2) Misère des DDE et paradis du privé ?

Nous avons eu l’occasion de voir combien la formation avait été, au cours des années, de plus en plus tournée vers les entreprises, sans pour autant que soient mis en place des modules destinés aux ingénieurs du corps et à leur formation au service public. Cette évolution est également manifeste dans l’organisation du cursus des élèves fonctionnaires, et notamment dans la mise en place des stages, dès le milieu des années soixante-dix.

Pour la première fois en 1975, un séminaire réservé exclusivement à la formation des élèves hauts fonctionnaires pour leur premier poste est créé ; il s’intitule : « Maquette de système de gestion des DDE ». S’il s’agit de familiariser les « corpsards » à l’organisation et à la gestion des directions départementales de l’Équipement vers lesquelles ils se destinent pour la plupart à leur sortie de l’École 1532 , il ne s’agit pas pour autant d’une formation au service public. Celle-ci est d’ailleurs absente de la formation. Malgré son intitulé, l’option « administration et gestion » (cf. supra) ne consiste pas, en effet, en une formation à l’administration. Á cette époque, le vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées et la direction de l’École considèrent qu’elle n’est pas le lieu approprié pour délivrer une telle formation qui relève, selon eux, du Ministère lui-même. Á propos d’une enquête réalisée par le CGPC auprès d’une centaine d’ingénieurs des Ponts sortis de l’École depuis trois ans, s’engage ainsi une discussion au sein du conseil de perfectionnement. Interrogés sur la question de savoir si, compte tenu de leur formation, leur directeur départemental considérait qu’ils étaient bien adaptés à leur fonction, le « point noir le plus généralement signalé était que les élèves ne savaient rien sur l’administration 1533  » :

‘« - Ce n’est pas étonnant puisque nous ne l’enseignons pas, explique le directeur. C’est un choix délibéré de l’École. Comme nous ne pouvons pas tout faire, il nous a semblé préférable de donner des connaissances scientifiques et techniques de base, pensant qu’un individu normalement constitué, en quelques mois, un an maximum, peut connaître le fonctionnement d’un marché et un certain nombre d’autres choses, les relations avec le préfet, le maire, le conseil général, etc.
- Je crois, l’approuve le vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées, que l’École a raison de ne pas s’en occuper. C’est un problème qui dépend de la direction du Personnel. Je ne crois pas que ce soit ici qu’on doive apprendre les arcanes de plus en plus complexes de l’administration 1534 . »’

A contrario, et peut-être paradoxalement, la direction de l’École considère qu’il lui revient de former tous les élèves, et notamment ceux du corps, à la connaissance des entreprises privées. Après des demandes répétées de la part des entreprises (cf. l’encadré infra), l’École organise des cursus spécifiques autorisant la réalisation d’un stage.

Encadré n°24 : Une demande de mise en place d’un stage en entreprise privée pour les élèves du corps
Lettre du président de la Fédération nationale des Travaux publics au directeur de l’École nationale des Ponts et Chaussées 1535
Paris, le 11 février 1970
Monsieur le Directeur Thiébault,
Au cours du banquet annuel de notre fédération au palais de Chaillot, j’ai eu l’occasion d’attirer l’attention de notre ministère de tutelle sur l’opportunité qu’il y aurait à instaurer des stages pour les ingénieurs-élèves [élèves du corps] de votre École afin que ceux-ci, au cours de leurs études, puissent passer une année dans une entreprise.
Monsieur Chalandon est tout à fait d’accord avec cette idée que nous pourrions mettre en pratique l’année prochaine.
Dans ces conditions, et si vous en êtes toujours d’accord, je vous demanderais de bien vouloir étudier la manière dont pourraient s’effectuer ces stages.
Dans l’attente du plaisir de vous revoir, je vous prie d’agréer, Monsieur le Directeur, l’assurance de mes distingués sentiments. »
Le directeur de l’École fait part de cette lettre aux membres du conseil de perfectionnement :
« Au cours du banquet annuel de la Fédération, le président a évoqué avec le ministre la possibilité pour les ingénieurs-élèves de faire, au cours de leur scolarité, un an de séjour dans une entreprise privée, ce dans le but évident d’ouvrir l’administration aux méthodes et problèmes des entreprises. Ainsi ils seraient mieux informés des conditions réelles de vie et de fonctionnement de l’entreprise privée 1536 . »
Il interroge les membres du conseil :
« Est-il normal que le contribuable paye des gens pour qu’ils fassent des stages dans des entreprises où ils peuvent prendre des responsabilités ? J’aurais tendance à penser que, de toute façon, passant le reste de leur vie dans l’administration, ils auront alors le temps de se rendre compte de ce qu’est l’administration, tandis que le passage dans l’entreprise peut leur ouvrir un certain nombre d’horizons. »

