Les deux premières parties de ce travail nous ont permis de retracer, d’une part, le contexte d’une réforme statutaire du corps engagée dans la perspective d’une réforme managériale et, d’autre part, celui d’une réflexion relative à la formation initiale qui a abouti à un compromis entre différents représentants institutionnels sur l’identité managériale et technique du nouveau corps des Ponts. La réforme de la formation émane, chronologiquement, de ces deux éléments structurants. Pour la penser, il faut également appréhender les processus internes à l’ENPC. Comment la création d’une formation destinée à des « ingénieurs managers » s’inscrit-elle dans le contexte évolutif de la formation dispensée au corps, au cours du vingtième siècle ? La question mérite d’être posée, nous semble-t-il, à propos d’une formation dont les initiateurs revendiquent le caractère novateur et inédit. La réinscription de cette réforme dans le contexte pédagogique évolutif de la formation du corps des Ponts nous permet ainsi d’interroger la spécificité de ce nouveau cursus et des programmes dont il est composé. La principale innovation de la formation résidant, d’après ses concepteurs, dans la mise en place d’un mastère d’action publique, nous proposons de faire commencer notre enquête à la deuxième moitié du vingtième siècle, époque à partir de laquelle les enseignements ont commencé à progressivement se diversifier et à s’ouvrir à d’autres savoirs que les seules sciences de l’ingénieur.
Qu’entend-on par ces savoirs que nous venons de désigner de manière négative comme ne faisant pas partie des sciences de l’ingénieur ? Nous verrons que les archives, les acteurs, et la littérature grise dont nous avons fait usage, les qualifient tour à tour (et indifféremment) de « formation humaine », d’« enseignements généralistes » (ou « généraux »), de « formation managériale », de « sciences sociales » ou encore de « sciences humaines et sociales ». Si nous avons déjà montré la diversité des enseignements proposés derrière ces appellations, au cours des discussions qui précédèrent la mise en place du programme de formation, la difficulté demeure une fois ces enseignements diffusés. La qualification de ces enseignements nous semble néanmoins faire partie du travail d’analyse et nous avons délibérément renoncé à trouver une appellation générique permettant de désigner à la fois des cours de communication, de droit, d’économie, d’analyse stratégique des organisations, de management et de gestion. En effet, nombre de ces matières ne relève pas, à l’École des Ponts et Chaussées, d’un enseignement disciplinaire correspondant à des attendus académiquement constitués. La conception qui en est véhiculée vise bien davantage à l’utilité, et renvoie plus à un savoir-être qu’à des savoir-faire. Ces matières sont considérées moins comme des fins que comme des moyens, dans la mesure où elles permettraient de se forger une « culture générale », d’acquérir une compétence sociale plus qu’une compétence technique. Plutôt que de déterminer une série de critères permettant de caractériser ces enseignements et rentrer ainsi dans des débats épistémologiques complexes qui nous éloignent de nos considérations, nous avons estimé que cette difficulté était à ce point symptomatique qu’elle faisait corps avec notre réflexion. Nous avons dès lors choisi de considérer les catégories indigènes comme signifiantes afin d’interroger leur mode de classement et les qualificatifs auxquels elles recourent.
Contre la force de l’évidence qu’acquiert une formation par la « naturalisation de la “chose enseignée” 1376 », incarnée dans des programmes scolaires et structurée dans des curricula, nous souhaitons interroger les délimitations des savoirs transmis à des hauts fonctionnaires et les enjeux de la démarcation (ou de son absence) avec les savoirs destinés par exemple aux énarques ou aux cadres du secteur privé. La question de la délimitation des territoires de la connaissance au sein du champ de l’enseignement supérieur et entre les secteurs public et privé apparaît fondamentale. Elle remet en cause des acquis, bouscule des chasses-gardées et constitue parfois une menace pour certains enseignants mais, s’agissant d’un corps de l’État, c’est moins ce qui se joue dans le microcosme de l’École qui retiendra notre attention que les enjeux auxquels ces guerres de territoire (ou leur absence) renvoient en terme d’action publique. C’est sous cet angle que nous proposons de lire les évolutions qui ont ponctué la formation de l’ENPC des années soixante au début des années deux mille. Les facteurs au regard desquels elle évolue nous renseignent sur la distribution du pouvoir entre les différents protagonistes en jeu et sur la progressive autonomisation de l’École vis-à-vis du ministère de l’Équipement et du corps des Ponts et Chaussées. La formation semble ainsi suivre un double mouvement, sur le temps long : elle se spécialise en réduisant le spectre des disciplines techniques à acquérir qui devient par conséquent moins polytechnique, et elle se généralise en même temps par une ouverture croissante à des disciplines que les acteurs considèrent comme relevant des « sciences sociales » au sens large. Ces évolutions en apparence strictement scolaires et pédagogiques donnent à voir l’état de l’influence d’un grand corps sur les institutions au sein desquelles il évolue (section 1).
