« La puissance d’un Grand Corps de l’État, écrit Jean-Claude Thœnig, est directement proportionnelle au fait que ses membres n’exercent pas le métier assigné au corps. Il y a désertion de la tâche 1362 . » Le corps des Ponts et Chaussées essaime en effet massivement hors de ses attributions statutaires. Mais l’affirmation repose sur une équation qui semble à présent fragilisée. Car si l’essaimage est « l’œuf de Colomb 1363 qui change le Grand Corps d’État en caste dirigeante de la société 1364 », cette transformation suppose l’existence même du corps. L’essaimage apparaît comme un vecteur de puissance à la condition que les membres du corps fassent corps. Si le parcours professionnel classique du haut fonctionnaire, décrit par Jean-Claude Thœnig 1365 , implique que l’individu en question quitte les tâches traditionnellement dévolues à son corps en travaillant comme chargé de mission dans un autre ministère dès l’âge de trente ans, puis pantoufle dans une banque dix ans plus tard, il débute néanmoins généralement par un « poste “originel” du corps 1366 ». Il reçoit, en outre, une formation dont l’objectif est, selon l’auteur, de « rendre les élèves les plus semblables possible 1367 ».
Or tel n’est plus le cas au début des années deux mille, avant la réforme statutaire. Les ingénieurs du corps suivent en commun avec les élèves « civils » des formations très différenciées, spécialisées tantôt dans le domaine de la gestion et des finances, tantôt dans le domaine de l’environnement et des transports, tantôt dans celui du génie civil et du bâtiment. Seule leur formation à Polytechnique constitue le véritable socle commun, ce qui fait dire à l’un d’entre eux : « on n’a aucun sentiment d’appartenance “aux Ponts” [ENPC], moi je me sens ancien élève de l’X, là je n’ai pas de doute, mais par rapport à l’École des Ponts pas du tout : on est dispersés, on est perdus au milieu des “civils” […]. Et mes camarades pensent la même chose 1368 ». Outre cette formation diversifiée et ce faible sentiment d’appartenance à l’École des Ponts et Chaussées, les ingénieurs du corps essaiment de plus en plus précocement, parfois dès la sortie de l’École et, souvent, pour ne jamais revenir (cf. premier chapitre). Comment dès lors fonder « l’esprit de corps » et la cohésion du groupe ? Sur quelles bases asseoir la « cohérence collective » du corps ?, s’interrogent les membres de l’AIPC :
‘« L’ouverture et la diversité du corps étant des éléments acquis, et bénéfiques, il faut à présent trouver l’organisation d’une gestion des IPC qui lui donne la cohérence collective faisant contrepoint à cette ouverture. Concilier université et diversité, c’est le problème central de toute organisation humaine. Or, cette unité n’existe plus aujourd'hui 1369 . »’Cette unité, les représentants du ministère de l’Équipement entendent la recréer de deux manières : d’une part, par l’ouverture d’une formation commune orientée vers les métiers de l’Équipement et, d’autre part, par la mise en place de règles de gestion plus strictes pour les élèves, qui seront désormais fortement incités à se diriger vers un poste du Ministère à leur sortie de l’École. C’est donc par un rapprochement pédagogique et physique avec le ministère de l’Équipement que devrait passer la cohésion du corps et le sentiment d’appartenance de ses membres.
Ces décisions émanent de débats dont nous avons restitué les tenants et les aboutissants, et qui sont révélateurs de l’incapacité des ingénieurs des Ponts à s’accorder sur l’identité du corps. Elles procèdent d’un arbitrage politique rendu par le cabinet du Ministre qui a tranché sur le corps, pour le corps. Il convient à présent d’analyser les conséquences pratiques de telles décisions. Si la nature très contemporaine de notre objet d’étude ne nous permet pas, pour l’heure, d’en étudier les effets 1370 (sur les trajectoires des élèves notamment), nous souhaitons ici repérer et analyser les principaux dispositifs dans lesquels elles s’incarnent : du contenu de la formation initiale aux pratiques de gestion des jeunes ingénieurs par le ministère de l’Équipement.
