1) La mise en place des premiers curricula de « sciences sociales » à partir des années quatre-vingt

Les évolutions de la formation dispensée aux ingénieurs des Ponts et Chaussées dans les années quatre-vingt sont perceptibles à la seule lecture des rapports d’activité de l’École. Du premier rapport d’activité, paru en 1973, jusqu’à celui de 1979, l’annonce des « objectifs de la formation » de l’École des Ponts et Chaussées était en effet invariablement déclinée comme suit :

‘« Il s’agit de former, pour le secteur public et pour le secteur privé, des ingénieurs de niveau élevé […] pour diriger des opérations de conception et de construction concernant essentiellement les infrastructures, les équipements collectifs, le bâtiment. Leur culture générale doit leur permettre le moment venu, et compte-tenu de leurs qualités personnelles, d’accéder à des postes de direction. Sans écarter l’éventualité que certains se spécialisent, et se distinguent ultérieurement, par exemple en économie ou dans le management, la vocation de l’ENPC comme École d’ingénieurs doit être affirmée, c'est-à-dire que la formation est à dominante scientifique et technique 1431 . »’

L’« économie [ou le] management » sont évoqués comme des possibilités qui ne doivent pas détourner l’École de sa « vocation » qui est avant tout de former des ingénieurs. Après sept années au cours desquelles pas une ligne de ce texte ne changea, la formulation des objectifs de la formation est modifiée et s’annonce ainsi à partir du rapport d’activité de 1980 :

‘« […] Leur culture générale doit leur permettre le moment venu, et compte tenu de leurs qualités personnelles, d’accéder à des postes de direction. La formation initiale correspondante est donc à dominante scientifique et technique, même si les dimensions socio-économiques y sont également prises en compte. […] La conduite des projets nécessite l’appel à des techniques diverses, mises en œuvre par des équipes pluridisciplinaires. L’impératif national d’exportation, particulièrement essentiel dans les domaines de formation de l’École, exige également de l’ingénieur le goût de la communication, de la négociation et de la mobilité. L’École s’efforce de communiquer à ses diplômés le goût et les moyens de s’adapter à des cultures, des techniques et des situations nouvelles 1432 . »’

Si l’affirmation de la « dominante scientifique et technique » est également de mise dans les années quatre-vingt, le verbe est moins impératif et une place est faite à l’international, sous couvert duquel est affirmée la nécessité d’« adapt[ation] » de l’ingénieur et le rôle de l’École dans la transmission du « goût de la communication, de la négociation et de la mobilité ». Les réformes qui vont en effet s’engager durant ces années reflètent la place plus importante désormais accordée à ces savoir-être.

L’année 1980 voit la création de nouvelles structures pédagogiques avec la mise en place de départements. Censés faire le lien entre l’enseignement et la recherche au sein de l’École des Ponts, ils sont également chargés de la gestion des différents enseignants de formation initiale et de DEA, et des directeurs de centres de recherche de l’École. Les trois premiers sont créés en 1980, soient « sciences mécaniques et sciences de la matière », « sciences mathématiques » ainsi qu’« économie et sciences sociales ». Puis deux autres départements voient le jour en 1981 : « aménagement » et « construction civile », bientôt rejoints par un sixième, plus transversal, consacré aux « langues ». L’ensemble des enseignements qui relèvent, dans la terminologie de l’époque, de l’« économie » et des « sciences sociales » sont ainsi regroupés dans une structure à part entière qui les positionne dans les matières fondamentales de l’École, auprès des « mathématiques », de la « mécanique », de la « construction civile » et de l’« aménagement », autant de départements qui recouvrent également des enseignements du même type. Les élèves continuent néanmoins de suivre un tronc commun dont on a vu qu’il demeurait largement tourné vers les sciences de l’ingénieur et une conception polytechnicienne de la formation 1433 .

En 1984, une nouvelle réforme des enseignements est mise en place. Cette année correspond à l’arrivée de Patrick Gandil à la direction des études de l’École. Il est courant d’entendre dire au sein du corps et du Ministère que, conformément à son attachement à la culture scientifique de l’ingénieur, il aurait alors considérablement renforcé la place des sciences dites « dures » dans le corpus des enseignements 1434 . La réalité est moins évidente et dépend de l’angle sous lequel on observe la réforme qu’il a mise en place. Celle-ci présente deux principales innovations, dont l’une consiste en la réduction drastique du nombre de matières composant le tronc commun et l’autre en la création de modules, répartis par filière, qui viennent compléter les départements.

