3) Le management comme faire-valoir de la technique

La réforme dite « projet stratégique », va s’engager en plusieurs étapes. De janvier 1999 à juillet 1999, une vaste consultation du personnel et des élèves de l’École est lancée avec la constitution de quatorze groupes de travail. Une forte « convergence 1488  » serait apparue à ce moment-là au sein de l’École en faveur d’un « renforcement important des sciences humaines, au sens large : communication, négociation, ouverture aux autres cultures, maîtrise des réseaux sociaux et de pouvoir, connaissances politiques et économiques, droit 1489  ». Après la deuxième phase qui a vu se constituer trois groupes de travail spécifiques sur les structures, la pédagogie et l’administration, la première année de l’École, destinée aux ingénieurs « civils », est réformée en 2000. L’année d’après sont créées les deuxième et troisième années, avec l’ouverture de nouvelles « dominantes », en 2001. Enfin, le cursus destiné aux « corpsards » et autres « admis sur titre », notamment issus de l’École polytechnique, est mis en place pour la rentrée 2002-2003.

Le changement majeur qu’introduit la réforme au début des années deux mille consiste en la rédaction drastique du tronc commun, dont nombre de matières techniques ont été supprimées 1490 . Le tronc commun de deuxième et troisième années se limite ainsi à quatre cours, soit : droit, statistique, mécanique des sols 1491 et un module (à choisir dans une liste) de sciences de l’ingénieur. Ces enseignements qui constituent la base commune de la formation sont organisés et mis en place par trois départements appelés « transversaux » (car ils proposent les enseignements communs) : « Formation internationale », « Sciences humaines, économie, gestion, finance », « Mathématiques et sciences pour l’ingénieur 1492  ».

Á ces départements s’ajoutent six dominantes, dites « département aval » : « Génie industriel », « Sciences humaines, économie, gestion, finances » (le département SEGF a un double rôle, à la fois amont et aval 1493 ), « Ingénierie mathématique et informatique », « Réseaux, environnement et territoires 1494  », « Génie mécanique et matériaux » et « Génie civil et construction ».

Si l’on compare donc les évolutions de la formation engendrées par le « projet stratégique » avec les structures d’enseignement qui ont été mises en place depuis 1981, on constate que les thèmes fondamentaux parmi lesquels les élèves choisissent leur cursus n’ont pas subi de transformations majeures (cf. tableau infra).

Tableau n°6 : Évolution des structures d’enseignement (1980-aujourd'hui)
Tableau n°6 : Évolution des structures d’enseignement (1980-aujourd'hui)

Sources : archives de l’ENPC, comptes rendus des conseils de perfectionnement et d’administration et rapports d’activité.

La place plus importante prise par les enseignements qui relèvent du département « sciences humaines, économie, gestion, finances » (SEGF) au regard des enseignements dits « techniques » s’accompagne de deux caractéristiques du « projet stratégique ». Ces dernières répondent à la volonté de la direction de « dépasser l’opposition sciences dures/sciences molles ». Cet objectif est décliné de deux manières.

D’une part, les sciences humaines et le management sont « durcis » et présentés sous un angle technique. L’appréhension technique de ce type d’enseignements constitue un mode de légitimation 1495 dont on retrouve des traces dans les archives. Pour donner un exemple, face à l’opposition d’un enseignant de mécanique à la création d’une voie d’approfondissement en sciences économiques, l’enseignant d’économie et celui de probabilité s’évertuent à prouver qu’un enseignement d’économétrie effectué par le premier constituerait un prolongement efficace, voire « un champ d’application 1496  » des enseignements du second. Ils « soulignent alors qu’un tel cours serait de nature réellement scientifique 1497  ».

Dans le « projet stratégique », les enseignements du département SEGF sont ainsi envisagés comme des domaines qui viennent parfois complexifier les « sciences dures » :

‘« L’opposition entre sciences dures et sciences molles n’est plus pertinente. Aujourd'hui, les sciences molles apportent des problèmes − et des plus complexes − aux sciences dures, et il faut savoir les résoudre 1498 . »’ ‘« Un fondement technique permet d’éviter de grossières erreurs, même dans des domaines […] comme la finance ou le management 1499 . »’ ‘« De solides bases techniques peuvent également se révéler utiles hors du champ de la conception technique, et notamment dans la gestion et le management 1500 . »’

D’autre part, la réforme tend à généraliser les cours de sciences humaines et du management à l’ensemble des dominantes, y compris les plus techniques. Ces enseignements apparaissent dès lors investis d’un rôle de mise en valeur de la formation dite « technique » qu’ils sont censés venir ré-enchanter :

‘« Les métiers du génie civil souffrent aujourd'hui d’une certaine désaffection de la part des élèves. L’École s’évertue à leur apporter une image plus dynamique et plus attractive [par l’introduction des “sciences sociales” dans la dominante] 1501 . »’

Le rôle de faire-valoir attribué au management n’est pas nouveau et l’on en trouve déjà des traces dans les archives du début des années soixante-dix. Á la demande du ministre de l’Équipement et du Logement, auprès duquel s’était plaint le représentant de la puissante Fédération nationale du Bâtiment, l’École s’était alors vue contrainte d’augmenter les effectifs des élèves présents dans l’option « bâtiment et logement 1502  ». De treize élèves, celle-ci devait passer à « une trentaine d’élèves 1503  », avait-il été demandé à la direction de l’ENPC. Or c’est précisément par une approche « moins technique » des enseignements et par l’ajout d’aspects relevant de la « gestion » que la solution avait semblé déjà résider pour « attirer les élèves 1504  ». L’École s’engage ainsi à promouvoir l’option en ce sens dans le cadre de l’amphi-retape auprès des élèves de deuxième année.