Pour comprendre les tentatives de changement en cours, il faut notamment s’efforcer de replacer la réforme de la formation du « nouveau » corps dans les évolutions traversées par la formation initiale à l’École nationale des Ponts et Chaussées au cours du vingtième siècle. Ce retour dans l’histoire est guidé par notre volonté d’éclairer la place de la récente réforme de la formation dans la trajectoire plus longue et le cadre plus général des enseignements jusque-là dispensés au sein de l’ENPC. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une quelconque « origine 1371 » ou bien de chercher à nécessiter le présent par un « durcissement de l’histoire 1372 » qui conduirait à une forme de déterminisme 1373 . Bien davantage, il nous a semblé nécessaire de revenir sur ce contexte évolutif afin d’éclairer notamment les revendications de rupture portées par les acteurs qui entendent faire de la création d’un « nouveau » corps et de sa formation un tournant qui signerait la consécration de l’« ingénieur manager ». Dans quelle mesure les réformes de la formation et de la gestion du corps s’opposent-elles aux évolutions jusqu’à présent observées ? Un retour sur la formation du corps au cours du vingtième siècle pourrait nous aider à comprendre les réformes mises en place et l’évolution des rapports entre le Ministère, le corps et l’École des Ponts et Chaussées. Plusieurs évolutions historiques retiendront plus particulièrement ici notre attention.
Nous avons déjà eu l’occasion d’aborder la progressive désaffection des ingénieurs des Ponts vis-à-vis des métiers du ministère de l’Équipement. Á cette déconnexion entre le corps et le Ministère s’ajoute l’autonomisation progressive d’une institution auparavant exclusivement consacrée au corps des Ponts : l’École nationale des Ponts et Chaussées. Á l’œuvre depuis la deuxième moitié du vingtième siècle, cette autonomisation se manifeste par une prise de distance des directeurs de l’ENPC vis-à-vis du ministère de l’Équipement, une diversification des domaines de formation proposés qui s’éloignent des domaines traditionnels du corps, et l’affaiblissement de l’attention portée par les responsables de l’École aux ingénieurs des Ponts et à leur statut de futurs agents de l’État. Formés comme les ingénieurs « civils », les « corpsards » voient ainsi leur formation se dédifférencier progressivement pour être modelée selon les intérêts de la majorité des élèves, destinés au secteur privé. La création de la nouvelle formation du corps s’inscrit dans ce contexte cohérent, avec la revendication d’une identité de plus en plus managériale mais elle s’y oppose en même temps.
La mise en place de cette formation en septembre 2004 intervient en effet à rebours d’une autonomisation de l’ENPC dont on trouve les germes dès les années soixante. Dévolue aux « ingénieurs-élèves », elle instaure un changement fondamental dans la formation du corps et de l’École des Ponts. Hormis une tentative en 1981, rapidement avortée, c’est la première foisqu’est introduite une telle séparation pédagogique entre les élèves « civils » et les élèves fonctionnaires 1374 . Avec la mise en place du mastère d’action publique, cette différenciation s’objective également géographiquement, dans la localisation de la formation. Désormais installés rue des Saints-Pères, à Saint-Germain-des-Prés, dans l’ancienne École des Ponts et Chaussées, les « corpsards » se trouvent à quelques mètres de l’hôtel de Roquelaure qu’occupent le ministre de l’Équipement et son cabinet. Leurs homologues « civils » continuent, eux, de se rendre dans les bâtiments de Marne-la-Vallée, à l’extrême Est de Paris, à l’opposé de l’administration de l’Équipement située dans le quartier de la Défense, à l’extrémité Ouest de la capitale 1375 . En séparant les élèves fonctionnaires des autres et en proposant des enseignements dont le contenu a été élaboré en fonction des besoins du Ministère, la réforme de la formation vise à reprendre la main sur les jeunes ingénieurs des Ponts. Levier d’hétéronomisation d’un corps trop précocement infidèle, la formation apparaît également comme une matrice et un lieu de production des formes légitimes de l’action publique. Elle permet de transmettre des représentations positives des réformes dites « modernisatrices », de prescrire des rôles aux futurs agents de l’État, de diffuser des catégories de jugement et des représentations des modes d’intervention légitimes dans l’action publique. Autant de représentations propres à légitimer l’action du Ministère et à le renforcer à l’avenir, en lui fidélisant un corps formé pour le « moderniser » et œuvrer à sa pérennité (chapitre 5).
