1) La pérennité comme symptôme du dynamisme

Dans les discours officiels tenus par l’institution du ministère de l’Équipement, la représentation de l’ingénieur des Ponts comme figure réformatrice se nourrit notamment de l’idée selon laquelle, au cours du temps, le corps a vu ses missions évoluer en profondeur, au gré des besoins de l’État. Les changements d’orientation auxquels il a dû faire face alimentent ainsi l’idée d’un corps capable de s’adapter sans cesse à son environnement et au service du pays, et prompt à relever les défis que lui opposerait le temps qui passe.

Créé en 1716, voire 1713 selon les interprétations 1184 , le corps des Ponts et Chaussées est le plus ancien des grands corps de l’État. Facteur de prestige, cette pérennité, et la lignée des noms illustres qui jalonnent l’histoire de son empreinte nationale, est régulièrement rappelée dans les discours hagiographiques 1185 . Mais l’argument semble devoir être manié avec prudence et son caractère ancestral ne pas donner à voir le corps comme une relique d’un passé poussiéreux, en décalage avec les enjeux de l’actualité. Aussi s’accompagne-t-il souvent d’une allusion à la raison d’être d’une telle longévité : « poids de l'histoire, corps multiséculaire mais corps dynamique en évolution permanente 1186  », indique le chargé de mission du corps dans sa présentation destinée aux Polytechniciens. Si le corps dure et se pérennise, c’est qu’il a su évoluer avec son temps, s’adapter aux époques, se transformer au cours de l’histoire. Celle du corps est censée témoigner de son dynamisme et de l’aptitude au changement de ses membres, en harmonie avec les évolutions techniques. Sur le site internet du ministère de l’Équipement, le lien qui mène le visiteur au corps des Ponts et Chaussées le conduit à une présentation au titre évocateur : « Histoire et actualité : des Ponts et Chaussées à l'Équipement, quatre siècles d'une adaptation permanente 1187 . » Dès le dix-huitième siècle, lit-on, à peine le corps vient-il d’être créé qu’il affronte l’intensification du trafic : « il faut s’adapter aux besoins du siècle ». Á l’en croire, le corps, certes, s’adapte mais, mieux encore : il innove. Au cours du dix-huitième siècle, « les techniques nouvelles se multiplient, l’administration des Ponts et Chaussées est alors pionnière dans l’application de ces nouvelles techniques. Louis Vicat invente le ciment, Gaspard de Prony invente le frein dynamométrique ». Durant le dix-neuvième siècle, signale le texte, le corps doit « faire face à la construction et à l’entretien du réseau routier ». Pour décrire les missions du corps au vingtième siècle, le vocabulaire utilisé devient résolument dynamique : « L’avènement de l’automobile, le développement des transports, les conséquences des grands conflits mondiaux, l’explosion industrielle, la révolution technologique, la croissance démographique, la mutation du monde rural, le progrès social et l’aménagement du territoire, impliquent directement l’administration des Ponts et Chaussées qui voit progressivement s’élargir le champ de ses compétences ». Enfin, la description se clôt par cette phrase évocatrice, placée en exergue : « Aujourd’hui et demain... toujours des évolutions ».

Ces extraits donnent à voir l’ampleur des domaines techniques investis par le corps au cours des siècles et l’interdépendance de son évolution avec celle des besoins de l’État. Créé à l’origine pour construire et entretenir les ouvrages de transports royaux, le corps s’est imposé dans tous les domaines de l’infrastructure, ferroviaire et vicinale notamment 1188 . Dans les années soixante, les ingénieurs s’adjugent l’urbanisme, élargissement qui conduira en 1966 à la fusion des ministères de la Construction et des Travaux publics pour donner naissance au ministère de l’Équipement 1189 . L’élargissement progressif de ses prérogatives et de ses champs d’intervention fournit une explication de la pérennité du corps, qui est également le synonyme d’une « modernisation » permanente, à l’instar de ce que décrit Véronique Chanut :

‘« Cette facilité à anticiper des progrès, à profiter des opportunités, à susciter également des réformes majeures jusqu’à confondre parfois son histoire avec celle de l’État n’est sans doute pas étrangère à l’image de modernité et de prestige attachée aux corps techniques de l’Équipement, particulièrement au corps des Ponts et Chaussées. La modernisation devient un principe de fonctionnement, le tribut à payer en quelque sorte pour maintenir son excellence 1190 . »’

Si le corps a tant évolué depuis sa création, c’est bien parce qu’il n’aurait pas subi des projets qui lui auraient été imposés de l’extérieur, mais qu’il les aurait « anticip[és] », voire « suscit[és] ». En le présentant comme un corps qui, loin d’endurer à contrecœur des réformes prescrites par l’administration, porte lui-même des projets et modernise avec enthousiasme et savoir-faire l’État, les descriptions indigènes tentent de le positionner de manière singulière au regard des autres grands corps auxquels elles renvoient les accusations de conservatisme et de frilosité communément adressées aux « technocrates » dans leur ensemble 1191 . Les ingénieurs des Ponts et Chaussées tentent ainsi de tirer leur épingle du jeu et de se distinguer parmi une haute fonction publique généralement critiquée comme un tout homogène, sans distinction de corps. Outre l’interprétation indigène de l’histoire qui donne à voir le corps comme une institution publique en évolution permanente, ayant su constamment s’adapter aux défis qu’elle a rencontrés, une deuxième caractéristique alimente le discours hagiographique d’un corps de réformateurs, qui fait de la nature même de leur métier technique une force leur conférant les attributs de la « modernité ».

Notes
1184.

L’arrêt du 28 novembre 1713 désigne des inspecteurs généraux chargés par le roi de s’informer de l’état des ponts et chaussées dans le royaume. Mais c’est l’arrêt du 1er février 1716 qui donne aux ingénieurs l’équivalent d’un statut. Cf. à ce sujet : BRUNOT André et COQUANT Roger, « Constitution progressive du corps des Ponts et Chaussées », Le corps des Ponts et Chaussées, op. cit., 1982, pp.9-15.

1185.

Entre autres : le discours généralement tenu par le ministre de l’Équipement en ouverture de l’assemblée générale de l’AIPC ; les discours tenus à la presse par le Ministre ou ses représentants, disponibles sur le site du Ministère ; les brochures, plaquettes et pages internet de présentation de l’encadrement supérieur du Ministère, etc.

1186.

Présentation du corps des Ponts par le chargé de mission du corps à la direction du Personnel et des Services du ministère de l’Équipement, document dactylographié et non daté remis par son auteur.

1187.

http://www.equipement.gouv.fr . Dans les extraits suivants, les soulignements sont à notre initiative.

1188.

KESSLER Marie-Christine, Les grands corps de l'État, op. cit., 1986, p.34.

1189.

THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987.

1190.

Le soulignement est à notre initiative. CHANUT Véronique, L'État didactique, op. cit., 2004, p.44.

1191.

THŒNIG Jean-Claude, « Les grands corps », Pouvoirs, n°79, novembre 1996, pp.107-120. Pour une analyse des critiques issues des champs médiatique, politique et administratif qui vont progressivement constituer l’État (et son administration) en problème public, cf. BEZES Philippe, « Publiciser et politiser la question administrative : généalogie de la réforme néo-libérale de l'État dans les années 1970 », Revue française d'administration publique, vol.4, n°120, 2006, pp.721-742.