Coexistent finalement parmi les ingénieurs des Ponts et Chaussées deux visions du corps, de son idéal professionnel et de ses rapports au ministère de l’Équipement. Ceux que nous avons qualifiés de « représentants du ministère de l’Équipement », en raison de leur position institutionnelle et de la nature de leur trajectoire professionnelle, considèrent que l’IPC est, avant tout, un ingénieur doté de compétences techniques polyvalentes le rendant apte à occuper une variété de postes au sein du Ministère. Il est, certes, également un manager mais cette dimension de son activité n’intervient que plus tard dans la carrière et doit par conséquent, demeurer secondaire en matière de formation initiale. Celle-ci doit être en outre nettement axée sur les besoins du service public et ajustée aux impératifs de « modernisation » de l’État, et du ministère de l’Équipement en particulier. Si l’essaimage, notamment dans le secteur privé, est nécessaire au corps, cette perspective ne doit pas être prise en considération par la formation initiale.
Les autres représentants institutionnels du corps défendent une représentation de l’ingénieur dont la dimension managériale est prépondérante, le technicien apparaissant comme une figure dépassée et dénuée de prestige. Cette prise de position est défendue, dans sa dimension la plus « radicale », par les ingénieurs proches de l’AIPC, en tant que responsables ou membres actifs, mais elle déborde néanmoins les frontières de cette seule institution. Faire de l’ingénieur des Ponts un manager présente l’avantage à leurs yeux d’investir les secteurs public et privé, et de le positionner vis-à-vis des énarques ainsi que des financiers ou des commerciaux. Compétence transversale et adaptable à différents milieux, le management permettrait la polyvalence de l’ingénieur à des postes d’encadrement variés.
Parmi ces deux groupes, − dont il faut prendre garde à ne pas exagérer l’homogénéité et l’opposition − il est possible de distinguer quatre différents types de représentations des rapports du corps avec le Ministère, étant entendu qu’ils ne s’excluent pas nécessairement entre eux :
- Le Ministère est perçu comme une protection vis-à-vis d’éventuelles ambitions d’un gouvernement qui serait enclin à réduire le nombre de corps au sein de la fonction publique, voire à supprimer ce qui est dénoncé par certains comme une « exception française » 1349 ;
- le prestige du corps et son ancienneté au service de l’État pourraient assurer au Ministère une garantie de pérennité, à la condition qu’il lui demeure fidèle ;
- le corps doit conserver son attache au Ministère qui lui garantit des débuts de carrière enrichissants et valorisables dans le secteur privé et une porte de sortie sécurisante en cas d’échec professionnel ;
- le ministère de l’Équipement sombre progressivement dans un déclin irrémédiable et nuisible au corps, qui doit s’émanciper afin de mener son expansion et investir de solides positions, prioritairement hors de l’État.
Quant à la manière dont ils argumentent leurs prises de position, nous avons pu retrouver des thématiques communes, envisagées néanmoins de manière radicalement différente. L’idée d’un corps garant de l’intérêt général est notamment présente dans chacun des argumentaires. Elle est utilisée par certains des représentants du ministère de l’Équipement, qui mentionnent le respect du service public et la quête de l’intérêt général pour justifier (et aseptiser) les réformes et la rhétorique managériales, qu’ils tentent également de légitimer par la référence omniprésente aux attentes présumées des « citoyens », sources et fins des réformes « modernisatrices » à entreprendre. Elle est également défendue par les responsables de l’AIPC qui considèrent que l’intérêt général recouvre le champ des entreprises privées et la quête du profit, habilitant les ingénieurs des Ponts à y exercer en tant que professionnels d’un intérêt général déconnecté de la sphère publique. Le recours des deux groupes à la notion d’intérêt général témoigne ainsi de sa prégnance dans les discours des hauts fonctionnaires, voire de sa réactivation par la rhétorique managériale (qu’elle soit orientée vers le privé ou le public) qui, loin de l’évincer, semble ici la placer au cœur même de son discours justificatif.
Du point de vue des valeurs qu’ils défendent, des objectifs qu’ils prônent et des stratégies qu’ils poursuivent, ces deux groupes idéaux-typiques ne sont pas antithétiques. Si les deux perspectives s’opposent, elles ne sont ni incompatibles ni contradictoires. Elles forment davantage l’équilibre par lequel le corps des Ponts concilie le lien qui le rattache à l’État, les bastions qu’il monopolise via les structures administratives du ministère de l’Équipement, l’expansion de ses positions professionnelles hors de l’État, et l’entretien d’un réseau tissé au sein de multiples secteurs d’activité.
Cf. à ce sujet l’ouvrage collectif dirigé par Tony Chafer et Emmanuel Godin qui montre, à partir d’exemples très différents, les conditions de mobilisation de cette notion, ses usages, le travail de construction dont elle relève et les enjeux politiques dont elle est porteuse. Si la notion d’exceptionnalité peut justifier la défense et légitimer la préservation du sujet ainsi qualifié, cela semble rarement le cas concernant les grands corps de l’État. Á ce sujet, elle est sans doute plus couramment utilisée, dans les médias notamment, pour dénoncer l’isolement de la France dans un contexte de convergence mondiale qui laisserait penser qu’elle ne peut avoir raison seule contre tous. CHAFER Tony et GODIN Emmanuel (dir.), The French Exception, Oxford, Berghahn Books, 2005.