1) La monopolisation de l’expertise

Au sein du mastère d’action publique, les élèves fonctionnaires sont invités à s’interroger sur leur image et leur posture intellectuelle mais ils sont, en outre, conviés à s’acclimater avec des manières de penser et d’intervenir censées caractériser les « profanes » dans les débats publics. La démarche de l’animateur et des intervenants du module « Décision publique en avenir incertain et controversé », leur pratique du débat public et les différents écrits dont ils sont les auteurs semblent témoigner de leur degré de conviction dans la légitimité de tels dispositifs 1621 . Il n’en demeure pas moins que la représentation qu’ils donnent du statut des différents protagonistes du débat public, ajoutée à la manière dont est perçu le rôle du débat public et celui des ingénieurs des Ponts en son sein, parmi les acteurs de la formation, contribuent à penser ces évolutions en termes de réassurance de la figure de l’ingénieur d’État dans ces dispositifs.

Accusés selon les formateurs de penser en froids calculateurs rationalistes, les ingénieurs sont invités à se montrer attentifs à des registres d’intervention qui seraient davantage attachés au vécu et aux affects qu’aux calculs experts. Au-delà de la qualité technique d’un projet, il faut désormais tenir compte, leur enseigne-t-on, de son acceptabilité sociale :

‘« L’acceptabilité peut venir contrarier l’utilité. Cela veut donc dire qu’il y a deux réalités : celle du calcul de l’intérêt et celle de la construction de l’acceptabilité. […]. Avant de parler des externalités du projet, il faut en délimiter l’acceptabilité 1622 . »’

Sortis des classes préparatoires et imprégnés d’une intense pratique des sciences dites exactes, les élèves vivent difficilement le discours critique de leurs aînés à l’égard de la raison. Comme pour illustrer la rétiveté des esprits conviés à la contorsion réflexive (cf. supra), les jeunes ingénieurs opposent à leurs formateurs un idéal de « production scientifique de l’intérêt général » qu’ils défendent par un langage de la connaissance 1623 . Ils dénoncent ainsi la « vision individualiste et sclérosée 1624  » d’un public « capric[ieux] », « incompétent » et « nimbyste 1625  », campant sur ses positions pour des « question[s] d’orgueil ». Les intervenants tentent dès lors de faire valoir l’importance de la prise en compte des sentiments et des représentations du public pour asseoir la légitimité d’un projet et de son défenseur. La présentation d’un projet d’aménagement exposé aux élèves comme techniquement satisfaisant mais « démocratiquement inacceptable » et n’ayant pas abouti suite aux résistances d’habitants investis dans un dispositif de concertation, a donné lieu à l’interaction suivante :

‘« - Élève : j’ai du mal à discréditer aussi facilement la rationalité, à la balayer comme ça…
- Intervenant 1626  : une rationalité !
- Élève : la rationalité technique et administrative !
- Intervenant : avoir peur d’être un site classé, c’est pas irrationnel !!
- Élève : […] Ça me semble complètement absurde qu’un débat mal posé fasse échouer un projet bon. C’était pas irréversible puisque tout le monde regrette [le retrait du projet], c’était des sentiments !
- L’animateur intervient : Oui mais les sentiments, c’est fondamental, et très dur à renverser. Les sentiments collectifs, le sentiment d’être bafoué, un fort sentiment de traîtrise, ce sont des sentiments constitués. Et alors vous avez beau injecter des arguments techniques, les oreilles sont fermées 1627  ! »’

Les enseignants réhabilitent les prises de parole sur le mode sensible de l’expérience singulière d’un territoire qui défendent un lieu de vie, inscrit dans une histoire sociale et personnelle, face à la logique rationalisatrice des aménageurs. Ils insistent avant tout sur les actes de parole « ordinaire » :

‘« Il y a un fossé entre les experts et le grand public. D’un côté, le discours de l’esprit, très logique et rigoureux ; de l’autre, c’est le discours du ventre et du cœur 1628 . » ’

L’un des objectifs pédagogiques assumés est de convaincre les élèves de la nécessité de prendre au sérieux ce qu’ils qualifient d’« autres formes de rationalité 1629  ». Les citoyens se prévaudraient d’une connaissance intime et sensible, et leur subjectivité serait la marque de la supériorité de leurs arguments face à la distance, la froideur ou l’impersonnalité des experts 1630 . La mise au jour de catégories ordinaires d’appréhension du monde procède d’une invitation à leur reconnaissance − dans le double sens de repérage et d’acceptation − par les ingénieurs. Néanmoins, en créant un espace propre aux autres acteurs du débat public et en leur assignant le monopole du cœur, les formateurs segmentent les registres de rationalité et laissent aux seuls ingénieurs la maîtrise de l’expertise « véritable 1631  ». Cette opération de cloisonnement répartit les rôles de chacun et cantonne les « non-initiés » dans un registre inoffensif qui neutralise l’idée d’une éventuelle concurrence des savoirs experts, dès lors immuablement liés à la compétence diplômée, certifiée par une grande École.

