Conclusion de la deuxième partie

L’analyse du processus de réforme de la formation scolaire nous a permis de mettre en évidence deux éléments : d’une part, la figure de l’« ingénieur manager » revendiquée par les membres du nouveau corps des Ponts et Chaussées comme constitutive de leur « identité » professionnelle est loin d’être apparue comme une évidence. Elle est, bien davantage, le fruit d’un lent consensus au cours duquel les membres du corps ont hésité entre différents socles identitaires. La figure du manager a ainsi émergé tardivement, à la faveur de différentes contraintes, avant d’être « aseptisée » sous l’effet de l’opposition d’une partie du corps. D’autre part, derrière l’apparent consensus qui règne au sein du nouveau corps autour de l’« identité d’ingénieur manager », nous avons pu mettre au jour les visions divergentes du corps, de ses perspectives professionnelles et de ses rapports au ministère de l’Équipement et à l’État en général. Ces deux éléments ouvrent plusieurs pistes conclusives.

En premier lieu, ils nous ont invitée à nous pencher sur l’unité du corps. Travailler sur l’objet de la formation − perçue comme le levier identitaire du corps − nous invitait à première vue à considérer le corps comme un ensemble homogène et cohérent. En effet, avant même leur intégration dans la haute fonction publique, les futurs ingénieurs des Ponts et Chaussées présentent des caractéristiques sociales et géographiques similaires 1350  : ils ont été scolarisés dans les mêmes lycées et les mêmes classes préparatoires 1351 et leur passage par Polytechnique (et le régime d’internat sur le plateau de Palaiseau) contribue sans doute à renforcer l’homogénéité de leur socialisation, les plongeant dans un milieu où les interactions sont fréquentes dans de nombreux domaines (scolaire, para-scolaire et extra-scolaire). Une fois rentrés à l’École des Ponts, ils représentent une promotion restreinte (trente à quarante élèves par an) au sein de laquelle ils suivent une formation commune, qui modèle leurs compétences, et s’intègrent à un corps d’État où le sentiment d’appartenance (l’« esprit de corps 1352  ») est continuellement entretenu 1353 . Ces éléments contribuent sans doute à l’unicité et à l’homogénéité du corps des Ponts et Chaussées, comme cela a pu être analysé pour d’autres corps 1354 . L’objectif assigné à la formation est, selon Jean-Claude Thœnig (et de l’aveu des acteurs eux-mêmes), de développer une « identité » commune et de « rendre les élèves le plus semblables possible […] dans tous les aspects de leur vie tant professionnelle que privée. Le corps définit un profil idéal afin de former des individus aussi semblables que possible 1355  ». Mais l’École des Ponts n’est pas une « institution totale » de dressage du corps, telle que décrite par Erving Goffman 1356 . Revenir sur la genèse de la réforme de la formation du nouveau corps nous a permis de montrer combien les ingénieurs des Ponts et Chaussées pouvaient être désunis lorsqu’ils pensent leur propre unité. Sous le voile homogène du corps des Ponts et Chaussées et de leur « communauté de schème de perception, d’appréciation, de pensée et d’action 1357  », apparaissent des clivages, des intérêts différenciés et des stratégies divergentes. Cette analyse sur le terrain d’une grande École nous a permis de ne pas envisager la notion de « corps » et la production de la « noblesse d’État » dans une approche mécaniste et réifiée. Elle nous a conduite à montrer combien l’unité et l’« identité » du corps, loin d’être des données ou des produits stabilisés et institutionnalisés par la grâce de la socialisation et de la reproduction scolaire, sont en permanence en tension, soumises notamment aux clivages qui traversent les ingénieurs des Ponts et Chaussées et leurs rapports à l’État. Si le corps fait corps vis-à-vis de l’extérieur ou lorsqu’il est en situation de concurrence avec d’autres grands corps 1358 , cette unité consensuelle de façade s’ébrèche quand il se retourne sur lui-même et que ne sont plus concernés que ses pairs. Le décentrage du point de vue sur la fabrique de la formation nous a ainsi permis de rendre compte de la pluralité et de l’instabilité de la définition du corps qui apparaît comme un enjeu de luttes entre ceux-là mêmes qui s’en revendiquent. Institution à géométrie variable, le corps est soumis à des prescriptions externes qui s’opposent sans pour autant se contredire.

