2) La politisation fonctionnelle des ingénieurs des Ponts et Chaussées

L’ouverture du mastère d’action publique est l’occasion pour l’École des Ponts de pouvoir enfin former les hauts fonctionnaires à devenir les « pilotes dans la modernisation de l’État 1650  » que sa direction envisageait. L’enjeu est de taille car pour « former des ingénieurs, vecteurs du changement, et de la transformation de l’administration 1651  », les acteurs considèrent que c’est la conception même de l’État et de l’ingénieur d’État qu’il faut modifier. L’enjeu qui est assigné au MAP est en effet de « changer les modèles de management public 1652  » et de calquer l’image des hauts fonctionnaires sur celle des managers de l’entreprise privée :

‘« Nous avons un handicap, même de vocabulaire ; un cadre supérieur qui rentre dans l’entreprise, c’est un entrepreneur, un cadre supérieur qui rentre dans l’administration − je viens de le réentendre − c’est un technocrate. C’est sûr que cela ne va pas dans le sens de l’ambition qui est affichée mais on va essayer de relever le défi des mots 1653 . »’

Ce « défi des mots », les ingénieurs des Ponts entendent notamment le relever sur le terrain de la formation, au sein même des enseignements, qui véhiculent une image exaltante et prometteuse de la réforme de l’État, notamment présentée comme un « combat vertueux 1654  ». Il en est ainsi de la LOLF 1655 − à laquelle les élèves sont formés (cf. encadré infra) −, qui permettrait de positionner les jeunes recrues du corps comme des précurseurs dans l’administration, précocement familiarisées avec des outils propres à leur conférer un pouvoir transversal 1656 et un profil de « généralistes de la Chose publique 1657  » :

‘« La LOLF est au cœur de la formation qui vous est offerte, non seulement parce qu’elle constitue une révolution programmée mais aussi parce que les enseignants de ce mastère mettent leurs espoirs dans votre future capacité à savoir saisir cette magnifique opportunité pour contribuer à mettre enfin l’administration française en phase avec son siècle 1658 . » ’
Encadré n°26 : La LOLF dans le module « Performance des administrations »
Si les références à la LOLF traversent l’ensemble du module, quatre séances lui ont été plus spécifiquement consacrées :
- « Les enjeux et les potentialités de la loi organique sur les lois de finance : le cas du ministère de l’Éducation nationale et de la Recherche » (12 novembre 2004)
- « La loi organique face au statut de la fonction publique : le cas des inspecteurs du permis de conduire » (17 novembre 2004)
- « La construction d’un programme de la loi organique − les enjeux des indicateurs : la prévention des risques et la lutte contre les pollutions » (1er décembre 2004) »
- « Une approche économique de la gestion publique : la théorie des incitations » (19 janvier 2005)

Conformément aux recommandations émises par le ministre de la Fonction publique 1659 , les concepteurs du MAP ont souhaité faire de la modernisation de l’État et de l’action publique « le point nodal [du mastère] 1660  » (cf. chapitre 3). Il s’agit d’apprendre aux ingénieurs des Ponts et Chaussées à « pilot[er] [le] changement », à « impulser [des réformes] 1661  », voire « à s’engager fortement en “hommes d’action” (en tant que porteurs de projets nouveaux ou de réformes) 1662  » :

‘« Il faut pouvoir piloter le changement en travaillant par projet, d’ailleurs toutes les entreprises travaillent par projet 1663  ! »’

Si la « culture de projet » est liée, dans les représentations, à la manière de traiter les « dossiers » dans les entreprises, elle est pourtant à la base de la formation des ingénieurs des Ponts et Chaussées depuis la création de l’École en 1747, comme l’indique Antoine Picon 1664 . Telle qu’elle est entendue au sein du MAP, dans une acception proche de ce qui est censé être la norme dans les entreprises privées, la pratique du projet implique néanmoins l’idée de la performance et de la « culture du résultat » :

‘« Le mot “projet” est un mot important. Le projet ne doit pas être un simple rapport mais une réussite. Il faut apprendre à fabriquer et traiter des dossiers comme des projets, sinon on ne débouche pas 1665 . »’