Cette représentation de la division des tâches était également perceptible dans les réflexions préalables au MAP au cours desquelles l’ouverture des scènes décisionnelles aux citoyens a été qualifiée par le vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées « [d]’intrusion de la société civile dans nos sujets 1632  » :

‘« La primauté du subjectif sur l'objectif, de l'immédiat sur le différé, favorisée par les moyens modernes de communication est une [des] caractéristique[s] des évolutions actuelles que nous pouvons retenir pour situer le contexte à grandes lignes : la vérité apparente supplante en importance la vérité “objective”, ce qui est spécialement déroutant pour un ingénieur... 1633  »’

Prêts à s’investir sincèrement dans cette nouvelle donne de l’action publique, les ingénieurs des Ponts cherchent à faire reconnaître aux élèves la légitimité de l’intervention des citoyens et l’équivalence des points de vue portés par certaines associations avec leur propre expertise. Ils restent pourtant empreints d’une conception inégalitaire de la répartition des savoirs qui ferait d’eux des « savants », quand les citoyens ne seraient que des « sachants » avec lesquels il s’agirait de composer :

‘« Aujourd'hui, les ingénieurs des Ponts ne sont plus comme ils ont été à une certaine époque, héritière des Lumières, les savants ou les dépositaires d’un savoir. Ce savoir aujourd'hui, même s’ils l’ont, il est contesté, controversé plus exactement. Notamment, il n’y a plus d’impérialisme technique aujourd'hui, le savoir s’est diffusé, fort heureusement, mais donc il y a des tas de gens qui sont des “sachants” et qui ne sont pas nécessairement dans le corps des Ponts 1634 . » ’

La distinction entre l’acceptabilité sociale et les aspects techniques permet de ne pas interroger les fondements proprement techniques des critiques adressées par des groupes de citoyens ou des associations et réduit la résolution des conflits à un travail pédagogique et communicationnel 1635 . Dès lors, il s’agirait moins d’entrer dans un processus de co-élaboration de la décision qui verrait les différentes expertises se confronter et un consensus progressivement émerger entre les différentes parties en présence, que d’entreprendre un travail de « maïeutique sociale 1636  », propre à convaincre les citoyens (ou les élus) du bien-fondé de décisions techniquement consolidées :

‘« Déjà, aujourd’hui en effet, il vaut mieux pour qu’une décision d’ordre public soit prise, il vaut mieux la faire accepter par une population avant, plutôt que de l’imposer. […] Aujourd’hui, la population considère qu’on n’est pas dans une situation de crise qui fait qu’on pourrait se passer d’écouter son opinion. […] Maintenant, dans ce contexte, les ingénieurs des Ponts ont effectivement des décisions à préparer, à prendre, à faire accepter, ça c’est clair. Bon ce qui a changé c’est qu’avant y’avait pas besoin de les expliquer, de les faire partager, aujourd’hui si 1637 . »’

D’où la nécessité d’apprendre aux ingénieurs à communiquer et à négocier, afin de mener à bien les projets techniques et faire en sorte qu’ils « passent » auprès de l’opinion :

‘« Il faut des gens qui soient capables de mener d’autres gens, d’une façon contemporaine […]. Donc il faut être effectivement un manager, un directeur, oui, un manager. Il faut être capable de parler aux gens le langage que les gens comprennent 1638 . »’

Les dispositifs de débat public apparaissent ainsi comme les arènes au sein desquelles les ingénieurs de l’État auront l’occasion d’exercer un travail pédagogique à l’intention de la population et de leurs représentants et de légitimer par conséquent leurs projets par une capacité d’écoute, une bonne maîtrise de la communication, et des compétences de management des hommes dans les situations de conflit. Un double mouvement semble ainsi à l’œuvre au sein de la formation du corps. D’une part, l’« arrogance de la parole sans écoute 1639  » est dénoncée. Conformément aux recommandations croziériennes, qui jouissent d’une audience très favorable au sein du ministère de l’Équipement 1640 , les élèves sont invités à « apprendre à écouter 1641  ». D’autre part, cette posture d’humilité vient servir la défense des projets portés par les ingénieurs des Ponts dont la légitimité demeure basée sur leur compétence technique.