D’une part, les enseignements techniques et scientifiques communs à tous les élèves passent de dix-sept matières (sans les langues) à six. Difficile d’affirmer en l’espèce que la réforme renforce la place des sciences de l’ingénieur. Néanmoins, cette réduction drastique s’accompagne d’un recentrage remarquable sur les disciplines réputées les plus « dures » : la géologie, les procédés généraux de construction, la résistance des matériaux, la mécanique des fluides et des sols 1435 . Exit l’urbanisme, la communication ou la gestion qui sont retirés des bases communes de la formation. Seule subsiste l’initiation au droit.

D’autre part, cinq filières sont créées, soient : « génie urbain et aménagement » ; « économie, ingénierie, gestion » ; « génie industriel », « génie civil » et « informatique et mathématiques appliquées ». Si les enseignements de « communication », de « gestion » ou d’« urbanisme », qui figuraient auparavant dans le tronc commun sont accessibles aux élèves, quelle que soit leur filière, ils le sont sous la forme de modules électifs. Seules deux filières sur les cinq imposent le suivi obligatoire de ces enseignements. La première filière (« génie urbain et aménagement ») comporte de nombreux enseignements de sciences sociales dont des cours de sociologie des organisations qui apparaissent à cette époque sous l’intitulé « sociologie de l’organisation et de la décision publique » 1436 . Mais elle reste prioritairement orientée vers une acception relativement technique de l’urbain et de l’aménagement. En revanche, la filière « économie, ingénierie, gestion » se distingue dans la mesure où elle inaugure le premier curriculum d’enseignements strictement orientés vers les « sciences sociales » de l’École des Ponts. Les élèves qui la suivent sont ainsi formés à l’économie, au droit, à la sociologie, à la communication et à la gestion 1437 . Leur formation « technique et scientifique » se limite au tronc commun des enseignements, soit à la mécanique, la construction, la géologie et la résistance des matériaux. La réforme mise en place par Patrick Gandil se résume finalement à un resserrement du tronc commun autour des cours de sciences de l’ingénieur, moins nombreux mais plus fondamentaux ; et à un changement de statut des « sciences sociales » qui apparaissent, certes, moins transversales, mais constituent désormais un cursus à part entière à l’École nationale des Ponts et Chaussées.

Quatre ans plus tard, en 1988, année du départ de Patrick Gandil de l’École, les deux filières susmentionnées, soit « génie urbain et aménagement » et « économie, ingénierie, gestion », fusionnent pour donner lieu à la création de la filière « économie, gestion, réseaux », entièrement tournée vers les enseignements de « sociologie », de « droit », de « communication », de « gestion » et d’« économie ». Cette année-là, l’École s’ouvre à la « finance » par la mise en place d’une sous-filière au sein d’« économie, gestion, réseaux ». Les élèves, fonctionnaires compris, y suivent des cours de « gestion privée », de « marchés financiers », de « gestion et [d’]analyse financière » et de « méthodes mathématiques pour la finance ».

En 1992, les filières sont remplacées par des collèges, auxquels sont rattachés la formation des ingénieurs des Ponts et un certain nombre de mastères de l’École. Ils sont chargés de « la direction de la scolarité des étudiants en formation d’ingénieur et de mastère 1438  ». Quatre collèges sont ainsi créés : « génie industriel », « génie civil et bâtiment », « ingénierie mathématique et informatique » (en 1993) et « économie, réseaux, aménagement ». Ils s’ajoutent aux départements toujours en place 1439 et se répartissent les tâches. En somme, ces derniers s’occupent des enseignants et de la définition du contenu des cours quand les collèges sont chargés des élèves et de la cohérence de leurs parcours scolaires. En 1997, l’École décide de créer un collège dédié à la question de la ville et des territoires 1440 . Elle met ainsi en place le collège « villes et territoires », qui sera présidé par un urbaniste et sociologue de formation 1441 . L’ouverture de ce nouveau champ qui recouvre notamment des enseignements d’histoire de la ville, d’économie des transports et d’environnement vient encore élargir l’espace consacré aux enseignements de « sciences sociales ». La création de ce collège résulte en effet du dédoublement du collège « économie, réseaux, aménagement » qui était jusqu’alors le seul collège consacré aux enseignements hors sciences pour l’ingénieur. Avec la mise en place du collège « villes et territoires » spécialisé sur les aspects génie urbain, transports et aménagement, l’ancien collège « économie, réseaux, aménagement » focalise ses enseignements sur la dimension « économie, gestion, finance », comme l’indique son nouvel intitulé 1442 .

