1) Le corps, au-delà du Ministère

Au cours de l’année 2006, l’association professionnelle du corps a lancé une vaste consultation des IPC en ouvrant un débat sur l’avenir du corps, dans lequel les ingénieurs des Ponts pouvaient s’exprimer par voie électronique. La plupart des interventions émane de membres du corps proches de l’AIPC 1226 . S’ils prônent, dans leur grande majorité, une mise à distance des deux institutions, le « déclin » du Ministère étant considéré comme néfaste à la réputation et à la pérennité du corps des Ponts et Chaussées, ils sont très peu nombreux à défendre la rupture. Bien davantage, leur prise de position est modérée par une vision que l’on peut qualifier d’utilitariste, selon laquelle le corps doit conserver un lien avec le Ministère dans la mesure où celui-ci offrirait notamment des premiers postes attractifs, et constituerait un refuge en cas d’échec professionnel.

Á la sortie de l’École, les ingénieurs des Ponts ont le choix parmi plusieurs postes au sein du ministère de l’Équipement, qui confèrent d’importantes responsabilités aux jeunes recrues 1227 . La comparaison est souvent faite avec les débuts de carrière dans le secteur privé, qui offriraient rarement ce type d’opportunités aux jeunes arrivants 1228 . Les responsabilités de type managérial qu’exercent les IPC en début de carrière constitueraient une « excellente carte de visite » et un « très bon passeport pour une carrière dirigeante dans le privé 1229  ». En effet, l’expérience de « management sur le terrain » est considérée par les acteurs du privé en relation avec l’association professionnelle comme « un point fort des IPC 1230  » :

‘« Des camarades exerçant de hautes responsabilités dans le secteur privé ont insisté de manière unanime sur le fait qu’un des points forts et distinctifs des IPC était une expérience de management sur le terrain en début de carrière –l à où s’acquiert une intelligence émotionnelle, clef de socialisation réussie, selon la belle formule de Sophie Guieysse, notre camarade DRH de LVMH 1231 . »’

Avec le recrutement et la formation initiale, la nature des « premiers postes » effectués au sein du Ministère apparaît ainsi comme un « gage d’excellence 1232  » du corps. Ce sont là les trois moments de la vie du corps où l’administration détient « un réel pouvoir de décision » et où elle agit « de manière assez exemplaire 1233  », selon les représentants de l’AIPC. Les tenants d’une autonomisation du corps reconnaissent ainsi l’utilité du rôle du Ministère lors des premières années de la vie scolaire et professionnelle d’un ingénieur des Ponts et Chaussées. Il convient, selon eux, de conserver cette garantie administrative qui permet de « maint[enir] la qualité du corps sur ces trois points […] [et] perpétue[r] [ainsi] l’excellence collective 1234  ». Outre son apport pour les débuts de carrière, le Ministère représente un avantage en termes de sécurisation des parcours professionnels. L’assise ministérielle des IPC leur confère une raison d’être au sein de l’État et une base de repli, constituée de postes garantis que les générations successives ont contribué à monopoliser. La plupart des défenseurs d’une distanciation avec le ministère de l’Équipement estiment, par conséquent, qu’il doit demeurer « une terre d’accueil 1235  » pour les ingénieurs du corps, notamment pour amortir les insuccès dans le secteur privé ou constituer un refuge en cas de fluctuations économiques défavorables à l’emploi :

‘« Ne perdons pas de vue que la Direction du Personnel du Ministère, l’AIPC et l’École, voire le Ministère doivent rester notre “port d’attache” au milieu de cet océan tumultueux, où nous pourrons, en cas de coup dur, trouver refuge quelques mois ou quelques années 1236 . »’

Ils considèrent néanmoins que le corps doit prendre ses distances et qu’il bénéficie, dans cette perspective, d’une réputation et d’un réseau qui font sa richesse et sa singularité. Selon eux, ce n’est donc plus le lien organique à l’État qui constitue l’élément essentiel de leur singularité, comme l’écrivait Jean-Louis Quermonne au sujet des grands corps 1237 . Ils rappellent ainsi à l’envi que le corps a préexisté au ministère de l’Équipement, auquel il a lui-même donné naissance. Cette antériorité 1238 est censée procurer au corps une légitimité qui dépasse (« transcende 1239  », écrit un ingénieur des Ponts) largement la sphère de l’Équipement. Si le ministère de tutelle a permis au corps de jouer un rôle important dans les politiques publiques grâce à son implantation territoriale, au maillage serré des échelons administratifs départementaux et infradépartementaux 1240 , et à la proximité entre élus et ingénieurs que ce système permettait, désormais, le corps trouve de plus en plus la source de son pouvoir en lui-même. C’est, selon Dominique Desjeux et Ehrard Friedberg, le cas des rapports entre le corps des Mines et le ministère de l’Industrie :