Si la posture strictement technicienne fait l’objet de critiques de la part des enseignants du MAP, il ne faudrait pas en conclure pour autant que les élèves sont invités à y renoncer. Bien au contraire, la maîtrise de la communication, des « techniques du débat public 1642  » et l’apprentissage du « bon positionnement 1643  » en son sein sont pensés comme des excipients de la compétence technique. La « spécificité de l’apport de l’ingénieur de l’État » au sein de ces arènes réside toujours dans son approche singulière combinant « de fortes capacités techniques 1644  » (sur lesquelles « continue de reposer [leur] crédibilité auprès du public 1645  ») et « des éclairages empreints de hauteur de vue, de sagesse et de raison, au service de l’intérêt général 1646  ». Encouragés à prendre des distances avec leurs modes de pensée et la réputation qu’on leur prête auprès de la « société civile », les élèves sont en même temps invités à ne pas se départir d’une approche qui serait au fondement de leur valeur ajoutée :

‘« Les jeunes scientifiques que vous êtes ne doivent pas se transformer en empiristes dans l’administration. Gardez le cartésianisme 1647  ! »’

Les réticences des élèves à l’égard de la critique à laquelle ils ont été conviés au sein du séminaire sur le débat public et la répulsion dont ils semblent témoigner vis-à-vis de ce qu’ils considèrent comme du relativisme et une tendance à l’« énarchisation » des modes de pensée 1648 , révèlent la ténacité et la vigueur de leur posture intellectuelle 1649 tout autant que l’impossibilité dans laquelle ils se trouvent d’y renoncer, au risque de perdre leur raison d’être au sein de l’État.

L’analyse de la formation permet d’observer in vivo un grand corps de l’État inscrit dans un changement en gestation, se retournant sur lui-même pour répondre à une situation législative et sociale qui lui serait défavorable, et adoptant une stratégie de redéploiement de ses compétences pour conforter ses capacités d’action. Se prenant comme objet de sa propre analyse, le corps apparaît comme le support sur lequel le changement a prétention à s’opérer : les formateurs entendent le donner à voir comme un corps capable de se réformer et d’être en phase avec les attentes du public, tout en re-légitimant son expertise technique en vue de promouvoir les projets qui justifient l’existence de ce grand corps de l’État. Mais c’est également un corps comme moteur du changement que ses aînés ont l’ambition de former par la diffusion de compétences destinées à faire des élèves de futurs managers d’une action publique performante.

Notes
1621.

L’ethnologue invité à débattre avec les étudiants est chercheur au CNRS mais plusieurs de ses écrits révèlent une posture plus militante que scientifique, d’ailleurs pleinement assumée par l’auteur. Par ailleurs, les différentes contributions de l’animateur à la réflexion sur la formation du corps, antérieurement au MAP, traitent toutes de la question du débat public et de la nécessité pour les ingénieurs des Ponts de se familiariser avec ces dispositifs et de se former à la concertation avec les citoyens.

1622.

Intervention de l’animateur, séminaire sur le débat public, observation directe au sein du MAP, le 22 octobre 2004.

1623.

Il s’agit là d’un mode d’intervention dans le débat public mis en évidence par Sandrine Rui (La démocratie en débat, Paris, Armand Colin, 2004, pp.82-83). Il correspond au registre de légitimation des élèves qui, quasiment à la manière d’un Renan prônant l’avènement d’un gouvernement scientifique au sein duquel les questions trouveraient des solutions rationnelles, défendent les données objectives basées sur des analyses techniques et socio-économiques comme étant seules garantes de la qualité et de l’impérieuse nécessité d’un projet.

1624.

Interventions d’élèves, séminaire sur le débat public, observation directe au sein du MAP, les 20 et 21 octobre 2004. Les citations qui suivent sont extraites de la même source.

1625.

Il s’agit d’un acronyme désormais connu qui signifie « Not in my backyard » (qui donne en français : « pas dans ma cour » ou « pas dans mon jardin »). Affublé du terme « syndrome », il a été inventé par les aménageurs américains des années quatre-vingt pour qualifier la nature des motivations des individus qui s’opposaient aux projets d’équipement de l’époque. Il désigne, dans cette acception, un comportement qui serait sous-tendu par un égoïsme incivique. L’acronyme renverrait ainsi à l’idée d’une coupure entre les intérêts privés et l’intérêt général, et serait utilisé pour disqualifier les opposants aux projets d’infrastructure. Cf. à ce sujet : JOBERT, Arthur, « L’aménagement en politique, ou ce que nous dit le syndrome NIMBY de l’intérêt général », Politix, n°42, 2ème trimestre 1998, pp.67-92 ; RÉMY Elisabeth, « Apprivoiser la technique. Un débat public autour d'une ligne à haute tension », Politix, n°31, 3ème trimestre 1995, pp.136-144 ; RUI Sandrine, La démocratie en débat, op. cit., 2004 ; MULLER Pierre, « Esquisse d'une théorie du changement dans l'action publique », Revue française de science politique, vol.55, n°1, 2005, p.181.

1626.