C’est un mode de légitimation identique que l’on retrouve dans les traces laissées par la conception des dominantes les plus techniques du « projet stratégique » de 2001 :

‘« L’ouverture vers les aspects socio-économiques et le management ne peut pas être sacrifiée : il serait très regrettable que l’École se partage entre ceux qui s’intéressent à la technique et à rien d’autre et ceux qui rejettent la technique. Plus encore que d’autres, ce département doit concevoir son offre pour un public élargi, au-delà de la formation de base d’ingénieur. Il doit en particulier proposer des offres attractives pour les X 1505 . »’

Ainsi, les « aspects socio-économiques et le management » irriguent l’ensemble des curricula proposés, y compris ceux qui semblent, à première vue, les plus étrangers à ce type d’enseignements. Aussi le directeur de l’École exige-t-il du futur président de la dominante « Génie mécanique et matériaux » que ces aspects soient présents au cœur même du tronc commun du département 1506 . C’est d’ailleurs de cette façon que la formation proposée par ce département, réputé très « technique » sera présentée par son président, devant les membres du conseil d’administration :

‘« [Ce département] s’articule autour de trois grands axes : langues étrangères, sciences humaines (cet axe aborde principalement les aspects de management et permet aux élèves d’appréhender les différents métiers qui composent une entreprise) et la mécanique (des fluides, des structures, des matériaux) 1507 . »’

En somme, si l’on retrouve, après la réforme du début des années deux mille, des enseignements relativement semblables à ceux qui étaient dispensés auparavant, la place des enseignements « socio-économiques et managériaux » apparaît largement réévaluée au regard des enseignements plus « techniques ». Ils se trouvent, non seulement, au cœur d’un tronc commun qui compte désormais peu d’enseignements relevant des sciences pour l’ingénieur, et ils sont présents, en outre, dans l’ensemble des troncs communs de chacune des dominantes proposées.

La restitution de ces évolutions nous permet d’envisager la création du mastère d’action publique dans le contexte précis de la place croissante accordée aux enseignements dits « généraux », et nous donne à voir la progressive autonomisation de l’École vis-à-vis du Ministère, qui devrait éclairer la tournure prise par la réforme des enseignements du corps des Ponts.

Notes
1488.

Coordinateur d’un groupe de travail, « Quelques axes de réflexion pour la suite du PSE [Projet stratégique pour l’ENPC] », le 7 septembre 1999.

1489.

Idem.

1490.

Rappelons que les enseignements techniques et scientifiques communs à tous les élèves avaient déjà été réduits en 1984, passant de dix-sept matières (sans les langues) à six : la géologie, les procédés généraux de construction, la résistance des matériaux, la mécanique des fluides et des sols et l’initiation au droit. Cf. en annexe le tableau des « modules scientifiques et techniques obligatoires » et leur évolution depuis 1984, ainsi que le nouveau tronc commun mis en place en 2001.

1491.

Á l’origine de la réforme, la mécanique des sols ne faisait pas partie du tronc commun. Face aux mécontentements suscités par une telle décision, la direction de l’École a réintégré cet enseignement au sein du tronc commun, à la demande du responsable du CERMES (Centre d’Étude et de Recherche en Mécanique des Sols). ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 7 mars 2001, p.4. Source : direction de l’ENPC.

1492.

ENPC, Directeur de l’École, Décision n°D-01-01, Champs-sur-Marne, le 19 janvier 2001.

1493.

Cf. à ce sujet l’encadré en annexe : « Présentation du département “Sciences humaines, Économie, Gestion, Finances” par son président ».

1494.

Cette dominante sera rebaptisée « Villes, Environnement et Territoire », puis « Villes, Environnement et Transports », à la demande des responsables de la direction des Routes, qui considéraient que « la compétence Transports devait être clairement affichée ». ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 1er avril 2003, p.1. Source : direction de l’ENPC.

1495.

Cf. également à ce sujet le chapitre 3.

1496.

Archives de l’ENPC : Série 9529/non classé, compte rendu de la réunion du comité d’enseignement du 6 mai 1980, p.3.

1497.

Idem.

1498.

ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 3 mars 2000, p.5. Source : direction de l’ENPC.

1499.

Ibid., p.6.

1500.

Ibid., 5 décembre 2001, p.1.

1501.

Ibid., 7 mars 2001, p.3.

1502.

Cf. en annexe la liste des options de 1969 à 1983.

1503.

Archives de l’ENPC : Série 9529/non classé, compte rendu de la réunion du comité d’enseignement du 1er décembre 1971, p.2.

1504.

Ibid., p.4.

1505.

Lettre du directeur de l’ENPC au « préfigurateur du département “génie civil et bâtiment” », réf. : PV/CK/00/N04, Champs-sur-Marne, le 21 juin 2000. Source : direction de l’ENPC.

1506.

Ibid., au « préfigurateur du département “génie mécanique et matériaux” ».

1507.

ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 10 octobre 2001, p.2. Source : direction de l’ENPC.