‘« C’est le ministère […] qui, pour s’affirmer, utilise les moyens d’action que lui fournit l’appartenance de ses cadres supérieurs au corps des Mines, et non l’inverse 1241 . » ’

Un responsable de l’AIPC considère ainsi qu’« il ne faudrait pas que le ministère de l'Équipement et le corps des Ponts soient trop liés parce que ça serait sclérosant 1242  ». « L’avenir des IPC n’est pas confondu avec celui du ministère de l’Équipement 1243  », insiste un autre ingénieur des Ponts dans le débat sur l’avenir du corps. Le Ministère n’a jamais été le seul employeur du corps des Ponts et Chaussées qui, à l’instar d’autres grands corps, mesure sa « puissance […] au fait que ses membres n’exercent pas le métier assigné au corps 1244  », écrit Jean-Claude Thœnig. Les représentants se plaisent ainsi à énumérer l’éventail des champs occupés par les ingénieurs des Ponts et Chaussées, présentant le ministère de l’Équipement ou l’État comme des lieux possibles de l’exercice de leurs multiples métiers. Ils considèrent en effet que le Ministère, affaibli, n’est plus en mesure de fournir à ses cadres supérieurs les postes et les carrières auxquels ils aspireraient :

‘« Vous n’êtes pas sans savoir que le Ministère a un avenir très incertain… Ben c’est inquiétant, on n’a aucune lisibilité sur le futur, c’est le flou total ! […] Alors, oui, le corps des Ponts a besoin du Ministère mais je dirais qu’il en a moins besoin qu’avant […] la vie du corps, elle ne se résume pas au Ministère, elle se joue ailleurs et nous souhaitons, nous, qu’elle se joue essentiellement ailleurs […] 1245 . »’

Soucieux de leur réputation et attentifs à la préservation de leur légitimité, ils opposent parfois la situation du Ministère et celle de leur corps : la dégradation du premier contrasterait avec le dynamisme et le prestige du second. Á tel point que le « déclin » du Ministère, décrit comme une institution « qui se réduit comme peau de chagrin 1246  » pourrait, selon certains d’entre eux, nuire à la réputation du corps et, partant, à la qualité de son recrutement :

‘« Comment continuer d'attirer les meilleurs à la sortie de l'X ou dans la vie professionnelle si les domaines proposés se rétractent et ne s'adaptent pas aux nouveaux enjeux ? […] L'obligation de gestion s'exerce depuis 20 ans dans un cadre administratif de plus en plus étroit, notre Ministère de tutelle voyant ses missions se réduire (ou du moins nécessiter moins de responsables du dit niveau). Faute de s'adapter, le corps est en voie de marginalisation assurée et perdra naturellement sa vocation à attirer les meilleurs à la sortie de l'X 1247 . »’

D’ailleurs, d’après quelques-uns d’entre eux, la séparation est inscrite dans les faits et il n’y aurait plus de raison d’assimiler les ingénieurs des Ponts et Chaussées à un ministère de l’Équipement majoritairement peuplé d’ingénieurs des Travaux publics de l’État :

« Il n'y a plus besoin d'IPC pour diriger ce que sont devenues les DDE 1248  ! »

‘« La proportion des IPC en position normale d'activité est faible (de l'ordre de 5%1249 ?) et en voie de résorption rapide du fait de la réforme du ministère ; d'ores et déjà, la plupart des nouvelles nominations de directeurs concerne des IDTPE [ingénieurs divisionnaires des TPE]. Pourquoi dès lors assimiler les IPC (même en PNA) aux DDE 1250? » ’

« Qui veut vivre dans un village fantôme 1251  ? », interroge ainsi un internaute proche de l’AIPC. Partant, les ingénieurs des Ponts et Chaussées sont invités à chercher ailleurs d’autres lieux d’épanouissement professionnel, qui seraient dignes de leur réputation ancestrale. Selon un acteur interrogé par Véronique Chanut, dans les années quatre-vingt déjà, les représentants de l’AIPC cherchaient à encourager les jeunes cadres à « s’émanciper » du ministère de l’Équipement, considérant que la dégradation de la situation conjoncturelle nuisait au prestige du corps :

‘« Vers 83-84, il y a eu l’organisation de la tournée des popotes pour dissuader les jeunes IPC de rester dans l’administration. L’AIPC considérait qu’il n’y avait plus d’avenir à l’Équipement 1252 . » ’

Mu par l’égoïsme institutionnel qui s’apparente à la « loi inéluctable 1253  » mise en évidence par Roberto Michels, le corps des Ponts s’autonomise. Il poursuit son propre intérêt « qui existe en soi et pour soi 1254  », indépendamment du ministère de l’Équipement. C’est dans cette perspective que certains IPC revendiquent des qualités qu’ils considèrent comme étant l’apanage du corps, en dehors de son appartenance au Ministère, voire à la haute fonction publique. Il en serait ainsi de l’intérêt général, moins présenté comme un principe d’action propre à la sphère publique que comme un attribut du corps des Ponts, dont les agents seraient les dépositaires, quelle que soit la nature de leur activité professionnelle.

