2) La double compétence des ingénieurs des Ponts

Á la faveur de l’élection d’un nouveau directeur à la fin des années quatre-vingt-dix, une réforme de l’enseignement va être mise en place, qui prend des allures de bouleversement radical.

Les personnalités dirigeantes de l’École : des profils ouverts aux sciences sociales et au management

Après deux mandats de cinq ans consécutifs à la tête de l’École des Ponts, Jacques Lagardère quitte l’établissement à la fin de 1998. C’est Pierre Veltz qui est ensuite nommé à la direction de l’École. Siégeant au conseil de perfectionnement depuis les années quatre-vingt, en tant que directeur de la recherche, puis comme représentant des enseignants de l’École au conseil d’administration, il est soutenu par la plupart de ses membres, et notamment par son président, Pierre Richard 1447 . Parmi les autres candidats qui seront auditionnés par une partie des membres du conseil, figurent, entre autres, le directeur de l’École nationale des Travaux publics de l’État, François Perdrizet, et Patrick Gandil, qui est alors chef du service des bases aériennes à la direction générale de l’Aviation civile. La candidature de Pierre Veltz ayant reçu la préférence des membres du conseil d’administration, elle est proposée au ministre de l’Équipement, Jean-Claude Gayssot, qui la soumet à son tour à l’approbation officielle des membres du conseil, le 15 décembre 1998 1448 .

La nomination de Pierre Veltz à la tête de l’École est le signe d’un changement d’état d’esprit en son sein. S’il est ingénieur des Ponts, comme l’exigent les statuts de l’École, sa carrière est avant tout celle d’un chercheur en sciences sociales. Comme il l’indique d’ailleurs lui-même, son titre d’ingénieur n’est dû qu’aux aléas des concours qu’il a passés à la sortie des classes préparatoires :

‘« J’ai été collé à Normale de très peu et donc c’est pour ça que je suis devenu ingénieur, sinon je serais sûrement devenu chercheur… 1449  »’

Docteur et habilité à diriger des recherches en sociologie (cf. l’encadré infra), il a effectué toute sa carrière dans la recherche, et notamment au sein de l’École où il a créé en 1982 le centre d’enseignement et de recherche Techniques et Sociétés (CERTES) qu’il codirige alors avec Gabriel Dupuy, chercheur et enseignant à l’École. En 1989, le CERTES, dont il est désormais le seul directeur, devient une équipe du laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (LATTS), un centre de recherche commun entre l’École des Ponts et l’université Paris 12, dont il devient le responsable. Comme en témoignent ces partenariats, Pierre Veltz est, au cours de sa carrière de chercheur, un artisan du rapprochement de l’École avec les universités 1450 .

Encadré n°21 : Un parcours atypique à la marge du ministère de l’Équipement
Né en 1945 en Moselle, fils d’une institutrice et d’un enseignant de mathématiques, Pierre Veltz effectue ses classes préparatoires à Strasbourg, au lycée Kleber. Il dit avoir découvert Paris le jour des oraux de Polytechnique, qu’il intègre après avoir échoué au concours d’entrée à l’École normale supérieure. Il rentre dans le corps des Ponts et Chaussées après l’École polytechnique, en 1969.
Après avoir passé quatre ans au bureau d’études de la société centrale d’Équipement du territoire (BETURE), une filiale de la Caisse des dépôts, puis trois ans au centre de recherche d’urbanisme (CRU), il de vient docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) en 1980. Docteur et habilité à diriger des recherches en sociologie à l’Université de Versailles Saint-Quentin (1996), il s'est d'abord spécialisé dans l'urbanisme opérationnel et la planification urbaine. Puis, il s'est intéressé à la transformation des entreprises, de la production, du travail et à sa dimension territoriale. Il est l’auteur de nombreuses publications 1452 . Directeur de la Recherche à l’ENPC de 1982 à 1991, il crée puis dirige le LATTS, rattaché à l'ENPC, à l'université Paris 12, à l'université de Marne-la-Vallée et au CNRS. Il enseigne l’organisation industrielle à l’ENPC et l’économie à l’université de Marne-la-Vallée.
Il a occupé différentes positions institutionnelles au cours des années quatre-vingt-dix durant lesquelles il a notamment été :
- membre du comité national du CNRS (1989-1991) ;
- chargé d’une mission de réflexion sur le pôle de recherche sur la ville à la cité Descartes (Marne-la-Vallée), en 1992 ;
- membre du conseil supérieur de la Recherche et de la Technologie (1992-1993) ;
- responsable du groupe de prospective sur la spatialisation des activités économiques à la DATAR (1992-1997), etc.
Il a également exercé une importante activité d’expertise en tant que consultant pour de nombreuses entreprises dans le domaine du changement organisationnel et technique dans l’industrie (Renault, Danone, Arcelor)
Nommé directeur de l’École des Ponts en janvier 1999, il devient président de Paris Tech le 11 mars 2002. Après qu’il a effectué un mandat de cinq ans en tant que directeur de l’ENPC, Patrick Gandil, alors directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, annonce la décision du Ministre de ne pas le reconduire (cf. chapitre 6). Il est actuellement chercheur associé au CSO et enseignant à l’École des Ponts (master management industriel et MAP) ainsi qu’à Sciences Po (master urbanisme). Il dirige également l’Institut des hautes études de développement et d’aménagement des territoires en Europe (IHEDATE) qui est une structure partenariale entre l’État, des collectivités territoriales et le MEDEF destinée à former à l’aménagement et au développement du territoire des hauts fonctionnaires, des dirigeants d’entreprises publiques ou privées, des responsables d’associations, etc.