Elle contient également l’idée d’un investissement dans le changement, « porté » par des hauts fonctionnaires qui, loin de se voir accablés de réformes « modernisatrices » qu’ils devraient mettre en œuvre à contrecœur, seraient les moteurs des évolutions de l’administration :

‘« Ce sont des réformes que l’on met en place sous de fortes contraintes (c’est la baisse du nombre de ministères, la LOLF et la décentralisation, la maîtrise des dépenses publiques, et cætera. Un conseil en passant : ne commencez jamais la présentation d’une réforme par les contraintes. Il ne faut pas vous placer comme étant passifs face à un changement qui serait imposé mais il faut mettre au contraire en évidence la volonté politique qui en est le moteur. On modernise mieux sur la base d’un projet politique 1666 . »’

Les ingénieurs du corps ne se contenteraient pas d’exécuter des réformes pensées et décidées par les politiques car leur nature même de « modernisateurs » les conduirait à s’approprier les finalités et la raison d’être des projets.

L’observation in situ du module « Performance des administrations » qui forme les ingénieurs des Ponts au management des services du Ministère, donne à entendre le type de vocabulaire et les « prescriptions de rôle » qui l’accompagnent. Les élèves sont encouragés à adopter un comportement « proactif 1667  » en « initiant » et en « menant » des réformes dites « modernisatrices » :

‘« Une des valeurs de l’administration, c’est l’indépendance du fonctionnaire − ça permet de limiter la pression politique et celle des entreprises. Mais cette indépendance formelle, elle est contraire à la réalité car l’implication des hauts fonctionnaires est une nécessité pour que les politiques puissent mener à bien une action 1668 . »’

S’illustre ici le passage, décrit par Jean-Michel Eymeri, d’une « définition wébérienne de la loyauté comme devoir de neutralité » à « une définition post-wéberienne de la loyauté comme devoir d’engagement 1669  ». Á contre-courant de l’idéal-type wéberien de l’effacement du fonctionnaire derrière sa fonction, ces jeunes hauts fonctionnaires sont sommés d’être « parti-prenantes 1670  » en « portant » des projets, et ce dans une double acception : « au sens physique 1671  », dans la mesure où ils sont invités à s’en saisir personnellement, et au sens politique, dans la mesure où ils sont censés s’engager et en endosser la responsabilité.

Á l’instar des injonctions « modernisatrices » qui travaillent les administrations européennes, la formation au management du corps des Ponts et Chaussées leur confère une mission manoeuvrante au sein de l’administration, qui participe de la politisation de leur rôle 1672 . L’invitation faite aux élèves d’incarner ce rôle, auparavant dévolu aux ingénieurs plus expérimentés 1673 viserait ainsi à « créer l’appétence pour l’action publique 1674  ».

L’instauration d’une formation dévolue aux élèves du corps des Ponts a ainsi permis de les rapprocher pédagogiquement et physiquement du ministère de l’Équipement et de ses représentants. Tourné vers les métiers du ministère de l’Équipement, « instrumentalisé » au profit des intérêts du corps et des projets techniques du Ministère et orientées vers la réassurance des IPC et la revalorisation de l’action publique, l’enseignement des « sciences sociales » apparaît comme un outil propre à renforcer l’attachement du corps au ministère de l’Équipement.

Notes
1650.

C’est le vœu émis par Pierre Richard, alors président du conseil d’administration de l’ENPC. ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 7 octobre 1999, p.6. Source : direction de l’ENPC.

1651.

Gilbert Santel, lors de l’audition de Patrick Gandil, directeur des Routes du ministère de l’Équipement, le 2 décembre 2002. SANTEL Gilbert (prés.), Rapport du groupe de réflexion sur le MAP, op. cit., Annexes.

1652.

Intervention du directeur de l’École des Ponts, citée dans : ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 26 mars 2002, p.22. Source : direction de l’ENPC.

1653.

Intervention du directeur du Personnel, idem.

1654.

Module « Performance des administrations », observation directe au sein du MAP, le 29 septembre 2004.

1655.