C’est en 1975 que sont créés les premiers parcours autorisant les volontaires à réaliser un stage d’un an dans une entreprise (une entreprise privée, une entreprise publique ou un autre service public). Á l’origine de cette initiative se trouve le directeur de l’enseignement, François Bosqui, qui s’occupera par la suite de conseiller les ingénieurs du corps souhaitant quitter l’administration pour le secteur privé, au sein de l’AIPC. Les stages remportent un succès croissant. Les effectifs des volontaires ont ainsi régulièrement augmenté au cours des années, passant de dix pour la première année, à soixante-cinq en 1981 1537 . Toujours facultatif pour les civils, le stage devient obligatoire pour les fonctionnaires en 1983. Ils doivent dès lors partir un an et nécessairement au sein d’une entreprise privée. La direction de l’École considère en effet que la connaissance du secteur privé doit faire partie de la formation des hauts fonctionnaires :

‘« Une expérience professionnelle d’un an en entreprise est indispensable pour les futurs cadres supérieurs de la fonction publique » est-il précisé chaque année dans les rapports d’activité de l’École. ’

Á la même période, en 1982 précisément, un stage de six mois est organisé à l’intention des ingénieurs du corps qui, préalablement à leur entrée à l’École, doivent obligatoirement effectuer un passage dans une administration ou une collectivité territoriale (DDE, service technique d’une ville, « villes nouvelles », établissements publics d’aménagement, etc.). Ce stage sera néanmoins réduit de deux mois à partir de 1984, puis se limitera à trois mois pour finalement être rendu facultatif.

La place inégale accordée à ces deux stages au sein de la formation des fonctionnaires, a scandalisé le directeur du Personnel, Jean-Pierre Weiss, à son arrivée à la DPS au début des années deux mille :

‘« Dans l’organisation des études à l’École des Ponts, c’était vraiment provocateur, c'est-à-dire que vous arrivez dans le corps des Ponts, événement majeur, vous ne savez pas ce que vous voulez faire, vous avez fait ce choix parce que vos études ne se sont pas trop mal passées et que vous préférez avoir le maximum de portes ouvertes. Et puis vous commencez à vous faire une opinion en fonction de ce que vous voyez à l’École. Or, à l’École des Ponts quand j’ai pris mes fonctions… c’était caricatural ! Y’avait un stage en service déconcentré de l’Équipement, on y envoyait les ingénieurs-élèves. Il fallait vraiment qu’ils aiment le béton, les routes et tout ça, parce que c’était vraiment les chantiers profonds là… […] Ce stage n’était pas obligatoire pour tout le monde, contrairement au stage en entreprise. Alors là, c’est un an, si possible au siège de Danone à New York, avec d’emblée des sujets qu’on vous confie où vous avez l’impression que votre matière grise est bien utilisée, et puis après on vous dit : “ben vous choisissez, entre les deux, vous voyez objectivement ce que vous préférez”. C’était vraiment comme ça 1538  ! »’

