2) Un intérêt général conjugué au privé

« La notion médiévale de bien commun s’est incarnée dans le PNB 1255 . »

Dans un contexte de déstabilisation du ministère de l’Équipement, une partie des ingénieurs des Ponts et Chaussées considère que servir l’intérêt général ne passe plus nécessairement par le fait de servir l’État mais par le fait même d’être membre du corps. Ces hauts fonctionnaires prônent une vision extensive de l’intérêt général assimilant l’activité des entreprises privées.

L’intérêt général comme qualité immanente du corps

Interrogés sur l’« identité » du corps et ce qui fonde sa spécificité, la plupart des acteurs de l’AIPC aborde spontanément la question de l’intérêt général. Le propos qui suit illustre une vision de ce dernier conçu, non pas comme un idéal que seraient censés appliquer et poursuivre les agents de l’État, mais comme une propriété qui serait attachée au corps lui-même :

‘« […] on n’est plus tellement des serviteurs de l’État… enfin… on agit encore au nom de l’État pour certains dans le corps mais en fait je préfère dire qu’on est au service de l’intérêt général… quel qu’il soit, hein ! Parce qu’au fond c’est ça notre identité, ce qui caractérise ce qu’on est quand on appartient au corps. Ça, ça vient de la formation justement et aussi des valeurs du corps […] Oui, je crois que c’est moins l’État que l’intérêt général 1256 . »’

Il ne s’agirait pas, en somme, d’alléguer un principe transcendant tel que le service à l’État ou le progrès technique pour légitimer le corps des Ponts et Chaussées, mais plutôt de l’inscrire dans sa nature même. Celle-ci confèrerait à ses membres une essence définie non par ce qu’ils font mais par ce qu’ils sont. L’intérêt général s’apparenterait à une essence, un attribut des ingénieurs du corps. La vertu et la « passion du désintéressement 1257  » seraient des qualités inhérentes au corps dont les membres exerceraient des activités relevant de la « vocation et du don 1258  », qu’ils soient au service de l’État ou salariés dans le secteur privé. Refusant d’apparaître comme les techniciens de la haute fonction publique, les ingénieurs des Ponts et Chaussées entendent en effet se démarquer de leur réputation de spécialistes 1259 . Ils contestent ainsi le monopole de la qualité de généralistes par les énarques et revendiquent, à leur tour, le statut de professionnels de l’intérêt général 1260 . Prétendument doués d’une vision transversale et d’une perspective globale, les ingénieurs des Ponts sont présentés par les responsables de l’association comme investis d’une compétence omnisciente 1261 , légitimant leur revendication à occuper des postes prestigieux au sein des entreprises privées. Présenté comme un ferment identitaire, l’intérêt général permet au corps de faire corps en affichant un discours intégratif propre à assurer sa cohésion 1262 . Une telle présentation de soi du corps est susceptible de créer une dynamique centripète visant à effacer les traces tangibles de ses divisions et le caractère nébuleux de son « identité », généré par la pluralité des profils professionnels de ses membres. Les représentants de l’AIPC manient ainsi des injonctions en apparence contradictoires : porteurs d’un discours accréditant la cohésion du corps, ils œuvrent par ailleurs pour l’essaimage 1263 des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Paradoxe supplémentaire : l’intérêt général, brandi comme une spécificité et une valeur ajoutée du corps 1264 − le différenciant notamment « des diplômés des grandes Écoles de commerce 1265  » − est avancé comme un argument permettant de justifier la volonté de certains ingénieurs des Ponts et Chaussées de travailler dans le secteur privé et venir ainsi concurrencer les « financiers » et les « commerciaux 1266  » sur leur propre terrain, au nom de valeurs présentées comme étant l’apanage des membres d’un grand corps de l’État.

