Chapitre 4. La figure de l’« ingénieur manager » : un compromis ambigu

« Ma méthode ne consiste pas à séparer le dur du mou, mais à voir la dureté du mou. » Ludwig Wittgenstein (Carnets) 1143

« De toute façon, il y a un point de vue ministère de l'Équipement et il y a un point de vue corps des Ponts, qui n’est pas forcément le même, à ceci près que beaucoup de gens qui sont en position de direction au ministère de l'Équipement sont aussi des ingénieurs des Ponts, donc ils ont une vision eux aussi du corps des Ponts 1144 . »

L’analyse de la genèse de la réforme de la formation du nouveau corps des Ponts et Chaussées témoigne de la progressive constitution d’un compromis sur l’identité d’« ingénieur manager » du corps des Ponts et Chaussées. Néanmoins, les chemins par lesquels les acteurs de la réforme en arrivent à adopter le terme diffèrent. Nous sommes ainsi en présence de deux idéal-types au sein du corps des Ponts. Une partie des responsables du ministère de l’Équipement, représentés notamment par Patrick Gandil, ont souhaité voir le terme « ingénieur » accolé à celui de « manager », considérant que les membres du corps des Ponts et Chaussées ne pouvaient se définir par la seule dimension managériale de leur activité professionnelle. Les autres, qu’ils soient membres du « groupe Santel » ou de la direction de l’ENPC, ou encore responsables du CGPC ou de l’AIPC, ont consenti à l’introduction de disciplines techniques obligatoires dans le parcours de formation, acceptant de voir renforcée la dimension « technique » de l’« identité » d’un corps dont ils défendaient le caractère avant tout managérial. L’ambivalence d’une telle « identité », qui fait de ces hauts fonctionnaires ni tout à fait des ingénieurs ni tout à fait des managers, autorise des définitions variables épousant les intérêts différenciés des membres du nouveau corps des Ponts. Le flou est renforcé par la plasticité du qualificatif de « manager » qui apparaît comme une notion protéiforme, objet de multiples projections. Miroir unique des idées de chacun, elle susciterait grosso modo l’adhésion des ingénieurs des Ponts et Chaussées mais pour des raisons différentes, selon la « nature » du regard qui y serait porté. C’est en quelque sorte à un compromis ambigu 1145 que nous aurions affaire, la « cohésion par le flou 1146  » permettant d’harmoniser les prises de position à partir d’interprétations différentes d’une même « identité ». Nous proposons dès lors d’analyser les représentations du corps et de ses rapports avec le ministère de l’Équipement, ainsi que les investissements différenciés que recouvre l’usage d’une telle « identité », en termes de stratégies professionnelles.

Après avoir restitué le processus par lequel le nouveau corps des Ponts est parvenu à un compromis relatif à l’« identité » qu’il souhaite afficher, nous souhaitons à présent revenir plus en détails sur les espaces de position qui structurent la scène de fabrique des cadres de la formation. Lieu de luttes et de transactions qui ont pour enjeu la maîtrise de la définition légitime de l’ingénieur du corps des Ponts et Chaussées, cette scène donne à voir les corrélations entre les prises de positiondes acteurs, leurs stratégies professionnelles et les rapports de force qui les opposent. Membres d’un même grand corps de l’État, les ingénieurs des Ponts et Chaussées qui participent à la réforme de la formation n’en appartiennent pas moins à des institutions professionnelles différentes. Ils y occupent des positions hiérarchiques diverses et sont enserrés dans des réseaux de contraintes multiples dont les stratégies et les intérêts sont parfois divergents. Il s’agit par là d’éviter le piège de la fétichisation des positions individuelles et celui de l’anedoctisme lié au choix d’un micro-terrain, en dégageant les logiques sociales qui sous-tendent les prises de position des acteurs sur l’identité du corps, par la description des univers professionnels des enquêtés et de leurs principes d’action et d’organisation.

Le contexte dans lequel intervient la création du « nouveau » corps éclaire la revendication du profil managérial de ses membres par ses initiateurs. Le ministère de l’Équipement est, nous l’avons vu dans le premier chapitre, fortement déstabilisé par la « deuxième phase » de la décentralisation et la perte consécutive d’une partie de ses prérogatives et de son attractivité auprès des ingénieurs des Ponts et Chaussées, eux-mêmes affectés par ces reconfigurations et la contestation de leur expertise. Dans une telle période de doute, l’« identité d’ingénieur manager » du corps des Ponts et Chaussées apparaît comme un faire-valoir 1147 du Ministère au sein de l’administration tout autant qu’elle contribue à semer le trouble en raison des affinités que le management entretient avec des impératifs issus du secteur privé 1148 . Deux types de logiques vont ainsi s’opposer parmi les ingénieurs des Ponts et Chaussées : d’une part, des impératifs gestionnaires d’ordre administratif, relayés par une partie des représentants du ministère de l’Équipement qui s’inquiètent de voir le corps déserter leurs services dans un contexte de fragilisation (section 1) ; d’autre part, des logiques corporatistes qui visent à pérenniser et à étendre la domination du corps en élargissant l’assise de ses positions de pouvoir, notamment dans le secteur privé (section 2). Au cœur de ce double enjeu s’inscrivent les conditions de production et de diffusion de la formation qui érige l’« ingénieur manager » en idéal professionnel. Choisir le prisme de la formation, entendue au sens large de socialisation scolaire, nous permet dès lors d’analyser le corps en actes, comme un enjeu de lutte pour le monopole légitime de la définition de ses propriétés, liées à des visions stratégiques du rapport qu’il est censé entretenir avec les secteurs public et privé.

Notes
1143.

Cité en exergue dans : BOLTANSKI Luc, Les cadres, op. cit., 1982, p.462.

1144.

Entretien auprès du directeur de l’ENPC, Marne-la-Vallée, le 18 novembre 2002.

1145.

L’intervention des autorités politiques du Ministère et la décision autoritaire qui s’est imposée à tous les protagonistes de la réforme suite à la réunion de concertation au cabinet du Ministre ne permet pas, ici, de parler d’un consensus ambigu comme c’est le cas sur le terrain empirique analysé par Bruno Palier. Cf. par exemple : PALIER Bruno, « Gouverner le changement des politiques de protection sociale », dans FAVRE Pierre, HAYWARD Jack et SCHEMEIL Yves (dir.), Être gouverné, op. cit., 2003, pp.163-179.

1146.

BOLTANSKI Luc, Les cadres, op. cit., 1982, p.474 et sq.

1147.

Comme ce fut le cas au début des années 1980 lors des premières lois de décentralisation (cf. chapitre1).

1148.

Avec des nuances toutefois selon les pays étudiés, cf. : HOOD Christopher, LODGE Martin et PAGE Edward C., « Is Competency Management a Passing Fad? », Public Administration, vol.83, n°4, 2005.