Auditionné le 2 décembre 2002 par le « groupe Santel » 1108 pour contribuer à la détermination des compétences nécessaires dans le cadre du MAP, Patrick Gandil, alors directeur des Routes du ministère de l’Équipement, remet en cause à cette occasion le principe même du curriculum formel. Il conteste le choix qui a finalement été acté d’avoir concentré le tronc commun sur la formation au management de l’action publique et d’avoir structuré les enseignements techniques sous la forme de dominantes parmi lesquelles les élèves devraient choisir à leur sortie de l’École polytechnique :
‘« L’École avait fait le choix quasiment de refuser le nouveau corps fusionné, en considérant que le champ était tellement vaste qu’il n’était plus possible de faire une formation d’ingénieur polyvalente et qu’on faisait des formations très optionnelles et puis qu’après l’administration choisirait qui elle veut, sur CV en fait, quasiment 1109 ! »’Il considère que les élèves du corps doivent bénéficier de quelques enseignements techniques sous la forme d’un tronc commun et estime que le management n’a pas sa place dans la formation initiale du corps :
‘« Le point de vue de l’employeur des routes est très influencé par la nécessité pour une IPC de connaître de la technique et de la technique fortement soumise aux risques naturels. Or je suis inquiet sur la place de la technique dans la formation d’ensemble. Un X n’est pas un ingénieur. C’est un scientifique […]. Aujourd'hui, si l’on compare les ratios de formation technique avec les ratios antérieurs de formation classique, on pourrait affirmer que le titre d’ingénieur est usurpé. […] Même avec la complexité de la fusion on peut quand même aboutir à un tronc commun raisonnable. Un petit nombre de cours est nécessaire, comme la mécanique des sols, l’hydraulique et l’hydrologie, les constructions et matériaux. […] Le management n’est par contre pas nécessaire. […] Enfin, même si tous les ingénieurs ne font pas la même carrière, abandonner l’idée qu’en sortie d’école, tout le monde peut occuper tout type de poste serait une régression. Il convient de penser le dispositif de formation avec cet objectif 1110 . »’Ce sont donc toutes les évolutions apportées au schéma depuis le rapport dit « Lespinard », et notamment le « renversement du postulat identitaire » (cf. supra), que conteste le directeur des Routes. Il estime pour sa part 1111 que les réformateurs, et notamment la direction de l’ENPC, n’ont pas pris le soin de consulter les directeurs d’administration centrale au sujet du curriculum formel, et dénonce avec virulence cette absence de concertation :
‘« C’est un choix extrêmement grave qui aurait mérité un vrai débat, pas uniquement au conseil d’administration de l’École mais au conseil général des Ponts, et qui aurait mérité d’être fait, non pas tant avec les seuls directeurs présents au conseil d’administration qui sont le directeur de la Recherche et le directeur du Personnel mais avec les responsables des grandes filières techniques. Il est scandaleux qu’on n’ait pas posé la question au directeur des Ponts, au directeur des Routes, au directeur des Transports terrestres, au DGAC notamment, au directeur de la Navigation aérienne, à des gens comme ça ! Scandaleux 1112 !! »’Considérant que sa seule audition au sein d’un groupe chargé de mettre en œuvre un schéma de formation validé par le cabinet du Ministre et la vice-présidence du conseil général des Ponts ne suffira pas à faire prendre en compte son avis, il décide de saisir directement le directeur de cabinet. « Il a intrigué auprès du cab’ pour faire capoter le projet de formation 1113 » nous confiera l’un des proches de Patrick Gandil, quelques semaines après. Il a néanmoins pris soin auparavant de consulter en amont un certain nombre de directeurs d’administrations centrales dont il a remporté l’adhésion. C’est notamment le cas de Jean-Paul Troadec, directeur des Transports ferroviaires et collectifs du Ministère, issu du corps de l’Aviation civile ; des directeurs de Météo France, et plus particulièrement du directeur général adjoint, Philippe Courtier ; ainsi que des responsables de la DGAC, dont le directeur général lui-même, Michel Wachenheim. Dans le même esprit que Patrick Gandil, ceux-ci se disent insatisfaits par le caractère prépondérant de la formation managériale et considèrent que les ingénieurs ainsi formés ne présenteront pas un niveau satisfaisant de compétences en matière « technique » :