Aussi enjoint-il alors la direction de l’École de réformer les stages, en imposant notamment l’obligation du stage dans le service public pour les élèves fonctionnaires, au même titre que le stage en entreprise, et en proposant d’ouvrir au sein du Ministère des stages dans des services plus attrayants que les directions départementales de l’Équipement. « Mais ce n’était pas encore ça 1539  », admet-il, insatisfait. La mise en place de la nouvelle formation commune au corps fusionné a provoqué de vives discussions à ce sujet, l’éventualité de la suppression du stage en entreprise privée ayant rencontré l’opposition frontale des représentants de l’AIPC 1540 . Face aux critiques de l’AIPC qui n’a pas manqué de dénoncer une mesure de sclérose de l’administration qui, selon un de ses responsables, « préfère mettre en cage ses ouailles pour mieux pouvoir les retenir 1541  », Jean-Pierre Weiss se défend de vouloir refermer l’administration de l’Équipement sur elle-même :

‘« Nous ne nous inscrivons pas dans la même ligne que l’ÉNA qui a purement et simplement porté un coup important à toute ouverture vers l’entreprise dans des choix récents, en refermant son administration. […] En revanche, il est nécessaire que nous apprenions davantage aux élèves du corps à voir ce que sont les enjeux de demain dans l’administration, d’où ce rééquilibrage qui est proposé 1542 . »’

Avec la mise en place du MAP qui prévoit le passage des élèves dans une administration ou une entreprise publique durant seize semaines, le « rééquilibrage » souhaité par le ministère de l’Équipement à l’occasion de la création du nouveau corps des Ponts est effectué avec le stage en entreprise finalement maintenu durant la deuxième année de formation des « corpsards ». Une meilleure connaissance du secteur public par une expérience professionnelle au sein d’une DDE, d’une collectivité territoriale ou d’une société d’autoroute 1543 est désormais reconnue comme nécessaire à l’exercice de leur métier.

Les évolutions des trajectoires et des aspirations professionnelles des ingénieurs des Ponts apparaissent ainsi, au début du vingt-et-unième siècle, comme un facteur déterminant des orientations de la formation du corps. Sources d’inquiétude pour les représentants du ministère de l’Équipement, ces évolutions vont faire l’objet d’une tentative de recadrage par la formation, qui apparaît dès lors comme un levier stratégique dans la gestion du corps des Ponts.

Notes
1532.

Cf. à ce sujet le premier chapitre.

1533.

Archives de l’ENPC : Série 9529/carton n°4/dossier 1977, Procès-verbal du conseil de perfectionnement du 28 avril 1977, p.22.

1534.

Idem.

1535.

Archives de l’ENPC : Série 9529/carton n°1/dossier 1970, Dossier préparatoire au conseil de perfectionnement du 14 avril 1970, point n°6 de l’ordre du jour : « stage des ingénieurs-élèves dans les entreprises », pièce jointe.

1536.

Archives de l’ENPC : Série 9529/carton n°1/dossier 1970, Procès-verbal du conseil de perfectionnement du 14 avril 1970, pp.35-36.

1537.

Nous avons établi cette évolution à partir des données disponibles au sein des procès verbaux des conseils de perfectionnement de l’École et de ses rapports d’activité annuels.

1538.

Entretien auprès d’un ancien directeur du Personnel et des Services, Noisiel, le 28 janvier 2004.

1539.

Idem.

1540.

Entretien auprès d’un ancien responsable de l’AIPC, Paris, le 23 janvier 2004 ; entretien auprès d’un ancien directeur du Personnel, Noisiel, le 28 janvier 2004.

1541.

Entretien auprès du président de l’AIPC, Paris, le 22 avril 2003.

1542.

ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 26 mars 2002, p.17. Source : direction de l’ENPC.

1543.

Ces exemples sont tirés des « missions » effectivement réalisées par quelques-uns des élèves du MAP de la promotion 2004-2005 que nous avons suivie.