2) Rhétorique managériale et éthique de l’intérêt général

L’idée selon laquelle les valeurs managériales auraient désormais supplanté celles du service public est répandue dans la littérature relative à l’administration et la fonction publique 1206 . La quête de l’intérêt général ne serait plus une valeur fièrement revendiquée dans l’administration et le service de l’État ne se vivrait plus sur le mode héroïque et missionnaire, à l’instar de ce que relatait un Bloch-Lainé dans ses mémoires 1207 . La question se pose néanmoins de la réalité de l’éviction de la figure traditionnelle du haut fonctionnaire au service de l’État par celle du cadre supérieur, manager d’une administration « modernisée » 1208 . Si, comme l’écrit Luc Rouban, les hauts fonctionnaires semblent vouloir être reconnus comme des cadres supérieurs, se plier aux exigences d’efficacité et de mise en concurrence qu’ils y associent, et bénéficier par conséquent des avantages liés à leur « mérite » ou à leur « performance 1209  », ils n’entendent pas, nous semble-t-il, être considérés comme des « salariés ordinaires 1210  ». Leur statut, leur rattachement à l’État, les valeurs d’éthique et de service public dont ils prétendent être porteurs, constituent une « valeur ajoutée » qui les distingue de l’ensemble des autres cadres supérieurs. Manifestations de leur différence, ils disent aussi leur utilité au sein de la société, la légitimité de leur existence, et la pérennité du statut dont ils bénéficient. Les agents du Ministère recourent, certes, à des valeurs ressortissant du lexique managérial et considèrent que l’ingénieur des Ponts contemporain est aussi un manager. Mais, plus que le signe d’une conversion radicale aux préceptes issus du secteur privé, c’est au nom de valeurs traditionnelles relatives au service public, à l’éthique des hauts fonctionnaires et à la préservation de l’intérêt général qu’ils justifient l’adhésion aux impératifs d’efficacité et d’efficience 1211 . Loin d’avoir disparues dans la haute fonction publique et, en l’occurrence, dans l’administration de l’Équipement, les valeurs du service public et la quête de l’intérêt général sont mobilisées au cœur des discours visant à promouvoir un management censé les avoir évincées :

‘« Nous avons besoin de former des ingénieurs qui soient de véritables managers de l’action publique. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’ils doivent être les garants de l’État, d’un État qui se modernise et se réforme pour faire exister le service public et aussi pour préserver l’intérêt général. […] La formation doit être réformée pour que les ingénieurs des Ponts évoluent et puissent continuer à faire la preuve de leur utilité sociale au sein de la sphère publique 1212 . »’

Non seulement la rhétorique managériale ne viendrait-elle donc pas se substituer à l’éthique de l’intérêt général 1213 mais c’est au nom de leur adhésion à cette dernière que les ingénieurs des Ponts seraient encouragés à endosser une « identité » de manager et à porter les réformes managériales ainsi promues. C’est donc en puisant dans les valeurs dominantes du groupe qu’ils cherchent à encourager l’adhésion du corps à une telle « identité » commune et aux discours réformistes qui l’accompagnent. Par exemple, la référence aux « besoins du public » vient justifier l’impératif d’efficacité de l’action publique :

‘« Parce que réformer l’État, être des managers de l’action publique c’est d’abord répondre aux besoins publics, du public, à moindre coût, de façon efficace, et cætera, c’est ça que le corps des Ponts doit se poser comme question avant de savoir si on peut pantoufler bien ou pas bien 1214 . »’

Comme l’écrit Jean-Claude Thœnig, « le concept de manager public […] se dissimul[e] ou se coul[e] dans les moules corporatistes pré-établis 1215  ». On retrouve là l’idée développée plus tard dans Le tournant néo-libéral par Bruno Jobert, lequel montre comment les ambitions néolibérales se sont nourries des « correspondances » que leurs promoteurs ont puisées dans « le répertoire symbolique des différentes cultures nationales 1216  » et la manière dont ils ont, par exemple, recyclé en France les valeurs républicaines. Comme il le précise, il ne s’agit pas d’en conclure pour autant au statu quo : la « réinterprétation[…] de matériaux idéologiques plus ou moins anciens 1217  » n’ayant pas empêché les pratiques d’évoluer. Ainsi, sans aller jusqu’à remettre en cause le passage d’une « pensée magique » à la « rationalisation gestionnaire 1218  », nous pouvons néanmoins considérer qu’elles sont moins opposées que ne le laissent croire certaines analyses. Et, plus encore, que les porteurs d’un discours gestionnaire le parent des valeurs « magiques » du serviteur de l’État pour le faire apparaître comme plus séduisant et rassurant, et ainsi encourager l’adhésion des agents.