Qu’un membre du corps des Ponts au parcours aussi éloigné des carrières classiques d’ingénieur soit nommé à la tête de l’École renseigne sur les évolutions opérées par l’École ces dernières années 1453 . Une fois nommé, il constitue une équipe de direction dont la composition témoigne de son indépendance vis-à-vis des traditions et du corps des Ponts. Parmi les quatre directeurs 1454 qui la composent, deux sont extérieurs au corps des Ponts et Chaussées. Le directeur de la recherche est en effet un ingénieur du corps des Mines et, plus inédit, le directeur de l’enseignement n’est ni haut fonctionnaire ni ingénieur 1455 . Enseignant en « communication », il revendique un profil pluriel dans les domaines « philo, droit, psychanalyse, beaux-arts 1456  ».

Lorsqu’il quitte la présidence du conseil d’administration l’année suivante, Pierre Richard est remplacé par François Roussely qui soutient Pierre Veltz dans les réformes qu’il engage. Né la même année que Pierre Veltz, François Roussely, qui est alors président d’Électricité de France (cf. encadré infra), revendique, comme lui, ses affinités « de gauche » et se définit également comme un « enfant de la méritocratie française 1457  ». Á sa nomination à la tête du conseil d’administration de l’École, il établit un lien entre son parcours et sa sensibilité à une formation managériale des ingénieurs des Ponts et Chaussées :

‘« [mon] expérience [m]’amène à apprécier que les ingénieurs soient polyvalents et surtout qu’ils soient attentifs aux problèmes humains. Les ingénieurs […] se doivent en effet d’être de bons managers de la ressource rare que sont les hommes 1458 . »’
Encadré n°22 : François Roussely, président du conseil d’administration de l’ENPC
Né en 1945 en Dordogne, il intègre l’IEP de Paris avant de travailler à la direction du Budget puis d’intégrer l’ÉNA en 1976. Il devient auditeur en 1978 et se trouve au côté de Gaston Defferre lors de la première décentralisation en 1981, avant de devenir conseiller référendaire à la Cour des comptes (1982).
Considéré comme une personnalité de gauche, voire un « militant socialiste 1460  », il a occupé diverses responsabilités au sein de l’administration. Il est nommé directeur général de la Police nationale en 1989 par Pierre Joxe après avoir été son directeur de cabinet (1988), puis secrétaire général pour l’administration au ministère de la Défense (1991-1997), toujours par Pierre Joxe. Á la même époque (1991-1997), il intègre également le comité de l’énergie nucléaire au CEA [Commissariat à l’Énergie Atomique].
Après une courte incursion auprès de Louis Gallois à la SNCF, où il exerce comme secrétaire général et membre du comité exécutif, il revient au ministère de la Défense comme directeur de cabinet du ministre Alain Richard (1997-1998). Il est nommé en 1998 à la présidence d’EDF, où il succède à Edmond Alphandéry.
Il est un temps pressenti pour diriger la campagne de Lionel Jospin en vue des élections présidentielles de 2002 1461 . En juin 2003, lorsque Francis Mer est nommé au ministère des Finances, des rumeurs circulent sur le probable départ contraint de François Roussely 1462 . Il reste finalement jusqu’en 2004, date à laquelle Jean-Pierre Raffarin décide de le remplacer par Pierre Gadonneix.
Il part alors dans le secteur privé où il préside, depuis, la banque d’affaire Crédit Suisse France.
Notes
1447.

En témoignent notamment les descriptions qu’ils dressent du directeur qui devrait idéalement succéder à Jacques Lagardère. Si chacun des candidats peuvent se retrouver dans l’une ou l’autre des qualités avancées, seul le profil de Pierre Veltz répond à l’ensemble des critères suivants : soit la jeunesse (« moins de 55 ans »), la « notoriété et l’image internationale », l’« ouvert[ure] sur les entreprises », la « bonne connaissance des élèves et des formations » et la « pro[ximité] du corps social de l’École ». ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 15 octobre 1998, pp.2-4. Source : direction de l’ENPC. Le soutien de Pierre Richard, perceptible dans ses interventions au conseil, nous sera confirmé par plusieurs acteurs au cours des entretiens.