‘« Avant de s’interroger sur la formation, il faut voir quels sont les emplois que les IPC occupent. Or au début, ces postes sont des postes techniques, par exemple, le contrôle du trafic aérien […] Donc le premier souci du DGAC, c’est que ces IPC aient une connaissance technique minimale, les généralistes n’étant pas utiles partout. […] Ce MAP va-t-il correspondre à la motivation de jeunes IPC, intéressés par un travail à la DGAC, notamment à la Navigation aérienne ? Ce n’est que plus tard dans la carrière que se posera la question du management […]. Pour les emplois techniques, si des IPC ont de moindres compétences techniques, ils seront en concurrence défavorable avec les IA [ingénieurs de l’Aviation] issus de Supaéro 1114 [École supérieure de l’Aéronautique] par exemple 1115 . »’ ‘« Le premier segment de carrière, c’est l’employabilité sur des postes techniques “exploitation/avion”. […] On n’a pas à former des gens pour les finances. Il faut se recentrer sur les métiers de l’ingénieur 1116 . »’C’est donc en collaboration avec le directeur général de l’Aviation civile que le directeur des Routes livre sa position au directeur de cabinet du ministre de l’Équipement. Voici comment Patrick Gandil relate brièvement l’entretien avec ce dernier :
‘« Alors je préviens Pierre Graff, qui était le directeur de l’époque, qui prend une rogne en disant : “mais moi j’ai demandé des choses précises quand j’étais directeur général de l’Aviation civile et je constate que ce n’est sans doute pas fait ?! Tu as complètement raison : je m’en occupe !!” 1117 . »’Ancien directeur général de l’Aviation civile, le directeur de cabinet apparaît sensible aux arguments visant à dénoncer la faiblesse des compétences techniques délivrées par la formation 1118 . S’ensuit une période de flottement que ne tolère pas le calendrier : le début de l’année civile est la période durant laquelle se déroulent les amphithéâtres visant à délivrer une information aux Polytechniciens sur les grands corps de l’État qui recrutent à la sortie et les cursus de formation proposés par les Écoles. La mise en suspens de la décision du directeur de cabinet met la direction de l’ENPC dans l’embarras, celle-ci ne sachant quelle information délivrer aux Polytechniciens, avec le risque que des renseignements flous ou incomplets nuisent à l’attractivité du corps des Ponts. Menacé par les accusations directes du directeur des Routes qui le tient pour responsable de la « managérialisation » du corps, Pierre Veltz, le directeur de l’ENPC, va chercher à se protéger et demander le soutien des dirigeants de l’IGN, de Météo France et de la DGAC. Il transmet ainsi en janvier 2003, par la voie de son directeur adjoint, une lettre destinée aux représentants des « maisons d’emploi » qui avaient jusque là cautionné le curriculum formel tel qu’il avait été construit par les groupes « Giblin » et « Santel ». Le message du directeur adjoint accompagnant la lettre du directeur demande explicitement aux destinataires de « couvrir » la direction de l’École :
‘« Des prises de position récentes, contraires à l’information envoyée avec votre accord à l’École polytechnique […] ne me permettent pas de préparer la réunion d’information des candidats polytechniciens au corps des Ponts dans des conditions normales. Je vous demande donc, par courrier joint, confirmation du mandat 1119 . »’Pierre Veltz insiste sur la dissonance entre les premières informations délivrées aux Polytechniciens et la récente opposition au sein du corps, et les conséquences négatives envisageables sur le recrutement. Il menace de ne pas assurer la représentation de l’École des Ponts lors de l’amphithéâtre visant à promouvoir le corps des Ponts, ce qui serait absolument contraire à la tradition des « amphis-retape » 1120 :
‘« Dans ce contexte, je vous demande confirmation à chacun d’entre vous de l’accord des maisons d’emploi sur la présentation à la promotion entrante du cursus de formation tels que les travaux des groupes Giblin et Santel ont permis de le préciser, en cohérence avec les éléments d’information déjà délivrés à ces candidats du corps […] En l’absence d’un tel accord, je me verrai contraint d’annuler la réunion prévue pour le 5 février [« amphi-retape » auprès des Polytechniciens] et de refuser de répondre à toute demande d’information qui me serait adressée, en l’attente d’un arbitrage permettant de savoir quelle information délivrer. Je me permets d’attirer votre attention sur les risques de détérioration du recrutement dans le corps qui pourraient résulter d’une absence d’information, d’une information trop tardive ou d’une information nouvelle totalement contradictoire avec l’information déjà délivrée 1121 . »’Les négociations se seraient ensuite déroulées par téléphone 1122 et la seule trace écrite disponible est la réponse de l’IGN dont le chargé de mission relaie la position du directeur général qui « confirme le mandat » :