Réconcilier l’intérêt général et le profit

Les acteurs mobilisés dans l’AIPC considèrent que l’entreprise privée, mue par la recherche du profit, contribue à l’intérêt général. L’augmentation du PNB à laquelle elle participe concourrait en effet au bien commun :

‘« Je pense que ce qui, effectivement, fédère un petit peu le mode d’action des entreprises et de l’administration, ce sont justement ces problèmes d’intérêt général 1267 . » ’ ‘« Quand une entreprise embauche des salariés et qu’elle enrichit le pays, qu’est-ce qu’elle fait sinon travailler dans l’intérêt de tous 1268  ? »’

En respectant la loi du marché, les règles de la concurrence et les impératifs de rentabilité et de compétitivité, l’entreprise, par son action propre, contribuerait à l’intérêt de la Nation 1269 . Faisant fi de la vocation économique nécessairement circonscrite des entreprises privées, les ingénieurs de l’AIPC leur prêtent une finalité équivalente à celle de l’État. D’après leurs représentations, l’intérêt général ne se résumerait pas au champ de la sphère publique mais serait porté de manière plus large par les entreprises dont l’activité serait profitable à la société. Défendant l’idée selon laquelle les entreprises concourent à l’intérêt général, ils en légitiment dès lors l’accès aux ingénieurs des Ponts et Chaussées. Les allers-retours entre le public et le privé étant de moins en moins légion 1270 , et le passage par le privé se justifiant donc moins comme une expérience enrichissante en vue d’un retour dans le giron de l’État, un tel discours est également tenu à destination des jeunes ingénieurs, encouragés à investir tôt le milieu de l’entreprise privée afin d’y faire carrière 1271 . Cette démarche aurait, selon eux, des retombées positives pour l’ensemble des institutions associées, s’apparentant ainsi à un cercle vertueux : leur départ de la sphère publique serait profitable aux entreprises, au ministère de l’Équipement, à l’État, voire à la « Nation toute entière 1272  ». En associant leur finalité à celle de la société, la mystique de l’intérêt général permet aux ingénieurs de l’AIPC de légitimer des stratégies corporatistes tout en affirmant œuvrer pour le bien-être général.

D’après Jacques Chevallier, les modalités actuelles de l’action publique, analysées comme des reconfigurations, remettent en cause la croyance dans le bien-fondé de l’autorité de l’État et viennent contester une vision de l’intérêt général comme « principe fondamental de [sa] légitimation » en tant qu’« instance de totalisation chargée de faire la synthèse des intérêts individuels 1273  ». Les reformulations élargies dont la notion fait l’objet au sein de l’association professionnelle des Ponts et Chaussées témoignent néanmoins des attentes dont elle demeure investie et de son rôle en tant que levier de légitimation propre à renforcer ce grand corps de l’État. Certains auteurs considèrent, de même, qu’à l’ère du management public, « le discours sur l’intérêt général et le service de l’État disparaît 1274  », les fonctionnaires se représentant « comme des salariés ordinaires 1275  ». A contrario, il nous semble que ce n’est pas en reniant la notion d’intérêt général que les agents de l’État redéfinissent leurs actions à l’aune des critères du secteur privé, mais en réinterprétant l’intérêt général à la mesure de leurs intérêts corporatistes. Autrement dit, les ingénieurs des Ponts et Chaussées (et notamment les plus proches de l’AIPC) relisent l’intérêt général dans la perspective de consolider et de renforcer leurs positions de pouvoir, y compris hors de l’État. Ce n’est donc pas contre ou sans l’intérêt général mais bien avec et par l’intérêt général qu’ils entendent légitimer leur « identité managériale » et étendre leurs domaines d’activité. Nous assistons donc moins à la fin de l’intérêt général 1276 qu’à une redéfinition de son contenu via une lecture plus extensive, dans une perspective de pérennisation et d’extension de l’influence des ingénieurs des Ponts et Chaussées. L’enjeu réside dès lors pour eux dans le fait de concilier leur tentative de patrimonialisation des ressources symboliques de l’intérêt général avec la progressive autonomisation des IPC par rapport au Ministère, dont la légitimité demeure essentielle pour bénéficier de l’onction de l’intérêt général en dehors de l’État.