D’après les représentants du ministère de l’Équipement, le MAP aurait pour objectif d’encourager les élèves du corps à s’investir dans des carrières au sein de la fonction publique, et de contrer le succès remporté par des parcours qui s’acheminent de plus en plus précocement vers le secteur privé. Il s’agit de « créer de l’appétence pour l’action publique 1219  ». La promotion d’une « identité managériale » du corps fait, à ce titre, office de faire-valoir du service de l’État :

‘« L’idée du MAP c’est plutôt de revaloriser la formation à l’action publique, par rapport à la pantoufle. S’il y a quelque chose que le MAP essaie de faire bouger dans les comportements, dans la motivation des ingénieurs, c’est de valoriser la cote du service public au sens large que ce soit le service à l’État ou dans les entreprises publiques par rapport à l’attractivité des entreprises privées 1220 . »’

S’ils se sont opposés à la mise en place d’une formation valorisant la dimension managériale de l’activité des ingénieurs des Ponts et Chaussées, les représentants du ministère de l’Équipement ont finalement adhéré à la promotion d’une identité d’« ingénieur manager » dans la mesure où, d’une part, le premier terme est, selon eux, prépondérant, et où, d’autre part, le deuxième terme relève d’une définition précise, nettement orientée vers la dimension publique de leur activité. Cette vision de l’ingénieur des Ponts diffère largement de celle qui est défendue par une autre partie du corps, qui voit dans l’« identité » de manager une étiquette valorisante permettant aux IPC d’acquérir des compétences transversales aux secteurs public et privé.

Notes
1206.

Entre autres : BODIGUEL Jean-Luc et ROUBAN Luc, Le Fonctionnaire détrôné ? L'État au risque de la modernisation, Paris, Presses de la FNSP, 1991 ; CHEVALLIER Jacques, L'État post-moderne, Paris, LGDJ, 2003.

1207.

BLOCH-LAINÉ François, Profession : fonctionnaire, Paris, Seuil, 1976.

1208.

Véronique Chanut décrit le passage de la figure canonique du modèle de l’intendant à celle, bientôt « dépassée », du serviteur de l’État, supplantée par le manager public. Ses descriptions sont néanmoins assez nuancées et elle évoque l’éventualité d’une persistance de la figure du serviteur de l’État qui s’organise, selon elle, « autour d’une idéologie, celle du service public et d’une rhétorique, celle de l’intérêt général. Le service de l’État est vécu comme une vocation et un véritable sacerdoce ». Elle défend néanmoins l’idée d’une transformation en profondeur de ces valeurs. CHANUT Véronique, L’État didactique, op. cit., p.26.

1209.

ROUBAN Luc, Les cadres supérieurs de la fonction publique et la politique de modernisation, Paris, La documentation française, 1994, pp.161-162.

1210.

ROUBAN Luc, idem.

1211.

THŒNIG Jean-Claude, « Serviteur de l'État ou manager public : le débat en France », Politiques et management public, vol.6, n°2, juin 1988, p.87.

1212.

Entretien auprès d’un ancien directeur du Personnel, Noisiel, le 28 janvier 2004.

1213.

CHEVALLIER Jacques, « Réflexions sur l'idéologie de l'intérêt général », dans CURAPP (dir.), Variations autour de l'idéologie de l'intérêt général (vol.1), Amiens, Presses universitaires de France, 1978, pp.11-45 ; RANGEON François, L'idéologie de l'intérêt général, Paris, Economica, coll."Politique comparée", 1986.

1214.

Entretien auprès du futur directeur du MAP, Paris, le 24 octobre 2003.

1215.

THŒNIG Jean-Claude, Politiques et management public, op. cit., 1988, p.85.

1216.

JOBERT Bruno (dir.), Le tournant néo-libéral,op. cit., 1994, p.16.

1217.

Idem.

1218.

C’est un des principes qui caractérisent l’activité professionnelle du manager public. CHANUT Véronique, L’État didactique, op. cit., 2004, p.73.

1219.

Entretien auprès du sous-directeur des personnels techniques d’entretien et d’exploitation, chargé de la tutelle des Écoles à la DPS, La Défense, le 24 avril 2003.

1220.

Entretien auprès d’un enseignant de philosophie politique à l’ENPC, futur enseignant du MAP, Marne-la-Vallée, le 27 janvier 2004.