‘« Même si les questions posées sont bonnes, et on évite la cacophonie le 5/02. Donc on “verrouille” le dispositif de la première année […] et on essaie de rapprocher les points de vue sur le MAP (qui ne doit pas être conçu comme une année para-ÉNA, mais comme une façon de situer des sujets techniques dans le contexte administratif, juridique, européen où se mouvront les IPC) 1123 . »’Si les représentants de la DGAC, de l’IGN et de Météo France considèrent que la « fronde » menée par Patrick Gandil est salutaire, et que l’absence de tronc commun technique en première année risque de poser des problèmes de recrutement, ils ne s’opposent pas au principe du MAP 1124 . Ils s’accordent en effet à penser que les compétences d’ordre généraliste et managériale seront utiles aux ingénieurs du corps au cours de leur carrière, même s’il s’agit de compétences généralement mobilisées en milieu ou bien en fin de parcours professionnel 1125 . Pourtant, les propos recueillis durant notre enquête laissent présager l’échec du projet de mastère d’action publique :
‘« Á mon avis, c’est mort 1126 ! »’ ‘« Ce MAP, il a du plomb dans l’aile parce que si les maisons d’emploi techniques se mettent à être contre… 1127 » ’Alors que les rumeurs s’amplifient au sein du corps sur l’échec du « groupe Santel » et l’abandon consécutif du MAP, son président, Gilbert Santel, reçoit une lettre signée du directeur de cabinet, le 17 février 2003, lui confirmant son mandat 1128 . Au cours des mois qui suivent s’élabore progressivement un compromis au sein du corps, permettant de mettre fin au conflit. Encore une fois, les corps désormais fusionnés ont dû faire face à la remise en cause d’un consensus relatif aux compétences et à l’image du corps reflétées par formation. La signature du décret statutaire du nouveau corps et sa publication au Journal officiel d’avril 2002 ont néanmoins permis au conflit d’éclater cette fois au grand jour. La réforme principale étant désormais acquise, le « nouveau » corps des Ponts est condamné à trouver une solution pour former ses élèves ensemble. Une série de compromis vont dès lors être passés entre les tenants des différentes visions du corps 1129 .
Seront également auditionnés par le groupe le président-directeur général de Météo France, le vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées, le directeur de la DRAST, le directeur général de l’IGN, le DPSM, le président du conseil général d’Alsace, un préfet honoraire, le vice-président-directeur général de Cégelec et un inspecteur des Finances, ancien commissaire au Plan, auteur d’un ouvrage sur les pratiques internationales comparées de gestion publique. SANTEL Gilbert (prés.), « Méthode de travail », Rapport du groupe de réflexion…, op. cit.,p.5.
Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.
Audition de Patrick Gandil, directeur des Routes, le 2 décembre 2002. SANTEL Gilbert (prés.), Rapport du groupe, Annexes, op. cit., mars 2003.
Contrairement à ce qu’affirme le sous-directeur chargé de la tutelle des Écoles, cf. supra.
Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.
Entretien auprès d’un membre du groupe de réflexion sur le MAP, le 31 janvier 2003.
Cette menace implicite sera proférée de manière plus directe par le directeur des Routes qui raconte : « Cela m’a amené à réagir en disant : “écoutez, si c’est ça un ingénieur des Ponts de demain, c’est clair, moi pour les fonctions importantes de tout le champ de la direction des Routes − il faut voir que le secteur routier, c’est la moitié des effectifs du Ministère, donc ce n’est quand même pas rien − eh bien je vais aller chercher des TPE-Ponts, parce que je serai sûr d’avoir des gens qui ont mené une formation d’ingénieur ! Bon alors ça a fait un peu de bruit dans le Landerneau local […] ». Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement (ancien directeur des Routes), Paris, le 24 février 2005.
Audition de Michel Wachenheim, directeur général de l’Aviation civile, le 14 janvier 2003. SANTEL Gilbert (prés.), op. cit., Rapport du groupe, Annexes, mars 2003.
