Conclusion du chapitre 5

Si la formation du corps fusionné paraît a priori s’inscrire dans la continuité des réformes de l’enseignement au sein de l’École nationale des Ponts et Chaussées, dans la mesure où elle consacre une place centrale aux enseignements de type managérial, l’analyse de son contenu révèle, en réalité, une nette volonté de rupture avec les évolutions analysées. Elle se positionne ainsi en réaction face à plusieurs des évolutions suivies par les équipes de direction successives de l’École.

D’une part, contre la tendance à la spécialisation des élèves dont le tronc commun d’enseignements techniques s’est progressivement réduit au cours des années, elle impose une base commune aux élèves du corps leur permettant d’accéder à des postes techniques dans des domaines diversifiés, de la géographie nationale, à la météorologie, en passant par les transports aériens, terrestres, ferroviaires et maritimes. L’imposition d’un niveau de mécanique minimum à tous les élèves fonctionnaires relève de cette volonté d’apporter à tous les membres du corps des Ponts une base technique et poly-scientifique solide, susceptible d’encourager leur mobilité au sein du Ministère.

D’autre part, face à la marginalisation des élèves fonctionnaires au sein de l’École, dont la formation a évolué conformément aux attentes des entreprises à l’égard des ingénieurs destinés au secteur privé, les représentants du ministère de l’Équipement ont imposé (contre la volonté de la direction de l’ENPC) une séparation géographique et pédagogique entre les élèves fonctionnaires et les autres. Contre la progressive dé-différenciation de leur formation, les enseignements sont désormais tournés vers les besoins de la tutelle et de ses établissements publics. Contre la dé-singularisation de leur formation, de plus en plus orientée vers des expériences en entreprise, des enseignements managériaux et des compétences éloignées des cœurs d’activité du Ministère, telles que la finance, la formation est aujourd'hui orientée vers les métiers de l’ingénieur au service du public.

Enfin, contre ce qu’ils considèrent comme une managérialisation progressive des enseignements de l’École, les représentants du ministère de l’Équipement ont, paradoxalement, mis en place une formation au management de l’action publique. Ils ont ainsi fait de l’attractivité des « sciences sociales » auprès des ingénieurs du corps un atout pour le Ministère et un outil d’hétéronomisation du corps. Au cœur de la nouvelle formation, ces enseignements ont été réappropriés par les responsables du Ministère qui, par un renversement pédagogique, les ont orientés vers les besoins de la tutelle et la défense des projets techniques susceptibles d’être portés par les ingénieurs du corps.

Dans la mise en place d’une formation au management de l’action publique destinée à « moderniser » l’administration, plusieurs phénomènes semblent à l’œuvre qui viennent renforcer les propriétés constitutives du corps des Ponts et Chaussées.

Prenant acte de la force contraignante des dispositifs de débat public sur les pratiques et les modes d’action publique, ces agents de l’État font d’une évolution imposée par la loi un domaine d’apprentissage susceptible d’être en partie contrôlé. Au travers d’enseignements ciblés, les hauts fonctionnaires des Ponts et Chaussées cherchent à repositionner leurs benjamins dans les dispositifs du débat public, et à leur faire acquérir des compétences analytiques, stratégiques et rhétoriques propres à re-légitimer le corps et ses projets techniques. En invitant les élèves à la prise de distance réflexive, à l’écoute et à la communication stratégique, la formation les encourage à tirer partie d’une situation censée les fragiliser, en leur apprenant à se comporter comme des hauts fonctionnaires « modernes ». Elle vise, ce faisant, à préserver leur crédibilité experte et leur prééminence au sein des dispositifs de concertation, l’incarnation de l’intérêt général passant désormais davantage par la pédagogie communicationnelle et le rôle de maïeuticiens de la société auquel elle les forme.

La formation témoigne, également, d’une volonté de réaffirmer les capacités de direction et de contrôle du corps sur la réforme de l’État en plaçant les élèves dans des situations de « modernisation » de l’action publique, supposées redorer le blason de l’administration et du Ministère en particulier. En prédisant aux élèves un rôle de « modernisateur » censé être à la mesure de leurs aspirations managériales, les enseignements du mastère contiennent en germe une politisation du rôle des hauts fonctionnaires, promue comme un argument d’attractivité du service à l’État. Dotés de davantage de responsabilités et de marges de manœuvre accrues, motivés par des impératifs et des indicateurs de performance, les ingénieurs des Ponts seront, à en croire les formateurs, de véritables entrepreneurs de la réforme au service de l’État pourvus d’un pouvoir transversal de « modernisateurs » sur et dans l’administration.