Notes
1255.

JOUVENEL Bertrand de, « Sur la croissance économique », Économie et société humaine, Paris, Denoël, 1972, p.43.

1256.

Entretien auprès d’un ancien responsable de l’AIPC, Paris, le 23 janvier 2004.

1257.

BOURDIEU Pierre, sans titre, Séance n°3, Collège de France, document dactylographié du laboratoire ASTER, 2 février 1989, p.10.

1258.

CHAPOULIE Jean-Michel, « Sur l'analyse sociologique des groupes professionnels », Revue française de sociologie, vol.14, 1973, p.97.

1259.

Cette représentation de l’ingénieur des Ponts au sein de la haute fonction publique comme spécialiste ou expert est perceptible dans l’ouvrage de Jean-Michel Eymeri où elle s’exprime dans le regard (ou bien au regard) des énarques. EYMERI Jean-Michel, La fabrique des énarques, op. cit., 2001.

1260.

C’est ce que montre Jean-Michel Eymeri à propos des administrateurs civils. EYMERI Jean-Michel, Les gardiens de l'État, op. cit., 1999.

1261.

Selon Jean-Claude Thœnig, les ingénieurs des Ponts et Chaussées se considèrent comme des « prêtre[s] de l’intérêt général ». THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.205.

1262.

CHEVALLIER Jacques, « Réflexions sur l'idéologie de l'intérêt général », dans CURAPP (dir.), Variations autour de l'idéologie de l'intérêt général (vol.1), Amiens, Presses universitaires de France, 1978, pp.11-45.

1263.

Cf. à ce sujet le premier chapitre.

1264.

Précisons néanmoins qu’ils n’en revendiquent pas l’exclusivité mais qu’ils prêtent implicitement cette qualité à l’ensemble des grands corps de l’État, en opposition aux salariés du secteur privé.

1265.

Propos tenus lors de l’assemblée générale de l’AIPC, observation directe, Paris, le 6 juillet 2004.

1266.

Idem.

1267.

Entretien auprès d’un responsable de l’AIPC, Paris, le 14 novembre 2002.

1268.

Entretien auprès d’un responsable de l’AIPC, Paris, le 13 mai 2005.

1269.

François Rangeon procède à une analyse similaire à partir de l’étude du discours patronal et de certains chefs d’État français. RANGEON François, L'idéologie de l'intérêt général, Paris, Economica, coll."Politique comparée", 1986.Cf. également : HEALY Aisling, « "Une gouvernance patronale": de l'ouverture des modes de prise de décision publique locaux à la sélection des acteurs participant à l'action économique de la communauté urbaine de Lyon », dans ENGELS Xavier, HELY Matthieu et al. (dir.), De l'intérêt général à l'utilité sociale ? La reconfiguration de l'action publique entre État, associations et participation citoyenne, Paris, L'Harmattan, coll."Logiques sociales", 2006, pp.227-241.

1270.

Cf. le premier chapitre.

1271.

Ce fut notamment le cas lors de l’assemblée générale de l’AIPC, observation directe, Paris, le 6 juillet 2004.

1272.

« L’ingénieur des Ponts, il n’est pas voué à l’État à vie, il est au service de la Nation toute entière ». Entretien auprès d’un responsable de l’AIPC, Paris, le 9 septembre 2003.

1273.

CHEVALLIER Jacques, Variations autour de l'idéologie de l'intérêt général, op. cit., 1978, p.13.

1274.

ROUBAN Luc, La fonction publique, op. cit., 1996, p.62. Cf. également : CHEVALLIER Jacques, L'État post-moderne, op. cit., 2003.

1275.

ROUBAN Luc, idem.

1276.

Idem.