1448.

Ibid. Censé être nommé par le conseil d’administration sur proposition du ministre, le directeur de l’École a été préalablement sélectionné par les membres du conseil, puis proposé au ministre.

1449.

Entretien auprès du directeur de l’ENPC, Marne-la-Vallée, le 18 novembre 2002.

1450.

Il est encore aujourd'hui un fervent défenseur de ce rapprochement, comme il l’indique dans son récent livre : VELTZ Pierre, Faut-il sauver les grandes Écoles ? De la culture de la sélection à la culture de l'innovation, Paris, Presses de Sciences Po, coll."Nouveaux débats", 2007.

1451.

Librement inspiré des sources suivantes : entretiens auprès de Pierre Veltz, le 18 novembre 2002 (Marne-la-Vallée) et le 15 juin 2004 (Paris) ; BOULEAU Nicolas [ingénieur général des Ponts et Chaussées, chercheur en mathématiques et président du département des formations doctorales à l’ENPC], « Sur le développement de la recherche à l’École des Ponts : quelques impressions », Allocution à l’occasion de la fin du mandat de directeur de Pierre Veltz, mars 2004. Source : CERAS, archives personnelles ; http://www.enpc.fr/fr/enpc/ecole_mouvement/veltz.htm ; http://www.cso.edu/cv_equipe ; www.ihedate.com .

1452.

Citons, entre autres : VELTZ Pierre, Des territoires pour apprendre et innover, La Tour d’Aigues, Éditions de l'Aube, 1994 ; VELTZ Pierre, Mondialisation, villes et territoires. Une économie d’archipel, Paris, Presses universitaires de France, 1996 (traduit en espagnol en 1999) ; VELTZ Pierre, Le nouveau monde industriel, Paris, Gallimard, 2000 ; VELTZ Pierre et DAVEZIES Laurent, Le Grand Tournant : Nord pas de Calais, 1975-2005, La Tour d’Aigues, Éditions de l'Aube, coll."Aube Nord", 2005.

1453.

Cf. l’encadré, en annexe, sur les craintes manifestées lors d’un conseil de perfectionnement, au sujet du profil atypique du directeur adjoint (1977).

1454.

Il s’agit du directeur adjoint, appelé « directeur du développement », du directeur financier, du directeur de la recherche et de la directrice des enseignements.

1455.

C’est la première fois dans l’histoire de l’École que le poste de directeur de l’enseignement n’est pas occupé par un ingénieur. ENPC, « Développement de la direction de l’enseignement », L’École des Ponts depuis 1960, n°5, septembre 1994.

1456.

Entretien auprès du directeur des enseignements, Marne-la-Vallée, le 5 juillet 2002.

1457.

MATTEI Jacqueline et COQUIDÉ Patrick, « Roussely, le coup d’éclat permanent », L’Expansion, le 22 novembre 2001. Pierre Veltz se définit également en référence au même modèle : « Je suis un produit typique de la méritocratie républicaine comme on dit hein, ma mère était institutrice d’école maternelle et mon père était prof de math et mes grands-parents étaient paysans et artisans de village… » Entretien auprès du directeur de l’ENPC, Marne-la-Vallée, le 18 novembre 2002.

1458.

ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 9 juin 2000, p.2. Source : direction de l’ENPC.

1459.

Les informations qui suivent sont le résultat du croisement des sources et références suivantes : ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 9 juin 2000, p.2. Source : direction de l’ENPC ; MATTEI Jacqueline et COQUIDÉ Patrick, op. cit., L’Expansion, le 22 novembre 2001 ; DUPUY Georges et MANDONNET Éric, « Comment Roussely s’est fait débarquer », L’Express, le 4 octobre 2004 ; Oncle Bernard, « François Roussely, le radieux marchand d’électricité », Charlie Hebdo, le 9 mai 2001 ; et le site Wikipedia.

1460.

NI, L’Humanité, le 30 décembre 1999.

1461.

MATTEI Jacqueline et COQUIDÉ Patrick, « Roussely, le coup d’éclat permanent », L’Expansion, le 22 novembre 2001.

1462.

Nous avons été témoin de ces rumeurs à la rentrée scolaire 2003. D’après des sources journalistiques, les deux hommes sont en conflit depuis que Francis Mer, alors président d’Arcelor (sidérurgie) avait été écarté du conseil d’administration d’EDF pour avoir acheté son énergie à Gaz de France. Mais François Roussely restera finalement en place, le gouvernement n’ayant, selon les mêmes sources, trouvé personne pour le remplacer (Henri Proglio, PDG de Véolia, et Noël Forgeard, PDG d’Airbus, auraient refusé l’offre). DUPUY Georges et MANDONNET Éric, « Comment Roussely s’est fait débarquer », L’Express, le 4 octobre 2004.