L’enseignement des « routes » et de la « mécanique », bastilles réputées imprenables au sein du Ministère, fondent le savoir-faire ancestral du corps des Ponts et sa légitimité technico-professionnelle. Ces disciplines d’ordre technique ont acquis un caractère quasiment naturel, impératif, indissociable de la figure de l’ingénieur d’État : les ingénieurs des Ponts et Chaussées font corps avec la route, comme le suggère le titre évocateur d’André Guillerme 1175 . Or, l’augmentation des enseignements dits « managériaux » se ferait à leur détriment et viendrait relativiser leur statut de disciplines indétrônables en rappelant leur caractère arbitraire, qui pourrait ne plus être. C’est néanmoins la compétence technique des IPC, notamment formée dans ces enseignements, qui constitue, selon les représentants du Ministère, leur valeur ajoutée au sein de l’administration 1176 et la légitimité de l’École des Ponts et Chausées 1177 .
Pour défendre la position selon laquelle « il y a un réel besoin d’ingénieurs, au sens un tout petit peu plus traditionnel du terme, dans ce pays 1178 », ils s’appuient notamment sur un rapport concernant la haute fonction publique, paru lors des discussions relatives à la formation. Commandité par la direction générale de la Fonction publique, le rapport considère que les évolutions de l’action publique et la « gestion de la complexité » qu’elles entraînent ont (et auront) pour conséquence un besoin grandissant de hauts fonctionnaires dits « techniques » :
‘« La gestion de la complexité tend à privilégier le recrutement de cadres supérieurs bénéficiant d’une culture scientifique. Ceux-ci sont appelés à jouer un rôle croissant pour apprécier au mieux les risques nouveaux, organiser le dialogue avec les experts publics et privés aux niveaux national et européen, et conseiller le décideur politique 1179 . »’Le rapport souligne précisément la dimension négative des récentes évolutions concernant le parcours des plus jeunes. Selon ses rédacteurs, les compétences d’ingénieur seraient mises en danger par la tendance observée chez les membres des corps techniques à s’orienter, de plus en plus jeunes, vers des postes à faible contenu « technique », et à suivre des parcours d’enseignements généralistes :
‘« Il est, en effet, plus aisé d’acquérir jeune une culture scientifique, enrichie par la suite de compétences financières et juridiques, que d’effectuer le cursus inverse… 1180 Une telle orientation suppose toutefois que les agents issus de l’Ecole Polytechnique soient systématiquement affectés en début de carrière à des postes utilisant leurs compétences scientifiques 1181 ».’Forts de ces mises en garde formulées sous l’autorité de la DGAFP, les représentants du Ministère estiment que, dans le contexte évolutif de l’action publique, l’« identité » du corps d’ingénieurs et sa culture scientifique devraient être mis en exergue. Il en va, selon eux, de l’avenir du corps, dont la raison d’être au sein de l’État résiderait précisément dans une formation qui les distinguerait des autres hauts fonctionnaires. Promouvoir une « identité managériale » qui viendrait supplanter le caractère technique du corps pourrait dès lors signer sa fin :
‘« Il y a un moment où on assume une responsabilité globale. Et le choix qu’a fait la France depuis longtemps, c’est d’avoir un partage de la haute fonction publique à peu près à moitié/moitié entre des gens de formation de type polytechnicien et c’est le noyau le plus important, et une moitié de formation de type énarque […]. Si on a voulu ça, c’est par rapport à un certain nombre d’attentes de la société qui sont concurrentielles et qui s’appesantissent de plus en plus. […] Si, collectivement, le corps des Ponts oublie ça, je pense qu’un jour ou l’autre l’État dira qu’il n’en a pas besoin, et ce à juste titre 1182 . »’Pourtant, cette frange du corps ne renie par l’existence et la nécessité d’une dimension managériale dans l’« identité » du corps des Ponts et Chaussées. Si celle-ci doit apparaître comme secondaire vis-à-vis de la dimension technique des ingénieurs des Ponts et Chaussées, elle appartient néanmoins, à leurs yeux, à la culture du corps. Et c’est précisément, selon eux, dans leur « nature » d’ingénieur que celle-ci puise ses sources.
GUILLERME André, Corps à corps sur la route. Les routes, les chemins et l'organisation des services (1800-1920), Paris, Presses de l'École nationale des Ponts et Chaussées, 1984.
CGPC, DPSM, Rapport au ministre de l’Équipement…, op. cit., annexes, 2004, p.20 (notre pagination).
On retrouve les traces d’un tel débat concernant l’introduction d’enseignements plus « généralistes » au sein de l’ENPC dans les années soixante-dix. Ainsi s’interroge, en effet, un professeur élu au sein du conseil de perfectionnement de l’École en 1970 : « Ne donnerait-on pas plus de valeur à l’enseignement délivré par l’École en lui conservant une base technique et scientifique ? » ENPC, conseil de perfectionnement, procès-verbal, le 14 avril 1970, p.25. Source : ENPC, archives.
Entretien auprès du directeur de l’ENPC, ancien directeur général adjoint de Météo France, Marne-la-Vallée, le 3 novembre 2004.
SILGUY Yves-Thibault de, (prés.), « Moderniser l’État : l’encadrement supérieur », Rapport au ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l'État et de l'Aménagement du territoire, Paris, La documentation française, 2003, p.17. Cité dans CGPC, DPSM, Rapport au ministre de l’Équipement…, op. cit., 2004, p.18.
Cette ponctuation suggestive n’apparaît pas dans le texte original du rapport. Elle a été ajoutée par les rédacteurs du rapport interne au Ministère.
SILGUY Yves-Thibault de, (prés.), op. cit., 2003, p.17. Cité dans CGPC, DPSM, op. cit., 2004, p.18.
Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.