« La question du curriculum comme forme institutionnalisée de structuration et de programmation des contenus d’enseignement devrait être − selon Jean-Claude Forquin − au cœur de toute réflexion sociologique sur l’éducation 1377 . » Elle demeure néanmoins peu traitée par les sociologues de ce champ et apparaît comme le point réellement aveugle de la sociologie de l’action publique dont la littérature se focalise souvent sur l’aval, soit la conception et la mise en œuvre des politiques publiques. Les évolutions de l’action publique méritent pourtant, nous semble-t-il, d’être envisagées sous l’angle des représentations qui en sont données à ceux qui la fabriquent ou qui sont censés la fabriquer dans un avenir proche. L’analyse des évolutions d’une formation destinée à des hauts fonctionnaires pose alors la question des savoirs légitimes et de leur adaptation aux attentes perçues d’une époque ; elle nous permet d’interroger les représentations du service à l’État qui les nourrissent et les conceptions qu’ils véhiculent de l’action publique. Sans préjuger des effets éventuels de la formation, l’analyse de ses évolutions permet d’appréhender les modèles, les valeurs, les contraintes et les stratégies qui façonnent les cadres de l’action publique.
Suivre ce fil d’analyse tendu par l’évolution des curricula de l’École des Ponts, tout en prenant au sérieux ce qui s’y transmet, et la force potentielle de la « chose transmise », fait apparaître le système de relations qui peut exister entre la structure (évolutive) des savoirs scolaires d’une grande École et le positionnement stratégique (ou non) d’un grand corps au sein de l’action publique. C’est ce que nous donne plus spécifiquement à voir la mise en place de la formation commune au « nouveau » corps des Ponts et Chaussées, qui se distingue nettement des évolutions pédagogiques précédentes.
La mise en place de cette formation témoigne d’une reprise en main de la formation de la part des responsables du Ministère qui réprouvent ses récentes évolutions. Qu’est-ce que révèlent les pressions exercées sur la nature et le contenu des savoirs transmis, des attendus d’un ministère à l’égard de la formation et de ses cadres ? Á quels enjeux d’action publique et à quels rapports de force au sein du Ministère et du corps cela renvoie-t-il ? La manière dont une société sélectionne, délimite, ordonne et transmet le savoir des serviteurs de l’État reflète à la fois les évolutions de l’action publique et la manière par laquelle l’élite tente de se repositionner en leur sein. Entrer dans la boîte noire d’une grande École nous permet de mettre au jour les sous-bassements cognitifs et stratégiques qui président au choix, au poids relatif et à la configuration des matières enseignées. Cela nous renseigne sur le type de contrôle que la formation tente d’exercer sur le corps, ou plutôt, sur la manière par laquelle le Ministère prétend assurer le contrôle social et professionnel du corps via la formation 1378 (section 2).
FORQUIN Jean-Claude, « Savoirs scolaires, contraintes didactiques et enjeux sociaux », Sociologie et sociétés, vol.23, n°1, printemps 1991, p.38.
Ibid., p.25.
BERNSTEIN Basil, “On the Classification and Framing of Educational Knowledge” in YOUNG Michael F. D. (dir.), Knowledge and Control. New Directions for the Sociology of Education, Londres, Collier-Macmillan, 1971, p.47.