENPC, archives.

1057.

Intervention du directeur de l’ENPC, Réunion du conseil de perfectionnement, procès-verbal, 13 octobre 1969, p.38. Source: ENPC, archives.

1058.

Idem.

1059.

ENPC, Réunion du conseil de perfectionnement, procès-verbal, 14 avril 1970, p.25. Source: ENPC, archives.

1060.

ENPC, Dossier du secrétaire général, M. Scemama, « Réforme de l’enseignement dispensé en première année », 10 juin 1968. Source: ENPC, archives.

1061.

C’est ainsi que le président du groupe a décrit le contexte de la réforme de la formation, lors de la première réunion. Groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 19 juin 2002, p.1 (notre pagination).

1062.

Entretien auprès du sous-directeur des personnels techniques d’entretien et d’exploitation, chargé de la tutelle des Écoles à la DPS, La Défense, le 24 avril 2003. Les citations suivantes sont extraites de la même source.

1063.

Audition d’un ancien commissaire au plan, auteur d’un ouvrage sur les pratiques internationales comparées de gestion publique, groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 21 novembre 2002. Les citations suivantes sont extraites de la même source.

1064.

SANTEL Gilbert (prés.), Rapport du groupe de réflexion sur le MAP, op. cit., mars 2003, p.12.

1065.

Groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 19 juin 2002, p.2 (notre pagination).

1066.

Contribution à la réflexion, « Les compétences nécessaires aux hauts fonctionnaires », 16 septembre 2002 in SANTEL Gilbert (prés.), op. cit., Rapport du groupe, mars 2003, Annexes.

1067.

« Cette manière de faire devrait donner un intérêt au master aussi bien à des fonctionnaires qu’à des ingénieurs du privé. » Contribution à la réflexion, op. cit., 15 mai 2002, idem.

1068.

Les profils scolaires et les premiers postes occupés par les élèves choisis par leurs camarades de promotion pour les représenter, en se relayant au sein du groupe, éclairent leurs prises de position sur la formation. L’un d’eux est alors en « master d’économie industrielle » et occupera un premier poste de « chargé de mission économie » pour le ministère délégué à l’Industrie ; un autre (participant actif mais peu présent physiquement aux réunions) est alors en « master droit et gouvernement » à la London School of Economics and Political Science et occupera un premier poste dans les affaires européennes, au sein des services du Premier ministre ; un troisième partira à la direction du Budget dès la sortie de l’École ; et le dernier exercera à la direction de la Sécurité sociale après avoir effectué un diplôme d’études approfondies d’économie. Entretiens auprès des élèves du corps présents au sein du « groupe Santel », le 13 février 2003 (Paris), le 15 février 2003 (Charenton le Pont, 94) et le 11 juin 2004 (Paris) ; AIPC, Annuaire des carrières du corps des Ponts, 2006.

1069.

Groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 19 juin 2002, p.4 (notre pagination).

1070.

Précisons néanmoins que cette notion doit être utilisée ici avec prudence car il s’agit avant tout d’un outil d’analyse de la sociologie historique des États contemporains qui permet de procéder à des analyses comparées. BIRNBAUM Pierre, « L'action de l'État - différenciation et dédifférenciation », dans GRAWITZ Madeleine et LECA Jean (dir.), Traité de science politique, op. cit., 1985, pp.643-682.

1071.

Á propos de la circulation des élites et de la porosité des frontières entre les sphères publiques et privées qui viendraient nuancer la thèse d’une différenciation de l’État, Pierre Birnbaum évoque l’hermétisme des grands corps qui demeurent fermés aux acteurs du secteur privé. [cf. BIRNBAUM Pierre, BARUCQ Charles, BELLAICHE Michel et MARIE Alain (dir.), La classe dirigeante française. Dissociation, interpénétration, intégration, Paris, Presses Universitaires de France, 1978.] La tendance à l’ouverture et au rapprochement qui semble s’affirmer dans la réflexion préliminaire autour du MAP nous permet néanmoins de parler, sur le champ spécifique qui nous concerne, d’une volonté de dédifférenciation partielle, qui ne vient pas pour autant remettre en cause le système différencié français.

1072.

Groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 18 septembre 2002, p.5 (notre pagination). Source: remis par un membre du groupe.

1073.

Entretien auprès du futur directeur du MAP, Paris, le 24 octobre 2003.

1074.

Remarquons que l’idée apparaît pour la première fois, portée par la direction de l’ENPC, qui propose que l’École devienne « un lieu de réflexion collective sur des sujets tels que la modernisation de l’État et l’évolution du service public ». ENPC, « Un projet pour l’ENPC », conseil d’administration du 3 mars 2000, document de travail. Source : direction de l’ENPC.

1075.

Conclusion du président, groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 19 juin 2002, p.5 (notre pagination).

1076.

Idem.

1077.

Contribution à la réflexion, op. cit., 11 janvier 2003 in SANTEL Gilbert (prés.), op. cit., Rapport du groupe, mars 2003, Annexes.

1078.

SANTEL Gilbert (prés.), Rapport du groupe de réflexion…, op. cit., mars 2003, pp.28 et sq.

1079.

FRIEDBERG Erhard et DESJEUX Dominique, Annuaire international de la fonction publique, op. cit., 1972, p.577.

1080.

Citant le secrétaire d’État Eric Woerth, selon lequel la réforme de l’État serait permanente (« on est condamnés à la réforme administrative à perpétuité »), Jean-Michel Eymeri montre combien l’idée de changement est une antienne de l’administration qui participe de sa légitimation procédurale. EYMERI Jean-Michel, « La gouverne au miroir du néo-management public. Libres propos sur les gouvernants élus, les fonctionnaires gouvernants et l'activité gouvernante aujourd'hui », Politiques et management public, vol.23, n°3, septembre 2005, p.15.