Les réformes de la formation intervenues durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix témoignent donc d’une ouverture croissante vers les « sciences sociales » dont les enseignements s’autonomisent jusqu’à constituer des cursus à part entière. Elles engagent également une diversification des parcours. Le tronc commun est en effet largement réduit et le nombre de modules parmi lesquels les élèves peuvent sélectionner leur curriculum s’est multiplié. Jacques Lagardère, le directeur de l’École, dénombre, en 1996, plus de deux-cent soixante modules différents 1443 . Á tel point qu’il affirme alors : « Il est très rare de voir deux élèves sortir de l’École avec deux cursus identiques 1444  ».

Ces évolutions témoignent également d’une progressive autonomisation de l’École vis-à-vis du ministère de l’Équipement. Certes, l’École voit son statut évoluer à cette époque. De service extérieur du Ministère, elle devient en 1994 un établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel 1445 (EPSCP). L’équipe qui la dirige entend s’appuyer sur ce nouveau statut pour « introdu[ire] une culture d’entreprise différente », comme l’indique la première page du rapport d’activité de 1993 (paru en 1994). C’est ce que nous verrons notamment dans les réformes qui suivent. Néanmoins, dès avant ce changement statutaire, l’autonomisation de l’École est perceptible, au tout début des années quatre-vingt, quand, dans les objectifs de la formation présentés dans le rapport d’activité, un paragraphe est ajouté qui précise :

‘« On est ainsi passé progressivement d’une conception et d’une gestion assez strictement administratives de l’École […] avec, corrélativement, une attention prépondérante accordée à la formation des élèves fonctionnaires, à l’association plus explicite et plus équilibrée d’autres partenaires et à la prise en compte de leurs besoins et de leur problématique 1446 . »’

Cette progressive autonomisation de l’École va s’incarner dans d’autres réformes au cours des années deux mille, qui verra encore se renforcer la place des « sciences sociales » au sein de la formation. Á tel point que l’École prétend désormais former des élèves doublement compétents, capables d’être à la fois des ingénieurs et des managers.

Notes
1431.

ENPC, « chapitre 1 : présentation générale de l’École – 1.1. Les objectifs de formations de l’ENPC », Rapports d’activités de l’École nationale des Ponts et Chaussées, de 1973 à 1979.

1432.

ENPC, « Les objectifs de formation de l’ENPC », Rapport d’activité de l’École nationale des Ponts et Chaussées de 1980, p.9.

1433.

Le tronc commun ne subit que des modifications mineures entre 1973 et 1983. Cf. le tableau descriptif en annexe.

1434.

C’est ce qui nous a été rapporté en entretien. Par exemple : entretien auprès d’un ancien président de l’AIPC, La Défense, le 3 novembre 2004. C’est également ce qu’affirme Oren Wolff, qui dresse le portrait du secrétaire général : WOLFF Oren, Le ministère de l'Équipement face à la décentralisation, op. cit., 2007, p.89.

1435.

Cf. en annexe le tableau des « modules scientifiques et techniques obligatoires » et leur évolution depuis 1984.

1436.

Cf. en annexe le tableau récapitulatif des enseignements de chaque filière et leur évolution depuis 1984.

1437.

Cf. le détail en annexe.

1438.

ENPC, Rapport d’activité de l’École nationale des Ponts et Chaussées de 1992, p.2.

1439.

Parmi les départements créés en 1980, subsistent les suivants : « Mécaniques et sciences de la matière » (qui deviendra « Sciences mécaniques et de la matière »), « Sciences mathématiques » (devenu « Mathématiques et Informatique »), « Économie et sciences sociales », « Construction civile » (rebaptisé « Sciences et techniques de la construction »), « Aménagement » (devenu « Aménagement, transports et environnement ») et le département de Langues, intitulé « Formation linguistique, culturelle, internationale », puis, « Formation internationale ». Le département « Bâtiment », créé plus tardivement, sera supprimé en 1992.

1440.

Après la remise au conseil d’administration d’un rapport présidé par Pierre Veltz (futur directeur de l’École, alors directeur du LATTS et conseiller auprès du directeur Jacques Lagardère) sur la question. ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 26 avril 1995. Source : direction de l’ENPC.

1441.

ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 19 juin 1997. Source : direction de l’ENPC.

1442.

ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 16 avril 1996, pp.3-4. Source : direction de l’ENPC.

1443.

ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 21 février 1996, p.8. Source : direction de l’ENPC.

1444.

Ibid., p.9.

1445.

Cf. le schéma en annexe qui retrace l’évolution statutaire de l’ENPC.

1446.

ENPC, Rapport d’activité de l’École nationale des Ponts et Chaussées de 1981, p.8.