Notes
1226.

Cette proximité, visible dans le contenu des propos tenus au sujet du corps et du Ministère, nous a été confirmée par un responsable de l’association selon lequel il s’agit « plutôt de membres actifs, qui cotisent, participent, viennent aux réunions, sont présents aux AG et cætera ». Entretien auprès d’un responsable de l’AIPC, Paris, le 19 avril 2007.

1227.

Plusieurs ingénieurs des Ponts nous ont raconté au cours des entretiens qu’ils avaient été amenés à diriger des équipes importantes, allant parfois jusqu’à une dizaine de personnes, et à endosser des responsabilités d’envergure au cours de leur premier poste au sein du Ministère.

1228.

Entre autres : entretien auprès d’un ancien président de l’AIPC, Paris, le 22 avril 2003.

1229.

Entretien auprès du président de l’AIPC, Paris, le 22 avril 2003. Précisons qu’il s’agit du président alors en exercice, ce qui n’est pas le cas de l’entretien précédemment cité et effectué le même jour.

1230.

AIPC, compte rendu de l’atelier « Gestion rénovée du corps des Ponts – Les enseignements de la gestion privée », Assemblée générale de l’AIPC, le 28 novembre 2003, p.2. Source : AIPC, archives personnelles.

1231.

Les caractères en gras et en italique figurent dans le texte original. Idem.

1232.

AIPC, Forum de l’AIPC : « Avenir du corps », courrier électronique, le 13 juillet 2006. Nous avons obtenu l’accord des responsables de l’association pour être destinatrice des messages envoyés sur ce forum de discussion, normalement réservé aux ingénieurs du corps des Ponts.

1233.

Ibid., le 8 septembre 2006.

1234.

Idem.

1235.

Ibid., le 3 mai 2006.

1236.

Ibid., le 4 mai 2006.

1237.

QUERMONNE Jean-Louis, « Le corporatisme et la haute fonction publique » in COLAS Dominique (dir.), L’État et les corporatismes. Travaux de la mission sur la modernisation de l’État, Presses universitaires de France, Paris, coll. « Questions », 1988, pp.211-212. Cf. également BODIGUEL Jean-Luc et QUERMONNE Jean-Louis (dir.), La haute fonction publique sous la Vème République, op. cit., 1983.

1238.

KESSLER Marie-Christine, Les grands corps de l'État, 1986, p.37.

1239.

AIPC, Forum de l’AIPC : « Avenir du corps », courrier électronique, le 4 mai 2006.

1240.

Cf. à ce sujet THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.47 et sq.

1241.

FRIEDBERG Erhard et DESJEUX Dominique, Annuaire international de la fonction publique, op. cit., 1972, p.576.

1242.

Entretien auprès d’un responsable de l’AIPC, Paris, le 25 avril 2003.

1243.

AIPC, Forum de l’AIPC : « Avenir du corps », courrier électronique, le 8 septembre 2006.

1244.

THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.19.

1245.

Entretien auprès d’un responsable de l’AIPC, Paris, le 22 avril 2003.

1246.

AIPC, Forum de l’AIPC : « Avenir du corps », courrier électronique, le 3 mai 2006.

1247.

Ibid., le 4 mai 2006.

1248.

Ibid., le 10 novembre 2006.

1249.

Le chiffre est exagérément bas, ce qui est révélateur de la représentation des rapports des IPC au ministère de l’Équipement qui seraient déjà, dans cette perspective, quasiment inexistants. En effet, si la position normale d’activité est en baisse continue avant la « fusion », elle s’élève tout de même à 40% des ingénieurs des Ponts et Chaussées en 2001 ! Rappelons que ces résultats procèdent de nos calculs, effectués à partir des chiffres disponibles dans les bilans de gestion annuels du corps des Ponts et Chaussées. Cf. les données statistiques présentées dans le premier chapitre.

1250.

AIPC, Forum de l’AIPC : « Avenir du corps », courrier électronique, le 28 avril 2006.

1251.

Ibid., le 3 mai 2006.

1252.

CHANUT Véronique, L’État didactique, op. cit., 2004, p.59.

1253.

« C’est une loi inéluctable que tout organe de la collectivité, né de la division du travail, se crée, dès qu’il est consolidé, un intérêt spécial, un intérêt qui existe en soi et pour soi ». MICHELS Roberto, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, coll "Science", 1971 (1ère éd. : 1914), p.290.

1254.

Idem.