1) Le corps au diapason du Ministère

Les ingénieurs des Ponts et Chaussées qui défendent une vision plus « technique » de la formation présentent, entre autres points communs, une similitude de points de vue concernant les rapports de leur corps avec le Ministère. La plupart d’entre eux nous ont ainsi livré le récit d’une histoire fusionnelle des deux institutions dont ils considèrent que la pérennité est liée, historiquement et stratégiquement, à l’intensité de leurs liens. D’après eux, si les ingénieurs des Ponts ont en effet préexisté aux structures administratives de l’Équipement, ils les ont précisément modelées à leur image, selon les compétences expertes de leur corps et selon ses besoins stratégiques :

‘« Le Ministère, hein, c’est ce qu’on appelle la “maison”, il est quand même né de la volonté du corps et leur histoire est tout à fait enchevêtrée. […] Lorsque j’évoque le Ministère j’inclus bien entendu le ministère des Travaux publics, l’ancêtre de l’Équipement… mais c’est l’association d’un corps puissant et des structures administratives du Ministère qui a permis de faire de la France ce qu’elle est aujourd'hui. […] Si l’on distend trop les liens entre les deux, ce sera nuisible au Ministère mais aussi évidemment au corps, parce qu’ils sont vraiment dans cette interdépendance 1155 . »’

L’histoire du corps et sa participation à ce qu’est la France d’aujourd'hui serait, dans cette perspective, indissociable du concours apporté par le Ministère au processus de centralisation étatique français. C’est bien la mission d’équipement du territoire national confiée au Ministère qui aurait fondé la réputation du corps et consolidé sa puissance, qui lui aurait conféré une position sociale prestigieuse et offert une place particulière dans l’histoire nationale et l’imaginaire collectif français. La vision fusionnelle qui préside à ce type de discours conduit à considérer les deux institutions à l’unisson : la situation actuelle de la tutelle affecterait ainsi le corps dans son « identité » même. Le récit par ces acteurs d’une histoire combinée du corps des Ponts et Chaussées et du ministère de l’Équipement présente la perte des prérogatives du Ministère comme une atteinte directe à la légitimité du corps, remis en cause dans ses compétences et dans sa valeur. Nulle distinction n’étant faite entre les deux institutions, la seule voie de salut pour le corps serait de participer au « sauvetage » du Ministère, notamment en s’investissant pleinement dans des réformes « modernisatrices » propres à les re-légitimer :

‘« L’AIPC défend plutôt les individus et leurs possibilités larges de choix, d’essaimage le plus rapide possible dans les secteurs clés du secteur privé. Á l’inverse, le ministère de l’Équipement a son rôle de gestionnaire du corps en disant : “pour la fonction publique et pour l’État, on a besoin de cadres de haut niveau donc on forme prioritairement pour ça.” […] En tant qu’employeur, on a besoin d’ingénieurs des Ponts et vice-et-versa d’ailleurs, surtout avec les difficultés liées à la décentralisation. Donc le Ministère, il a besoin de se ressaisir et ça participe aussi du prestige du corps. Donc il faut des IPC à l’Équipement, notamment pour porter un certain nombre de grandes réformes, on a besoin de ce type d’ingénieurs 1156  ! »’

C’est, en filigrane, l’idée selon laquelle seul le lien qui le rattache au ministère de l’Équipement serait susceptible de protéger le corps des Ponts et d’assurer sa pérennité. Parce que l’État aura, selon eux, toujours besoin d’experts indépendants à son service 1157 , les ingénieurs des Ponts et Chaussées devraient être protégés des projets de suppression des corps et de réduction des effectifs de la haute fonction publique, s’ils continuent de le servir via le Ministère ou, plus largement, au sein de la sphère publique. L’idée de la préservation de leur place au sein de l’État comme condition et garantie de la pérennité des grands corps est également développée par Marie-Christine Kessler dans les pistes prospectives qu’elle trace pour l’avenir de la haute fonction publique :

‘« Les grands corps devront se replier davantage au sein de leurs structures institutionnelles et de leurs tâches traditionnelles qui leur offrent des capacités de résistance et d’extension fonctionnelle réelles 1158 . »’

Le Ministère apparaît là comme une figure protectrice du corps, le légitimant par les importantes attributions qu’il lui offre. Derrière l’idée d’un Ministère salvateur pour le corps, portée par une partie de ses membres, se profile également celle d’un grand corps dont le prestige et l’ancienneté seraient susceptibles de sauver le Ministère du déclin qui le menacerait. Il faudrait dès lors « tenir les positions » et encourager les ingénieurs des Ponts à occuper des postes de direction au sein de l’administration. Tout se passe comme si le corps pouvait tenir lieu de rempart d’un Ministère potentiellement assiégé :

‘« Alors si ça devient la débandade et que tout le monde se carapate, le Ministère ne tiendra pas le coup. […] eh bien les ingénieurs des Ponts seront bien ennuyés parce que le Ministère va partir à vau-l’eau et ils n’auront plus de point de repli 1159  ! »’

Loin de s’opposer à l’essaimage du corps et à la diversité des carrières de ses membres, ces ingénieurs estiment néanmoins que le ministère de l’Équipement doit demeurer la base et le lieu d’activité majoritaire du corps :

‘« J’adhère tout à fait à l’idée que le corps, il lui faut un tronc. Alors il faut aussi des branches mais il ne faut pas que les branches prennent la place du tronc, quoi. Le tronc, ça reste le ministère de l'Équipement, il faut donc une base Équipement et très majoritaire. […] L’idée d’avoir un corps centré sur le ministère de l'Équipement, ça va de soi 1160 . »’

La nécessité de préserver un lien fort entre le corps et le Ministère est intimement liée à la conception de l’ingénieur des Ponts que défend cette frange du corps. Si nombre de hauts fonctionnaires des Ponts et Chaussées interrogés considèrent que l’ingénieur des Ponts est avant tout un manager, ceux-là estiment au contraire que son « identité » première est technique et que le titre d’ingénieur est au principe même de sa légitimité.

Notes
1155.

Entretien auprès du directeur adjoint de l’École nationale des sciences géographiques (ENSG), Marne-la-Vallée, le 24 janvier 2003.

1156.

Entretien auprès du sous-directeur des personnels techniques d’entretien et d’exploitation, chargé de la tutelle des Écoles à la DPS, La Défense, le 24 avril 2003.

1157.

CGPC, DPSM, « Pour une gestion rénovée du corps… », Rapport au ministre de l’Équipement, op. cit.,2004, annexes, p.17 (notre pagination).

1158.

KESSLER Marie-Christine, « Les grands corps à l'horizon 2000 », La revue administrative, n°301, janvier-février 1998, p.130.

1159.

Entretien auprès d’un chargé de mission à la DPS, Paris, le 4 février 2004.

1160.

Entretien auprès d’un ancien chargé de mission du corps des Ponts, Nanterre, le 28 avril 2003.