2) L’ingénieur démiurge et le réformateur de l’administration : l’homologie professionnelle

Les descriptions du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées par ses membres ne relèvent pas d’une fiction promotionnelle dénuée de tout rapport avec la réalité de leurs activités professionnelles. Bien davantage, elles sont construites à partir de la nature des missions techniques qui lui ont été attribuées historiquement et des évènements qui ont ponctué la vie du corps. En tant qu’aménageur, l’ingénieur des Ponts construit et équipe le territoire national, se dressant ainsi face à la Nature pour civiliser le pays. Son profil de bâtisseur ferait de lui un réformateur. En tant qu’ingénieur, le haut fonctionnaire des Ponts et Chaussées symboliserait le progrès et représenterait une force de changement. L’analogie entre la construction des bâtiments d’une part, et les travaux publics que représentent les chantiers de réformes administratives d’autre part, le donne à voir comme tout particulièrement formaté pour le changement et la « modernisation ».

La représentation de l’ingénieur comme force du progrès se confrontant aux éléments naturels pour instaurer la civilisation est une icône classique du corps. Des documents d’archive de l’École nationale des Ponts et Chaussées précisent d’ailleurs qu’une bonne constitution physique était nécessaire à l’admission 1192 . La devise de Polytechnique « un esprit sain dans un corps sain » (mens sana in corpore sano) est perpétuée après l’intégration dans le corps des Ponts. Les élèves doivent en effet se préparer à ce qu’Antoine Picon, historien lui-même issu des bancs de l’ENPC, décrit comme le « combat de l’ingénieur contre la nature 1193  » dont procèderaient l’ouvrage d’art et l’équipement. Ou encore, ils doivent s’engager dans l’aménagement du territoire comme dans un « affrontement sans merci entre l’ingénieur et les éléments 1194  ». C’est l’idée d’un ingénieur qui défie les montagnes en creusant des tunnels, traverse les eaux en érigeant des ponts et brave les distances en construisant des routes. Incarnations du progrès de la civilisation, les ingénieurs des Ponts mettraient ainsi leur maîtrise technique et l’action collective de leur corps au service de la régénération de la société 1195 . La croyance en la technique et la science comme des sources de progrès et de civilisation pour la Nation était en effet très présente, selon Patrice Duran, lors de la création par le corps du Ministère en 1966 :

‘« [Il s’agissait] d’incarner un projet, celui d’une France au sein de laquelle il revenait à l’État de moderniser la société. […] “L’Équipement” correspondait à une vision encore fortement marquée par l’utopie d’une société industrielle qui faisait de la science et de la technique les sources naturelles du progrès et de ceux capables de les maîtriser tout à la fois les héros et les hérauts d’une aventure dans laquelle le futur était nécessairement une projection de la volonté 1196 . »’

Les ingénieurs des Ponts et Chaussées tendent ainsi à apparaître comme l’incarnation du progrès de la civilisation, leurs œuvres, qui structurent la France, venant attester de leur capacité à contraindre la Nature et à marquer le territoire de leur empreinte. La description aux accents démiurgiques de leur métier comme une véritable confrontation avec la Nature est renforcée par l’analogie entre le métier de constructeur et la capacité qu’ils s’attribuent, ou qu’on leur prête, à mener et à mettre en place des réformes au sein de l’administration. La culture professionnelle des ingénieurs d’un corps spécialisé dans la construction et la création de projets qui reconfigurent les paysages, est censée témoigner de leur habileté à mener des initiatives, de leur capacité à impulser le changement et à bâtir des réformes comme ils érigent des ponts et tracent des autoroutes. Aussi les descriptions des ingénieurs font-elles l’homologie entre leur métier et le rôle qu’ils entendent investir dans la société ; les métaphores relatives à leurs qualités de bâtisseurs viennent attester de leur aptitude au changement. C’est le lexique des grands chantiers et de la construction, caractéristiques de leur culture professionnelle, qui est convoqué pour certifier de leur habilité à conduire des projets, à mener des réformes d’envergure. Cette qualité les distinguerait notamment des corps administratifs, déterminés par leur culture professionnelle et condamnés par leurs fonctions à se montrer immanquablement frileux face à l’innovation et instinctivement prédisposés à l’immobilisme :

‘« La réforme de l’État. C’est un problème d’innovation, de conduite de projet. Là encore, pour faire bouger les choses, la culture et les méthodes de l’ingénieur sont particulièrement utiles puisque cela fait partie de son mode de fonctionnement normal. Á l’inverse, le juriste plus formé à respecter la jurisprudence, aura par nature un comportement plus conservateur 1197 . » ’

La réforme de l’administration apparaît dès lors comme un domaine pour lequel les ingénieurs des Ponts et Chaussées, habitués à un combat permanent contre les forces de la Nature, et prédisposés à l’innovation de par leur culture professionnelle, présenteraient des compétences idoines. En association avec le point de vue selon lequel les membres du corps des Ponts et Chaussées seraient des ingénieurs avant d’être des managers, les représentants du ministère de l’Équipement défendent l’idée selon laquelle ils seraient porteurs d’un management spécifique car étroitement lié à leurs compétences techniques. Si dans les grands corps dits administratifs, le haut fonctionnaire est « un ingénieur en choses administratives 1198  », l’ingénieur des Ponts et Chaussées serait censé agir, quant à lui, comme un « administrateur en choses scientifico-techniques ». Il serait en quelque sorte un manager technique :

‘« La vision que j’ai, moi, de l’ingénieur des Ponts c’est celle d’un manager qui a une expertise technique […] L’action, dans notre domaine, elle est sous-tendue par de la technique, ou du scientifique d’ailleurs. […] Ce que je ne souhaite pas, c’est que les ingénieurs des Ponts soient des managers qui managent quelque chose sans savoir ce qu’ils managent. Ça ne serait pas développer une bonne image du corps des Ponts. […] Ma vision de l’ingénieur des Ponts, c’est celle d’un manager à l’expertise technique 1199 . » ’

Ainsi, l’histoire, sa lecture indigène, les missions des hauts fonctionnaires du corps et l’évolution de leurs métiers, alimentent l’idée d’un ingénieur, dont les prétentions managériales seraient fondées sur une histoire ancestrale, sur la nature de son métier, et sur ses compétences techniques au service du changement. Si l’ingénieur des Ponts est donc, dans cette perspective, également un manager, cette figure identitaire fait l’objet d’une définition précise. C’est au service de l’État, et en priorité du ministère de l’Équipement, que devrait être orienté l’apprentissage du management qui, dans le cas des hauts fonctionnaires, serait censé être enseigné comme une compétence spécifique, propre à la sphère publique.

Notes
1192.

PICON Antoine, L'invention de l'ingénieur moderne, op. cit., 1992, p.91 et p.195.

1193.

Ibid., pp.195-196.

1194.

Idem.

1195.

Ibid., p.233.

1196.

DURAN Patrice, « L'Équipement, une administration de gestion… », Annales des Ponts et Chaussées, op. cit., 2001, p.67.

1197.

Intervention de Fabrice Dambrine (Président de la Fédération des grands corps Techniques de l’État), « Le devenir des grands corps techniques », Congrès du syndicat national des ingénieurs du Génie rural, des Eaux et des Forêts, les 27 et 28 novembre 2001, document dactylographié, p.6. Source : AIPC, archives personnelles.

1198.

GRÉMION Catherine, Profession : décideur, op. cit, 1979.

1199.

Entretien auprès du directeur de l’ENPC, ancien directeur général adjoint de Météo France, Marne-la-Vallée, le 3 novembre 2004.