Au cours de l’analyse de cette scène de réforme de la formation, nous avons eu l’occasion de croiser plusieurs des acteurs auxquels se sont opposés les représentants du ministère de l’Équipement et notamment Patrick Gandil. La frange du corps qui défend une conception plus « managériale » du métier et de la formation, est composée d’acteurs qui appartiennent à différentes institutions. Si chacune d’elle ne forme pas un ensemble lisse et homogène et que l’analyse révèle les aspérités, les dissonances, voire les contradictions à l’intérieur d’une même institution, le travail de lissage qu’effectuent leurs membres les donne à voir comme porteuses, via leurs porte-parole, d’une vision du corps cohérente et unifiée. Parmi celles-ci : l’École nationale des Ponts et Chaussées, à l’époque où Pierre Veltz en est le directeur et Alain Neveü le directeur adjoint, notamment chargé des élèves fonctionnaires ; les membres du groupe Santel, conduits par leur mission à réfléchir aux enseignements dits « généralistes » à transmettre au nouveau corps ; une partie du conseil général des Ponts et Chaussées et notamment les deux vice-présidents qui s’y succèdent au cours de la réforme, Georges Mercadal et Claude Martinand ; et, enfin, les responsables de l’association professionnelle du corps. Si ces ingénieurs des Ponts et Chaussées défendent une vision du corps éloignée de celle précédemment décrite, elle n’est pas pour autant identique d’une institution à l’autre, voire d’un agent à l’autre, au sein d’une même institution 1221 . Aussi, la défense de l’« identité » managériale ne recouvre-t-elle pas forcément, encore une fois, les mêmes acceptions ou, plus précisément, le même degré dans l’interprétation. Pour le dire autrement, chacun, au sein de ce « groupe », s’entend sur le fait que les membres du corps sont des managers et qu’ils seront amenés à exercer ces compétences en dehors de la sphère de l’État, mais leurs positions divergent sur le moment à partir duquel le départ vers le privé est considéré comme légitime. Partant, ils adoptent des positions plus ou moins modérées sur l’orientation de la formation et la détermination des secteurs auxquels le mastère d’action publique est censé préparer les élèves.
Au sein de cette frange du corps, l’AIPC défend la position la plus nettement opposée à celle des représentants du ministère de l’Équipement, dans la mesure où elle encourage le « pantouflage », même précoce, des ingénieurs des Ponts et Chaussées. En tant qu’association professionnelle, elle est, en outre, porteuse d’un discours sur le corps et se charge de le diffuser vers l’extérieur. Si les autres représentants institutionnels agissent et interviennent directement sur la scène de fabrique de la formation, ils sont moins enclins à se faire les porte-parole de la vision légitime du corps des Ponts 1222 . Ce sont donc les responsables de l’AIPC, voire ses membres actifs 1223 , qui retiendront prioritairement notre attention, leurs prises de position n’ayant pas fait, jusqu’à présent, l’objet d’une description précise.
La défense de l’« identité managériale » du corps des Ponts apparaît, à l’analyse, liée à une représentation particulière de la situation du ministère de l’Équipement et de ses relations avec le corps. Dans cette perspective, entretenir un lien trop étroit avec un Ministère en difficulté 1224 risquerait de porter préjudice au corps des Ponts. Il appartient dès lors à ses membres de puiser les sources de leur légitimité dans leur appartenance au corps, tout en prenant leur distance avec un Ministère qui semble ne plus offrir les garanties d’antan, en termes de prestige et de postes à occuper (A.). Cette partie du corps voit dans le caractère managérial des IPC une propriété identitaire essentielle et première, qu’il s’agit de faire valoir à l’extérieur. Cette « identité managériale » ne distingue pas fondamentalement, selon eux, les ingénieurs des Ponts des managers du privé, secteur pour lequel ils présenteraient un profil idoine. Selon les responsables de l’AIPC notamment 1225 , il conviendrait de ne pas différencier leur formation au management afin qu’elle transmette aux membres du corps les compétences nécessaires à leur départ dans les entreprises privées. Cette prise de position s’explique en partie par le positionnement de l’association et le rôle qu’elle tient dans la gestion du corps des Ponts (B.).
Nous nous permettons de renvoyer à une communication faite dans le cadre d’une journée d’étude : GERVAIS Julie, « Un corps pluriel. Derrière la force cohésive, les dissonances cognitives », Journée d’étude « Quelle sociologie pour une sociologie de l’action publique ? », organisée par les laboratoires CERAPS, CERIEP, LEST et RIVES, Vaulx-en-Velin, 13-14 mai 2004.
Insistons néanmoins sur le fait que si les ingénieurs de cette frange du corps s’opposent à la prise de position des représentants du ministère de l’Équipement, ils ne défendent pas pour autant une vision identique de l’ingénieur des Ponts. Notamment, la direction de l’ENPC, celle du CGPC et une partie des membres du « groupe Santel » ne soutiennent pas certaines des prises de position de l’AIPC qui est considérée pour certains comme étant trop proche du secteur privé.
Nous utilisons ce terme pour désigner les adhérents de l’AIPC les plus impliqués, qui participent à des groupes de travail, à des débats, sont élus au bureau, s’investissent dans les assemblées générales, etc.
Cf. à ce sujet le premier chapitre.
La prise de position est commune à l’ensemble des représentants institutionnels composant cette frange du corps.