3) Les ressorts d’un compromis

Deux éléments principaux constituent l’arrangement finalement établi entre les membres du corps. D’une part, si Gilbert Santel est confirmé dans son mandat, la place accordée au « management » apparaît plus discrète dans le rapport final remis à la DPS en mars 2003. Alors qu’elle se trouve au centre des discussions qui ont eu lieu au sein du groupe depuis juin 2002, et qu’elle est présente dans quasiment toutes les contributions écrites des membres du groupe, la question du management est finalement peu apparente dans les propositions de contenu qui figurent au sein du rapport final. Les illustrations d’enseignements envisageables évoquent une seule fois le terme « management », parmi les cours plus secondaires d’« outils et de méthodes » où il est question de « “micro-management” (gestion d’équipe, comportement vis-à-vis des subordonnés et de la hiérarchie) », ainsi que de « communication » et de « négociation 1130  ». Parmi les « cours généraux de culture et d’ouverture », nulle question de management, celui-ci étant remplacé par des enseignements plus classiques intitulés « gestion publique : la tradition française face aux nouveaux modèles » et « finances publiques : les prélèvements publics face à l’obligation de redevabilité 1131  », portant sur la loi organique relative aux lois de finances (LOLF).

Après la remise du rapport, un groupe de travail pédagogique est constitué, comprenant essentiellement des enseignants-chercheurs de l’École des Ponts en sciences économiques, en sociologie (du travail, des organisations, des mouvements sociaux), en philosophie politique et, plus généralement, en sciences humaines. Rattachés au LATTS ou au CERAS, ils enseignent pour la plupart au sein du département dit « SEGF » (Sciences Économiques, Gestion, Finances) de l’École des Ponts, et sont d’ores et déjà pressentis pour faire partie de l’équipe pédagogique du mastère d’action publique.

D’autre part, le compromis repose sur le réaménagement de la première année de formation du nouveau corps. Au cours du mois de janvier 2003, après l’intervention de Patrick Gandil, le directeur de cabinet du Ministre a demandé la réalisation d’un rapport dit « de conciliation », dans le but de trouver une solution au conflit. Confié à Philippe Courtier, directeur général adjoint de Météo France, il vise à repenser la première année en introduisant quelques cours communs obligatoires dans des disciplines techniques nécessaires à chacun des employeurs. Le choix de Philippe Courtier témoigne de l’orientation attendue des aménagements souhaités. Issu du corps des ingénieurs de la Météorologie qui occupent très majoritairement des positions normales d’activité 1132 au sein de l’établissement public sur des postes à fort contenu technique 1133 , il officie au deuxième poste le plus important dans la hiérarchie de Météo France, ce qui lui confère une légitimité au sein du nouveau corps des Ponts. Par ailleurs, il jouit d’une prestigieuse réputation scientifique, y compris sur le plan international 1134 , et s’est illustré durant le conflit comme un proche de Patrick Gandil, dont il partage la vision du corps des Ponts (cf. chapitre 4). Son rapport préconise l’introduction en première année d’un tronc commun en mécanique, équivalent à un niveau de maîtrise. Remis en avril, il est validé au mois d’octobre 2003 dans ses grandes lignes − et son auteur sera nommé directeur de l’ENPC en avril 2004, par l’ancien directeur des Routes qui sera devenu, entre-temps, directeur de cabinet du Ministre 1135 . Au cours de la réunion au cabinet du ministère de l’Équipement qui se tient le 24 octobre 2003, le principe de l’introduction des cours de mécanique obligatoire est en effet entériné, sans pour autant que soit retenue l’obtention stricto sensu d’un niveau de maîtrise, dont l’application est jugée trop chronophage au regard du calendrier de formation. C’est ce que résume le chargé de mission du corps, après la réunion :

‘« La problématique du minima de connaissances en méca en 1ère année a été tranchée suite aux conclusions du rapport Courtier, à savoir :
- les X n’ayant pas fait de majeure de mécanique devront suivre un enseignement n’allant pas forcément jusqu’à l’équivalence de maîtrise méca, mais donnant un minimum de fondamentaux, tourné vers les applications concrètes pour notre ministère, et comprenant un “mini-projet”
- les X n’ayant suivi aucun cours de méca devront en plus suivre des cours de rattrapage en préalable 1136 . »’

Á leur arrivée à l’École nationale des Ponts et Chaussées, les Polytechniciens qui n’ont pas choisi en deuxième année la voie de spécialisation en mécanique 1137 seront donc censés suivre des cours obligatoires de rattrapage, d’un nombre d’heures évoluant au prorata de leurs connaissances acquises préalablement, afin de répondre aux besoins des différents employeurs du ministère de l’Équipement. L’idée est que l’information soit diffusée aux futurs élèves qui commencent leurs études à Polytechnique, afin qu’ils sachent que le suivi de la majeure de mécanique à l’X est préférable pour prétendre intégrer le corps des Ponts. Interpellés par le contenu du « rapport Courtier », les élèves de la promotion 2005 ont manifesté leur désapprobation dès avant la réunion de validation du schéma de formation au cabinet 1138 . Ces critiques seront bientôt relayées par les représentants de l’AIPC qui contestent également la priorité accordée aux compétences techniques, au détriment, considèrent-ils, de la réputation du corps à la sortie de l’X et, conséquemment, de la qualité de son recrutement :