Avec le nouveau dispositif de formation du corps interviennent également d’autres évolutions dont les ressorts font écho à une même tendance au réinvestissement des scènes de formation par les représentants du ministère de l’Équipement. La fusion des corps s’accompagne ainsi d’autres évolutions qui affectent les rapports institutionnels et hiérarchiques du Ministère avec les Écoles formant ses principaux cadres supérieurs, ou encore qui touchent à la gestion des élèves du corps des Ponts à la fin de leur formation initiale. Si les deux sujets semblent a priori sans lien, ils apparaissent à l’analyse comme les signes associés d’un renforcement de la tutelle du Ministère sur le corps et ses institutions de formation. C’est, d’une part, la mise en échec d’une stratégie d’internationalisation de l’École des Ponts qui signe le retour du Ministère dans le gouvernement de l’École ; un retour qui se manifeste, d’autre part, par une rupture (dans le ton et les pratiques) de la tradition de gestion dite « libérale » du corps des Ponts et une mise sous contrôle des institutions de formation des cadres du Ministère, désormais considérées comme des « services stratégiques » (chapitre 6).
THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., p.19.
L’auteur fait allusion à la légende selon laquelle Christophe Colomb, de retour en Espagne après avoir découvert l’Amérique, se serait fait interpellé au cours d’un banquet. Réagissant à l’apostrophe de l’un des convives qui aurait laissé entendre que son exploit était à la portée de tous, Christophe Colomb se serait fait apporter un œuf. Il aurait alors défié les personnes présentes de le faire tenir debout sur une extrémité. Aucun d’entre eux ne parvenant à trouver la solution, il se serait alors saisi de l’œuf et l’aurait légèrement aplati en le toquant contre son assiette. L’œuf aurait alors tenu en parfait équilibre. « Ce n’était pas difficile mais encore fallait-il penser », aurait alors répliqué Christophe Colomb. L’anecdote, rapportée dans plusieurs sources, est contestée. Elle est notamment contée par BENZONI Jérôme, Histoire nouvelle du Nouveau monde, Genève, Eustache Vignon, 1579 (éd. originale : 1565). Source : www.herodote.net/histoire/evenement .
THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., p.20.
Ibid., p.21.
Ibid.
Ibid., p.253.
Entretien auprès d’un jeune ingénieur des Ponts de la promotion X97, Paris, le 15 novembre 2002.
AIPC, « Rapport moral de l’assemblée générale du 23 juin 1998 », La lettre de l’AIPC, juin 1998, p.5.
Cf. en annexe, l’encadré sur la question des effets de la formation.
BLOCH Marc, « L’idole des origines », Apologie pour l'histoire…, op. cit., pp.5-9. Il évoque cette « hantise des origines » que constitue « l’explication du plus proche par le plus lointain » parfois conduite « jusqu’à l’hypnose » (p.5).
GARCIA Patrick, « L'enseignement de l'histoire : passés sans origine ? », Espaces Temps, n°82-83, 2003, p.111.
Raymond Aron parle à ce propos de « rationalisation rétrospective », voire d’« illusion rétrospective ». ARON Raymond, Introduction à la philosophie de l'histoire. Essai sur les limites de l'objectivité historique, Paris, Gallimard, 1986, p.173.
Comme nous l’avons rapidement évoqué en introduction générale, les élèves du corps ont bénéficié, à partir de la rentrée scolaire de 1981, d’une formation à part entière, à laquelle pouvaient néanmoins participer des élèves « civils » volontaires. La première année commençait avec six mois de stage professionnel dans un service décentralisé ou relevant d’une collectivité territoriale, suivis de six mois d’enseignements techniques généraux. La deuxième année consistait en un stage d’un an hors de l’administration, « et si possible à l’étranger ». La troisième année se terminait par le suivi des enseignements spécialisés (cf. le tableau des enseignements spécialisés en annexe) et le mémoire de fin d’études.
Après un an d’expérience, et un changement de direction de l’École qui a vu Bernard Hirsch remplacer Jacques Tanzi, il est mis fin à cette séparation, au nom du refus du « cloisonnement ». ENPC, Rapports d’activité de l’École nationale des Ponts et Chaussées de 1980 (p.37) et 1982 (p.5).
Cf. les documents iconographiques en annexe.