Conclusion du chapitre 3

Longtemps mise à l’écart afin de ne pas compromettre les négociations statutaires interministérielles, la question de la formation est bientôt apparue au centre des débats sur la fusion. Revenir sur le processus de réflexion qui a conduit les groupes de travail à s’accorder sur un tronc commun censé représenter le socle identitaire du nouveau corps des Ponts et Chaussées, nous a permis de dé-essentialiser le profil managérial des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Partis d’un premier consensus autour des compétences « techniques » comme devant former le noyau dur de la formation, les réformateurs ont été contraints de réexaminer leur projet au vu des changements contextuels intervenus dans l’intervalle. Portée par les Écoles des quatre corps, l’ENPC en tête, la contestation du schéma de formation adoubé par les représentants syndicaux et associatifs s’est appuyée sur la réforme des enseignements de l’École polytechnique et le mécontentement des élèves fonctionnaires. Largement critiqué au départ, le curriculum formel, dit « alternatif », a finalement rassemblé les interlocuteurs, permettant de créer un nouveau consensus autour d’une identité commune managériale. L’intervention du directeur des Routes, soutenu par des responsables issus des trois anciens corps de l’Aviation civile, de l’IGN et de Météo France, est néanmoins venue ébranler à nouveau l’accord obtenu sur la formation commune. Après l’intervention du directeur de cabinet du Ministre, le projet de formation du corps est enfin finalisé, ce qui tend à accréditer l’idée de l’importance centrale du recours aux ressources politiques. L’introduction d’un tronc commun technique en première année et la dimension moins ouvertement managériale du mastère d’action publique caractérisent la formation telle qu’elle sera finalement mise en œuvre. Il ne s’agit pas de former de purs ingénieurs, comme le laissait présager le « rapport Lespinard » mais il ne s’agit pas non plus de former de simples « managers », comme l’entendaient les membres du « groupe Santel ». Á la fin du processus, tous les acteurs s’accordent pour faire de la formation du nouveau corps des Ponts et Chaussées une formation d’« ingénieurs managers ».

Inscrite dans la réalité des programmes d’enseignement, objectivée par la remise d’un diplôme de troisième cycle et revendiquée comme la culture commune du nouveau corps, l’identité d’« ingénieur manager » s’impose à la croyance par des effets de reconnaissance qu’il s’agissait de déconstruire. Revenir sur les traces des projets non aboutis, des conflits, et des négociations à propos de la formation du nouveau corps des Ponts et Chaussées nous a invitée à dépasser l’effet d’autorité qu’impose l’affichage d’un tronc commun porteur d’une identité cohésive pour ses membres. Restituer l’univers des contraintes qui l’ont en partie déterminé nous a permis de dé-nécessiter le profil managérial du corps et de montrer la manière dont un corps cherche à produire sa propre image, avant que l’obtention d’un diplôme ne vienne la constituer en essence.

La reconstitution du passage de la revendication d’une identité « technique » du corps, à la promotion de la figure managériale de l’ingénieur des Ponts et Chaussées, jusqu’au compromis célébrant l’« ingénieur manager », met au jour le caractère stratégique et fondamentalement arbitraire de l’identité professionnelle du nouveau corps. Elle montre ce qui se joue autour des réformes de l’enseignement dans une grande École et les enjeux que révèlent les variations autour des compétences sur lesquelles asseoir les positions du corps. Le caractère labile et multiforme de l’appellation d’« ingénieur manager » constitue en ce sens un espace identitaire confortable dans la mesure où il permet d’envisager un spectre élargi de positionnements professionnels, en dehors et au sein du ministère de l’Équipement. L’extrême plasticité de l’identité d’« ingénieur manager », telle qu’elle apparaît dans les débats autour de la formation, a sans doute favorisé le consensus en même temps qu’elle a autorisé de multiples projections. Miroir unique des idées de chacun, la figure de l’« ingénieur manager » va susciter l’adhésion pour des raisons différentes, notamment ajustées à des positions institutionnelles.