La controverse analysée dans la deuxième partie s’est soldée par la « victoire » des représentants du ministère de l’Équipement qui sont parvenus à imposer leur vision du corps des Ponts et Chaussées à la faveur d’un arbitrage politique. Au-delà des conséquences d’une telle décision sur le contenu même de la formation délivrée au corps, désormais orientée sur les métiers et les domaines d’activité du Ministère, cet arbitrage signe un changement dans la politique du Ministère à l’égard de l’École nationale des Ponts et Chaussées. La fusion des corps s’accompagne ainsi de plusieurs évolutions − concernant les relations institutionnelles au sein du corps, les profils des dirigeants nommés dans les Écoles et les pratiques de gestion des jeunes ingénieurs − qui attestent d’une prise en compte (et d’une reprise en main) inédite des « ressources humaines » du corps au stade de la formation initiale 1675 . Au cours de la réforme statutaire du corps des Ponts et Chaussées, plusieurs décisions, actes et dispositifs, apparemment sans lien, nous semblent en fait relever d’une même inflexion des relations entre le corps des Ponts et ses institutions et le ministère de l’Équipement. Ces évènements, en apparence isolés mais indirectement liés, prennent sens lorsqu’ils sont analysés ensemble. Ils sont alors révélateurs des évolutions d’une politique de gestion des « ressources humaines » du corps récemment redéfinie dans une dynamique d’hétéronomisation des ingénieurs des Ponts vis-à-vis de la tutelle.
Ce changement intervient dans une période particulière, caractérisée par plusieurs évolutions interprétées par ses représentants comme un affaiblissement du ministère de l’Équipement. D’une part, l’École des Ponts et Chaussées (bientôt imitée par l’École nationale des Travaux publics de l’État), s’autonomise toujours plus au cours de ces dernières années (cf. chapitre 5), entreprenant des réformes qui l’éloignent des domaines d’attribution du Ministère et l’orientent selon les besoins exprimés par les ingénieurs « civils » et leurs employeurs. De manière concomitante, les ingénieurs du corps des Ponts et Chaussées, et notamment les plus jeunes, tendent d’autre part à prendre leur distance avec le Ministère, comme en attestent les évolutions de leur première affectation et de leur trajectoire professionnelle (cf. premier chapitre). Enfin, le ministère de l’Équipement traverse une période de déstabilisation, notamment avec l’entrée en vigueur de la « deuxième phase » de la décentralisation, qui remet en question ses prérogatives traditionnelles et interroge son avenir (cf. premier chapitre).
Sans s’attarder sur ces évolutions décrites par ailleurs, nous souhaitons ici restituer les logiques qui ont présidé au « changement de gouvernance 1676 » de l’École et du corps des Ponts, changement revendiqué par les représentants du Ministère. C’est ainsi le passage d’un état donné des rapports entre la tutelle et le corps des Ponts à un état différent qu’il faut s’efforcer ici de décrire. Dans cette perspective, nous proposons de nous intéresser aux moments de basculement qui ont conduit la tutelle à passer d’un rapport distancié avec le domaine de la formation à un investissement pensé de manière stratégique, dans l’espoir de renforcer le Ministère par un contrôle resserré de ses corps.
Le premier « moment » s’inscrit dans le processus d’autonomisation de l’École des Ponts et Chaussées précédemment décrit. Poursuivant des objectifs propres à l’École, la direction de l’ENPC souhaite étendre sa renommée et améliorer sa position sur la scène internationale. Elle lance ainsi un projet qui s’appuie initialement sur une fusion avec d’autres établissements de formation d’ingénieurs, dont l’École des Mines de Paris. Néanmoins, les ressorts de cette stratégie d’internationalisation, tout comme les compromis qu’elle masquerait ou encore les conséquences engendrées, sont dénoncés par certains représentants du ministère de l’Équipement. Ces principes rentreraient selon eux en contradiction avec les impératifs de la tutelle. Deux logiques vont alors s’opposer au cours de cette tentative de réforme. D’une part, celle de l’École qui vise à étendre ses champs de compétence en dehors du génie civil et qui considère sa mise en visibilité internationale comme une priorité et un atout pour l’établissement et les élèves qu’elle forme. D’autre part, celle du ministère de l’Équipement dont les représentants interprètent le projet comme une mise en cause de sa tutelle, une marginalisation des élèves fonctionnaires et une négligence regrettable vis-à-vis de ses besoins de compétence. Après l’intervention des responsables du corps des Mines, l’immixtion du cabinet du ministre dans le projet vient mettre fin à la tentative de réforme. Au cœur des enjeux : la présence des corps de l’État et le maintien de la tutelle du ministère sur l’École imposent à l’ENPC des impératifs plus localisés, centrés sur le génie civil et la formation d’agents pour conduire les politiques publiques du Ministère (section 1).
Le deuxième « moment » de basculement identifié concerne les deux étapes situées en amont et en aval de la formation du corps : le recrutement à Polytechnique et l’affectation professionnelle à la sortie de l’ENPC. Nous reviendrons sur la tradition dite « libérale » du corps des Ponts en décrivant au plus près les discours tenus par les différentes institutions représentatives du corps en direction des candidats potentiels de l’École polytechnique. Pour faire en sorte qu’un maximum de polytechniciens demande à intégrer le corps, et donc pour être en mesure de recruter les meilleurs d’entre eux, ses différents porte-paroles l’ont décrit jusqu’à présent comme un corps à la formation très personnalisée, aux métiers variés, doté de riches possibilités d’essaimage et orienté de manière très libre dans l’évolution des carrières de ses membres. En effet, la manière dont les ingénieurs étaient jusqu’à présent gérés par la direction du Personnel pour l’accès à leur premier poste confirme les discours tenus dans l’arène de Polytechnique.
Á partir de l’ouverture du MAP, se formalise un discours et des pratiques de gestion bien différents. Les élèves de l’X seront désormais informés des obligations qui ponctuent la vie du corps depuis la fusion, notamment en termes de formation. Les représentants du Ministère souhaitent désormais encourager des candidatures plus fidèles, au risque de recruter à un moindre niveau dans la « botte ». L’accent n’est plus mis sur la variété des postes disponibles à la sortie de l’École et notamment sur la possibilité d’exercer au sein du prestigieux ministère de l’Économie et des Finances. Les procédures d’affectation évoluent effectivement et épousent plus strictement les besoins du Ministère qui entend fidéliser le corps des Ponts, notamment par la contrainte (section 2).
Les intérêts stratégiques d’une gestion ciblée des « ressources humaines » ont fait l’objet d’une grande préoccupation au sein du Ministère sous la période de Serge Vallemont mais elle ne concernait alors que les cadres du Ministère avancés dans leur carrière. Á ce sujet, cf. : VALLEMONT Serge, Moderniser l'administration. Gestion stratégique et valorisation des ressources humaines, Paris, Nathan, coll."Nathan Entreprise", 1991. Sur la formation continue comme levier de gestion des « ressources humaines », cf. également : CHANUT Véronique, L’État didactique, op. cit., 2004.
Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.