Audition de Jean-Paul Troadec, directeur des Transports ferroviaires et collectifs au ministère de l’Équipement, le 14 janvier 2003. Idem.
Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.
Le changement de position du directeur de cabinet entre la lettre qu’il transmet au directeur de l’ENPC, visant à aménager un dispositif provisoire de formation pour la première année, et son accord avec l’opposition du directeur des Routes, peut s’interpréter de plusieurs manières. D’une part, il est probable qu’il ait émis des souhaits en tant que DGAC dont il n’a pas pu vérifier l’effectivité en tant que directeur de cabinet. La question de la formation n’apparaît pas, généralement, comme une question sensible et prioritaire pour un directeur de cabinet du ministre de l’Équipement. Il aura donc sans doute validé le schéma de la première année considérant qu’il était de toute façon provisoire et se reposait peut-être sur la validation plus générale et éclairée du vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées, spécialement chargé de s’occuper de cet accord entre les employeurs. D’autre part, plusieurs sources ont confirmé la position marginale du conseiller technique chargé des Écoles au sein du cabinet, qui soutenait, lui, le schéma de formation tel qu’il avait été élaboré initialement par les groupes « Santel » et « Giblin ». On peut, avec prudence, imaginer qu’il a soumis au paraphe du directeur un schéma auquel il était favorable, sans mettre en évidence ce que le directeur considérera plus tard comme des faiblesses. Précisons que nous n’avons pas pu obtenir de réponse satisfaisante quant à l’évolution de la position du directeur de cabinet, celui-ci n’ayant pu nous recevoir durant notre enquête. La concomitance de notre travail de terrain, du sujet de notre recherche et de la vive polémique qu’il a suscitée au sein du corps, a en effet parfois rendu les acteurs méfiants et silencieux. C’est ce que laisse entendre par exemple cet enquêté qui nous prévient de l’ambiance qui règne alors : « Ici les temps sont un peu perturbés autour des Écoles et particulièrement de l'ENPC. Ce n'est donc pas le moment d'aller voir Gandil et Y [conseiller technique du cabinet] sur ce sujet : ils seront des portes de prison. » Courrier électronique d’un membre du groupe de réflexion du MAP à l’auteure de la thèse, objet : « Re : remerciements », le 18 mars 2003.
Courrier électronique du directeur adjoint de l’ENPC aux employeurs du corps et à leurs chargés de mission, objet : « Information de la promotion d’ingénieurs-élèves recrutée en 2003 sur sa formation », le 15 janvier 2003. Source : DPS, documents internes.
Sur lesquels nous reviendrons dans le prochain chapitre.
Lettre du directeur de l’ENPC au directeur du Personnel, des Services et de la Modernisation, au directeur général de l’Aviation civile, au président-directeur général de Météo France et au directeur général de l’Institut géographique national, objet : « Information de la promotion d’ingénieurs-élèves du corps des ponts et chaussées recrutée en 2003 sur sa formation », version intermédiaire, Marne-la-Vallée, non datée (janvier 2003). Source : DPS, documents internes.
Entretien auprès d’un ancien chargé de mission du corps des Ponts, Nanterre, le 28 avril 2003.
Courrier électronique du chargé de mission du corps à l’IGN au directeur adjoint de l’ENPC, objet : « mandat formation initiale IPC », le 17 janvier 2003. Source : DPS, documents internes.
Les enjeux semblent moins importants pour les autres corps dans la mesure où, d’une part, ils recrutent en très faible nombre (un à trois ingénieurs de Polytechnique par an) et, d’autre part, ils ont obtenu des dérogations pour leurs recrues qui pourront substituer une formation technique au MAP.
Entre autres : Entretien auprès du directeur général adjoint de Météo France, Paris, le 23 avril 2003 ; entretien auprès du directeur adjoint de l’École nationale des sciences géographiques (ENSG), Marne-la-Vallée, le 24 janvier 2003.
Entretien auprès d’un membre du groupe de réflexion sur le MAP, le 31 janvier 2003.
Entretien auprès du secrétaire et rédacteur du groupe de réflexion sur le MAP, Marne-la-Vallée, le 14 février 2003.
Lettre du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement à Gilbert Santel, réf. : FM/03001025, Paris, le 17 février 2003. Source : DPS, documents internes.
Nous reviendrons plus précisément sur celles-ci au cours du prochain chapitre.