‘« L’obligation de suivre certains cours “techniques”, notamment le cours de mécanique, n’est pas comprise par la plupart des élèves. Ils s’interrogent sur l’utilité et la cohérence d’un tel enseignement dans le cadre de leur formation 1139 . »’

Le choix qui a été fait par l’instance politique du Ministère a conduit, d’une part, à valider le principe d’une formation « généraliste » (le MAP), sous la forme d’un tronc commun et, d’autre part, à introduire des cours techniques obligatoires en début de formation. Le « rééquilibrage 1140  » souhaité par le directeur des Routes conduit donc à la formation d’« ingénieurs managers ». Consensuelle, cette appellation plurielle permet de mettre d’accord les participants au processus de réforme, chacun y trouvant un motif de satisfaction, différent de celui des autres. Les plus favorables à la dimension managériale du corps se montrent néanmoins plus dubitatifs. L’arbitrage politique en faveur des représentants du Ministère appartenant à la frange la plus « technicienne 1141  » du corps, contre l’avis des élèves et celui de l’association professionnelle notamment, témoigne en effet d’un choix stratégique important :

‘« Je préfère avoir des ingénieurs des Ponts motivés et compétents sur les questions techniques dont est chargé le Ministère que des individus brillants mais qui ne présentent pas des profils adéquats à nos besoins !
- Q : Quitte à voir le niveau du recrutement à l’X baisser ?
- Si c’est la rançon à payer, je suis prêt à l’assumer, ça me paraît largement secondaire 1142 . »’

L’orientation donnée à la formation en dernière instance privilégie donc les besoins directs du Ministère et son intérêt à voir ses services « tenus » par un grand corps de l’État, quitte à nuire aux intérêts mêmes du corps. Tout se passe en effet comme si, au nom de la pérennité du corps, les logiques administratives avaient prévalues contre les stratégies corporatistes, selon lesquelles la qualité du recrutement à Polytechnique, et notamment le positionnement du premier et du dernier élèves admis au sein de la « botte », sont des objectifs prioritaires. Présente en filigrane tout au long du processus de création d’une formation commune au nouveau corps des Ponts et Chaussées, la tension entre ces deux dimensions de la vie du corps, tiraillé entre les impératifs du ministère de l’Équipement et ses propres ambitions d’expansion, mérite d’être à présent explorée plus attentivement.

Notes
1130.

SANTEL Gilbert (prés.), « Illustrations de contenus possibles », Rapport du groupe…, op. cit., Annexes, mars 2003.

1131.

Idem.

1132.

Rappelons que les ingénieurs de la Météorologie sont moins de 5% dans le privé, démissionnaires compris, avant la fusion [AIPC, « Le nouveau corps des Ponts », op. cit., mai 2002] et que leur taux de PNA s’élève à 80% avant la fusion [au 31 décembre 1995 : Ministère de l’Équipement, Rapport du groupe de travail chargé d’étudier la faisabilité de la fusion du corps des IM avec celui des IPC, op. cit., avril 1995, p.20 ; et en 2001 : AIPC, « Le nouveau corps des Ponts », op. cit.]

1133.

Cf. chapitre 2.

1134.

Il est notamment lauréat de prestigieux prix académiques tels que le « Buchan prize of the Royal Meterological Society » et le prix Abbadie de l’académie des Sciences. AIPC, Annuaire des carrières du corps des Ponts et Chaussées, 2006, p.75.

1135.

Nous reviendrons plus précisément sur cet épisode dans le prochain chapitre.

1136.

Courrier électronique du chargé de mission du corps des Ponts au responsable de la mission de l’encadrement supérieur à la DPSM, objet : « Scolarité ENPC », le 30 octobre 2003. Source : DPS, documents internes.

1137.

Cf. supra la description du nouveau cursus scolaire de Polytechnique inauguré en 2000 et qui ne prévoit plus de tronc commun poly-scientifique en deuxième année, conduisant potentiellement des candidats au corps des Ponts à n’avoir suivi aucun enseignement en mécanique par exemple (cf. chapitre 3).

1138.

Lettre signée d’une partie de la promotion ENPC 2005 au directeur adjoint de l’ENPC et au chargé de mission du corps, objet : « Cours de mécanique obligatoire », Paris, le 13 octobre 2003.

1139.

Courrier électronique d’un ingénieur-élève X 2000-ENPC 2005 au représentant des jeunes IPC à l’AIPC, objet : « Sondage promotion 2005 », 1er décembre 2003.

1140.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1141.

C’est ainsi que Patrick Gandil est qualifié à plusieurs reprises au cours des entretiens effectués tant auprès de responsables de la DPS, que de l’ENPC ou de l’AIPC.

1142.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.