2) Le déclin technique contre l’intérêt général ?

Les représentants du ministère de l’Équipement considèrent que le niveau des compétences techniques des ingénieurs des Ponts et Chaussées s’est affaibli et que cela constitue un danger, à la fois pour le corps et pour sa tutelle. Ils s’appuient notamment sur un rapport interne faisant ainsi état de la « menace » qui pèserait sur « le creuset technique 1161  » du corps des Ponts et Chaussées 1162 . Les « cœurs d’activité 1163  » et les « capacités techniques 1164  » du Ministère seraient en danger. Les services déconcentrés, les directions d’administration centrale et le réseau scientifique et technique du Ministère, « socle historique du corps 1165  » pâtiraient de la perte de compétences des IPC et de leur manque d’attractivité auprès de cette population 1166 . Le Ministère manquerait désormais d’experts dans certains domaines, tels que la mécanique des sols, la mécanique des roches, les chaussées, le béton, les ouvrages d’art ou la sécurité routière 1167 , autant de domaines qui constituent sa légitimité et partant, celle du corps des Ponts et Chaussées.

Au cours de l’enquête que nous avons menée auprès des hauts fonctionnaires qui considèrent que le corps devrait prioritairement servir le ministère de l’Équipement, des récits de situations dangereuses qui auraient été provoquées par des lacunes dans les compétences techniques des ingénieurs des Ponts et Chaussées viennent illustrer ces critiques. Plusieurs agents du Ministère ont ainsi évoqué de récents accidents dus à des déficiences techniques (effondrement d’un pont, défauts de conception des routes, mauvaise gestion des risques d’inondation, etc.) qu’ils attribuent à la faiblesse de la formation du corps dans les domaines pointus des Travaux publics. Figure emblématique de cette frange du corps, Patrick Gandil, devenu depuis directeur de cabinet, met ainsi en garde les élèves nouvellement intégrés au sein du corps :

‘« Il n’est pas exclu que les gens qui aiment ce métier [les “Travaux”] aient peur dans ces moments de restructuration ‘des Routiers’. C’est un métier très intéressant qu’il faut faire à votre âge. C’est un moment où l’on ancre des compétences qu’après on utilise. Beaucoup de décisions que j’ai eu à prendre dans ma carrière nécessitaient des connaissances élémentaires d’ingénieur, ces connaissances sont nécessaires. Il existe quelques ingénieurs, dont je n’ai pas oublié le nom − dommage pour eux − car quelques accidents graves sont arrivés et ça veut dire que, quelque part dans la chaîne hiérarchique, le boulot n’a pas été fait. C’est scandaleux 1168  ! »’

Le même type d’argument, basé sur le récit de situations à risques provoquées par l’« incompétence » technique des ingénieurs, vient à l’appui de sa démonstration lors d’un entretien au cours duquel il défend l’acquisition de compétences d’ingénieur durant la formation du nouveau corps :

‘« Comme directeur des Routes, j’ai eu des pépins liés à une incompétence tout simplement des ingénieurs qui étaient là, sur des choses élémentaires […]. En matière d’ouvrage, vraiment des fautes lourdes qui auraient probablement pu créer des accidents graves, mortels, dans plusieurs situations. Alors ça m’a fait me dire : “attention aux problèmes !” 1169  »’

La défense de ce point de vue s’appuie sur des arguments relatifs à l’intérêt général et aux attentes de la société vis-à-vis de la fonction publique :

‘« Le choix qui est fait chez nous et surtout l’attente que la société met en nous en nous confiant un certain nombre de postes de niveau élevé, c’est très clair que c’est vis-à-vis d’ingénieur, et je suis certain que la question qu’il faut se poser c’est : est ce qu’on tient réellement convenablement ces responsabilités ou est-ce qu’on les usurpe 1170  ? » ’

C’est également la question du risque et de la sécurité des individus, le corps des Ponts ayant à assumer une responsabilité collective dans la mesure où les éventuelles erreurs techniques de ses membres pourraient avoir des conséquences irrémédiables :

‘« Alors, je parle beaucoup de sécurité parce que c’est les seuls problèmes vraiment sérieux : quand on a un pépin autre qu’en matière de sécurité, ça veut dire qu’on a gaspillé de l’argent, ce n’est pas très bien, mais ce sont des choses qui arrivent. En matière de sécurité on peut faire des morts, et ça, c’est autre chose 1171  ! »’

Au-delà des anecdotes, le directeur de cabinet veille ainsi à constituer le point de vue qu’il défend en prise de position objective et légitime, en recourant à une rhétorique de l’intérêt général et en dénonçant les risques (de mort) encourus par la population, qui serait la première victime des moindres exigences techniques de la formation. L’intérêt de ces observations réside dans le lien qui est explicitement établi entre celles-ci et les enseignements dispensés à l’École nationale des Ponts et Chaussées. Á telle enseigne que c’est l’affaiblissement des compétences techniques au sein de la formation qui est rendu responsable d’une partie de ces évolutions :

‘« On voit de jeunes ingénieurs, c’est valable aussi pour les TPE, qui ne sont pas du tout au niveau des responsabilités qui leur sont données. Sur des choses sur quoi ils étaient au niveau vingt ans avant, dix ans avant, des choses simples qui faisaient vraiment partie du tronc commun, sur des éléments extrêmement courants […] 1172 . »’

Ce discours doit être replacé dans son contexte et la critique considérée au regard de la moindre attractivité des directions techniques du ministère aux yeux des jeunes IPC, du succès remporté par le ministère des Finances lors de l’entrée en fonction des élèves sortis d’École, de leurs départs de plus en plus précoces de la haute fonction publique, etc. ; autant d’éléments que nous avons exposés au cours du premier chapitre. Au-delà de l’invocation de l’intérêt général et des valeurs ancestrales du corps, cette vision traditionnelle de l’ingénieur des Ponts et Chaussées, vise également à défendre les intérêts propres au ministère de l’Équipement, que cette frange du corps dite « conservatrice 1173  » représente 1174 .

Notes
1161.

CGPC, DPSM, Rapport au ministre de l’Équipement…, op. cit., 2004, p.19. Cf. à ce sujet le premier chapitre.

1162.

Ce rapport a été évoqué par trois acteurs différents en entretien.

1163.

Ibid., p.20.

1164.

Idem.

1165.

Idem.

1166.

CGPC, DPSM, Rapport au ministre de l’Équipement…, op. cit., Annexes, 2004, p.17 (notre pagination).

1167.

Idem.

1168.

Directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, observation directe au sein du MAP, Paris, le 16 décembre 2004.

1169.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1170.

Idem.

1171.

Idem.

1172.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1173.

Dans la mesure où il s’agit de consolider, voire de renforcer des compétences qui caractérisent traditionnellement l’ingénieur des Ponts. Le terme véhicule néanmoins une dimension normative et il est employé par les responsables de l’AIPC pour discréditer cette position. Entretien auprès d’un ancien président de l’AIPC, La Défense, le 3 novembre 2004.

1174.

Comme nous le verrons plus précisément à la fin de cette section.