Il s’agit de l’ethnologue évoqué supra.

1627.

Séminaire sur le débat public, observation directe au sein du MAP, le 21 octobre 2004.

1628.

C’est nous qui soulignons. Intervention de l’animateur, séminaire sur le débat public, observation directe au sein du MAP, le 20 octobre 2004.

1629.

Idem.

1630.

On trouvera une illustration de cette posture dans un autre cadre, celui de la scène télévisuelle dans : LUNT Peter K. et LIVINGSTONE Sonia M., "Expert and Lay Participation in Television Debates : an Analysis of Audience Discussion Programs", European Journal of Communication, vol.7, n°1, mars 1992, pp.9-35.

1631.

Selon un processus semblable, les « professionnels de la participation » s’imposent comme les traducteurs de cette « rationalité affective » sur la scène des débats publics et réassurent ce faisant leur expertise technique : NONJON Magali, « Réhabiliter le social dans l’urbain : la raison sociale des experts en participation » dans DUMOULIN Laurenceet al. (dir.), Le recours aux experts, op. cit., pp.209-224.

1632.

C’est nous qui soulignons. Le vice-président du CGPC, cité dans : ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 16 décembre 2003, p.12. Source : direction de l’ENPC.

1633.

C’est nous qui soulignons. Contribution à la réflexion, « Que voulons-nous faire ? », 12 septembre 2002, op. cit.

1634.

Entretien auprès du directeur du MAP, Paris, le 4 février 2004.

1635.

Á ce sujet, voir sur le terrain de la mise en débat de la question des déchets nucléaires : BARTHE Yannick, Le pouvoir d’indécision, Paris, Economica, 2006, p.68 et sq.

1636.

Entretien auprès du directeur du MAP, Paris, le 4 février 2004.

1637.

Entretien auprès du directeur de l’ENPC, Marne-la-Vallée, le 3 novembre 2004.

1638.

Entretien auprès d’un enseignant de l’ENPC en sociologie, futur enseignant du MAP, Paris, le 25 avril 2003.

1639.

Michel Crozier considère que la formation dans les grandes Écoles est très largement responsable de ce défaut qu’il prête aux élites. CROZIER Michel, La crise de l’intelligence, op. cit., 1995, p.57.

1640.

Sur la place de la sociologie des organisations dans « la maison Équipement », cf. par exemple : CHANUT Véronique, L'État didactique, op. cit., 2004.

1641.

CROZIER Michel, La crise de l’intelligence, op. cit., respectivement p.8 et p.25

1642.

Intervention du vice-président du CGPC, citée dans : Groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 19 juin 2002, p.4 (notre pagination).

1643.

Audition du directeur des Routes du ministère de l’Équipement, le 2 décembre 2002. SANTEL Gilbert (prés.), Rapport du groupe de réflexion sur le MAP, op. cit., Annexes.

1644.

Entretien auprès du directeur de l’ENPC, Marne-la-Vallée, le 3 novembre 2004.

1645.

Idem.

1646.

MARTINAND Claude, Le Moniteur, op. cit., p.40.

1647.

Intervention de l’animateur, module « Performance des administrations », observation directe au sein du MAP, le 11 octobre 2004.

1648.

Á la sortie d’une séance du séminaire sur le débat public, au cours de laquelle ils ont participé à un jeu de rôle opposant les tenants d’un projet et ses opposants qui fustigeaient les risques environnementaux dont il était porteur selon eux, un élève nous déclare : « Là c’était n’importe quoi ! On a fait nos énarques ! [rires]. Q : Ça veut dire quoi ? - Ben je connaissais rien au sujet et je l’ai défendu comme si j’étais un pro, que d’la comm’ quoi ! »

1649.

Un élève, qui se voulait sans doute provocateur, nous raconte comment il a vécu le cours de sociologie. Les élèves disposaient de plusieurs entretiens effectués auprès de personnalités locales à propos de l’implantation d’un projet sur leur territoire. Il leur était demandé de désigner la personnalité de laquelle ils se sentaient la plus proche :

« J’étais le seul à dire “le DDE” alors que c’était le gros potentat local, le tyran, il voulait faire passer son projet en force car il considérait qu’il représentait la vision de l’intérêt général et il s’appuyait sur le débat public pour convaincre les gens et pas pour discuter vraiment du projet ou le remettre en cause éventuellement. Mais c’est super hypocrite de ne pas l’avoir choisi [de la part des autres élèves]. J’étais le seul mais, en fait, c’est à ça qu’on nous forme : on a une légitimité, c’est la rationalité technique, l’expertise, et des notions de ce qu’est l’intérêt général, point. Moi, c’est pour ça que j’ai fait le corps, pour faire passer des projets, même en force ! » Entretien avec un élève du MAP, Paris, le 16 décembre 2004.