En deuxième lieu, ils nous ont permis d’appréhender dans le détail un processus de décision complexe, relatif à la construction d’une « identité » professionnelle. Elaborée très progressivement, sur une période de sept années consécutives, la réforme de la formation a fait l’objet d’amendements variés, chaque partie du corps venant s’opposer à certaines décisions, tentant d’influencer les orientations en sa faveur ou apportant sa propre pierre à l’édifice. Ces apports multiples ont constitué in fine une réforme plurielle qui permet à chacun d’assumer son soutien. Entre l’ingénieur et le manager, aucune décision n’a tranché. Si la plainte des « représentants du ministère de l’Équipement » relative à la perte de technicité du corps a été entendue par le directeur de cabinet, celui-ci a également validé la formation dite managériale. L’ingénieur ne chasse pas le manager et le manager n’évince pas le technicien, car personne dans le corps n’y a intérêt. L’ambiguïté identitaire du qualificatif d’« ingénieur manager » sied à tous. Nous sommes là au cœur de ce que Jean Leca nomme la « logique d’agrégation 1359  » dans le domaine de l’action publique : il s’agit de susciter une majorité d’adhésions pour faire accepter une mesure ou se faire élire. Or ces adhésions relèvent d’intérêts nécessairement multiples, divergents, voire contradictoires. Elles suscitent dès lors ce que Bruno Palier qualifie de « consensus ambigu » : « le flou qui entoure le sens des mesures, les interprétations divergentes des solutions retenues n’apparaissent pas comme des parasites à une action claire et rationnelle, mais bien au cœur même de leur fonctionnalité politique. […] Les mesures qui passent sont celles qui ménagent les différents intérêts en jeu grâce à leur propre polysémie, au fait qu’elles font l’objet de plusieurs interprétations possibles 1360  ». Chacun défend donc l’appellation confortable (parce que double et polysémique) d’« ingénieur manager » pour des raisons différentes, l’ambiguïté étant le ferment du consensus identitaire au sein du corps. C’est ce que Luc Boltanski décrit comme le paradoxe de la force du flou 1361 .

En troisième lieu, ils nous ont amenée à restituer les enjeux qui ressortissent de la promotion d’une telle « identité ». La mise en évidence des représentations plurielles que recouvre la promotion de l’« identité d’ingénieur manager » au cœur de la formation commune du nouveau corps des Ponts et Chaussées a révélé les desseins stratégiques et les valeurs divergentes qui la traversent. Qu’elle soit orientée vers les besoins de la tutelle et mue par des impératifs administratifs de recrutement, ou qu’elle soit guidée par des logiques corporatistes d’essaimage et d’occupation des positions de pouvoir en dehors de l’État, l’image de l’« ingénieur manager » apparaît déterminée par des stratégies professionnelles. La réforme de la formation, et la rhétorique identitaire qui l’accompagne, ne sont pas tant le signe d’un changement de référentiel qui verrait se substituer la promotion d’un « ingénieur manager » aux connotations « modernisatrices », à la figure traditionnelle du serviteur de l’État. Mise au service de la légitimation du corps et de ses institutions représentatives, elle est, bien davantage, le témoin d’impératifs et d’enjeux locaux liés à des stratégies d’expansion et de pérennisation d’un grand corps de l’État et d’un Ministère qui peine à survivre dans ses attributions traditionnelles.

Notes
1350.

Cf. par exemple : THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.280 et sq.

1351.

ENPC, « Les parcours scolaires des élèves depuis 1960 », L’Ecole des Ponts depuis 1960, n°4, 2000.

1352.

Á propos de l’esprit de corps Pierre Bourdieu estime que « de tous les groupes sociaux, les corps constitués à base scolaire qui sont institués par l’imposition d’un titre et d’une identité commune à des individus rassemblés par de très fortes ressemblances sociales, ainsi reconnues et légitimées, sont sans doute ceux qui s’apparentent le plus à la famille », BOURDIEU Pierre, La Noblesse d’État, op. cit., 1989, p.257.

1353.

THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, notamment p.237 et sq.

1354.

Cf. entre autres références : BOURDIEU Pierre, La Noblesse d’État, op. cit., 1989 ; SULEIMAN Ezra, Les élites en France, op. cit., 1979 ; EYMERI Jean-Michel, La fabrique des énarques, op. cit., 2001 ; LAZUECH Gilles, L'exception française. Le modèle des grandes écoles à l'épreuve de la mondialisation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999.

1355.

THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.253.

1356.

GOFFMAN Erving, Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Éditions de Minuit, coll."Le sens commun". 1968 Cf. également : FOUCAULT Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll."NRF", 1975.

1357.

KESSLER Marie-Christine, Les grands corps de l'État, op. cit., 1986, p.88.

1358.

Comme nous aurons l’occasion de le voir au cours du chapitre 6.

1359.

LECA Jean, « La “gouvernance”’ de la France sous la Cinquième République », dans D’ARCY François et ROUBAN Luc (dir.), De la Cinquième République à l’Europe. Hommage à Jean-Louis Quermonne, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, pp.344-348.

1360.

PALIER Bruno dans Être gouverné, op. cit., 2003, p.175.

1361.

BOLTANSKI Luc, Les cadres, op. cit., 1982, notamment : « La cohésion d’un ensemble flou », pp.463-489. Il montre comment, par un « jeu d’images croisées », les définitions concurrentes de la notion de cadre contribuent à la cohésion du champ dans lequel elles s’affrontent et, partant, participent à faire exister la catégorie en tant que telle : « […] c’est parce qu’elle demeure vague au sens de relativement indéfinie et de relativement indéterminée, malgré le travail de définition sociale dont elle fait l’objet ou, plutôt, à travers lui, que la catégorie peut exercer des fonctions d’amalgame et de neutralisation des antagonismes les plus puissantes sur une fraction étendue de l’espace social. » Idem, p.482.