Il existe un débat dans le champ scientifique (qui penche en faveur de la deuxième alternative) pour déterminer si la LOLF s’apparente à une « simple » réforme budgétaire ou s’il s’agit d’une réforme de l’État (dans la mesure où elle inciterait les administrations à repenser leur organisation et leur mode de fonctionnement en modifiant, par exemple, leurs organigrammes, avec l’idée du passage d’une « culture des moyens » à une « culture des résultats »). Sylvie Trosa, haut fonctionnaire, précise qu’il ne s’agit pas d’une réforme de l’État mais d’une réforme des services publics dans la mesure où elle concerne également les collectivités territoriales. TROSA Sylvie, « La LOLF est une révolution mais pas une réforme de l'État... », entretien, Pouvoirs locaux, n°55, avril 2002, pp.28-34. Elle montre, par ailleurs, que la mise en place de la LOLF constitue une adaptation à une norme internationale en matière de gestion publique, depuis longtemps en vigueur dans les pays anglo-saxons : TROSA Sylvie, Le guide de la gestion par programmes. Vers une culture du résultat, Paris, Éditions d'Organisation, coll."Services publics", 2002. Cf. à ce sujet la thèse publiée d’Alexandre Siné : SINÉ Alexandre, L'ordre budgétaire. L'économie politique des dépenses de l'État, Paris, Economica, 2006.

1656.

BEZES Philippe, « Concurrences ministérielles et différenciation : la fabrique de la “réforme de l'État” en France dans les années 1990 », dans DREYFUS Françoise et EYMERI Jean-Michel (dir.), Science politique de l'administration, op. cit., 2006, pp.236-252.

1657.

Nous empruntons cette expression à l’une des interviewées de Jean-Michel Eymeri, notamment citée dans : EYMERI Jean-Michel, « La machine élitaire…. », dans JOLY Hervé (dir.), Formation des élites en France et en Allemagne, op. cit., 2005, p.118.

1658.

Module « Performance des administrations », observation directe au sein du MAP, le 29 septembre 2004.

1659.

SILGUY (DE) Yves-Thibault, (prés.), « Moderniser l’État : l’encadrement supérieur », Rapport au ministre de la Fonction publique, op. cit., 2003, p.72.

1660.

Entretien auprès du président du groupe de réflexion du MAP, Paris, le 2 février 2004.

1661.

Groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 19 juin 2002.

1662.

SANTEL Gilbert (prés.), Rapport du groupe de réflexion sur le MAP, op. cit., p.7.

1663.

Module « Performance des administrations », observation directe au sein du MAP, le 11 octobre 2004.

1664.

PICON Antoine, L’invention de l’ingénieur moderne, op. cit., 1992, p.111 et pp.124-125. Par ailleurs, la « démarche projet  » sera, selon Serge Vallemont, la « véritable figure emblématique du CSME ». VALLEMONT Serge, Préface, in CHANUT Véronique, L’État didactique, op. cit., 2004, p.16.

1665.

Groupe de réflexion sur le MAP, compte rendu, réunion du 18 septembre 2002, p.4 (notre pagination).

1666.

Module « Performance des administrations », observation directe au sein du MAP, le 11 octobre 2004.

1667.

Module « Performance des administrations », observation directe au sein du MAP, les 29 septembre 2004 et 5 janvier 2005.

1668.

Module « Performance des administrations », observation directe au sein du MAP, le 29 septembre 2004.

1669.

EYMERI Jean-Michel, « Frontière ou marches ?... », dans LAGROYE Jacques (dir.), La politisation, op. cit., 2003, pp.70-71.

1670.

Au contraire de l’idéal bureaucratique du fonctionnaire administrant qui « doit s’acquitter de sa tâche sine ira et studio, “sans ressentiment et sans parti-pris”. » C’est nous qui soulignons. WEBER Max, Le savant et le politique, Paris, Bibliothèques 10/18, 1997 (1ère éd.: 1959), p.157.

1671.

EYMERI Jean-Michel, « Frontière ou marches ?... », dans LAGROYE Jacques (dir.), La politisation, op. cit., 2003, p.70.

1672.

Cf. l’introduction générale.

1673.

Et réservé, par conséquent, à la formation continue. Cf. CHANUT Véronique, L'État didactique, op. cit., 2004.

1674.

Entretien auprès du sous-directeur des personnels techniques d’entretien et d’exploitation, chargé de la tutelle des Écoles à la DPS, La Défense, le 24 avril 2003.