1) De la nécessité d’une réforme

La nécessité pour l’École de Ponts de mener une « politique d’alliance 1680  » est affirmée dans le cahier des charges du nouveau directeur, nommé en 1999. Il est question de placer à la tête de « l’entreprise ENPC » un « véritable manager » qui doit « positionner » l’École « dans un univers de plus en plus concurrentiel ». L’École, comme le rappelle alors le président du conseil d’administration, se doit d’être « profondément attractive, c'est-à-dire compétitive 1681  ». Or le système français des grandes Écoles repose sur le principe d’une École par corps de la fonction publique, avec un recrutement et une formation fonctionnant en « circuit fermé 1682  ». D’où la multiplicité d’Écoles formant des fonctionnaires et des hauts fonctionnaires qui se livrent à une concurrence plus ou moins directe sur le territoire et accueillent chacune quelques centaines d’élèves. Le phénomène est encore renforcé dans le domaine de la formation des ingénieurs. La France compte en effet de très nombreuses Écoles d’ingénieurs 1683 , ce que déplore la commission des titres d’ingénieur (cf. chapitre 3) qui aimerait voir engager des politiques de rapprochement permettant de faire baisser le nombre de structures existantes et de diplômes délivrés.

Au cours des années quatre-vingt-dix, il apparaît clairement dans les documents internes à l’ENPC que l’enjeu se situe désormais ailleurs, en dehors des frontières nationales. La petite taille des établissements est mise en cause, fustigée comme un lourd handicap dans la visibilité internationale de l’enseignement supérieur français. La mobilité croissante des étudiants entre les établissements 1684 implique en effet la construction de partenariats avec des universités étrangères, ce qui exigerait, selon la direction, d’atteindre une taille suffisamment importante pour se positionner dans cette concurrence désormais internationale. Aussi prestigieuses soient-elles sur le territoire, les grandes Écoles françaises apparaissent négligeables au regard des grandes universités étrangères qui comptent plusieurs milliers d’étudiants (cf. encadrés infra) :

‘« Moi je pense que les écoles d’ingénieurs françaises, même si elles ont une haute idée d’elles-mêmes et de leur importance universelle, en réalité, elles sont microscopiques. Donc je pense qu’il est souhaitable d’aller vers un regroupement des écoles qui leur assure une visibilité qui soit comparable aux grands campus, aux lieux d’enseignement qui existent dans les pays anglo-saxons 1685 . »’

Dès 1991, le groupe des Écoles d’ingénieurs de Paris (GEI Paris) est créé, réunissant huit puis neuf d’entre elles 1686 . Rebaptisée ParisTech, l’association (loi 1901) compte aujourd'hui dix Écoles 1687 . Constituée en « pôle d’excellence » à l’instar des instituts américains, elle promeut la qualité des diplômes à l’étranger, encourage la constitution de partenariats et s’applique à faire connaître les Écoles auprès des entreprises étrangères. Pierre Veltz en est élu président le 11 mars 2002, pour un mandat de deux ans renouvelable 1688 . Ce réseau, qui s’apparente selon Pierre Veltz, à une « véritable université des Grandes Écoles 1689  », offre une structure d’une ampleur comparable à la dimension d’une grande université étrangère. Les modèles de référence en termes de « grandes universités étrangères » sont très nettement américains. ParisTech a d’ailleurs ainsi été baptisée pour désigner le Paris Institute of Technology, en « référence à Caltech ou à Virginiatech 1690  ». De même, le modèle du Massachussetts Institute of Technology (MIT) est fréquemment évoqué au sein de l’École des Ponts pour signifier le retard ou la faiblesse (numérique, matérielle, financière, etc.) de l’École.

Encadré n°27 : Les modèles de référence universitaires : fiches signalétiques
Cambridge
- Créé en 1209
- Étudiants : 15 700
- Dont étrangers : 2 670
- Undergraduate : 11 100
- Graduate : 4 600
- Budget : 447 millions de livres sterling (environ 642 millions d’euros)
MIT
- Créé en 1861
- Étudiants : 10 660
- Dont étrangers : 2 772
- Undergraduate : 4 180
- Graduate : 6 139
- Budget : 1 665 millions de dollars (environ 1 200 millions d’euros)

Ainsi, la nécessité de mener des stratégies d’alliance plus poussées avec d’autres Écoles françaises, de façon à construire un espace visible dans le champ de l’enseignement supérieur international, est formulée de manière toujours plus explicite à la fin des années quatre-vingt-dix, apparaissant comme un projet de plus en plus urgent, au risque de voir l’École complètement dépassée 1692 . Plusieurs handicaps, propres ou non à l’ENPC, exigent selon la direction d’entreprendre une stratégie plus offensive de regroupement. En dehors de la faiblesse, notamment numérique, de l’École, son image sur le plan international ne correspondrait pas à la réalité des formations qu’elle propose et des trajectoires suivies par ses élèves. C’est en effet sous la seule dimension du génie civil et de la construction que l’École des Ponts serait connue par les universités étrangères 1693 . En témoigne d’ailleurs la plaque apposée le 17 juin 1988 dans la cour de l’École de la rue des Saints-Pères par les membres de l’American Society of Civil Engineers, pour honorer « la première École d’ingénieurs en génie civil du monde 1694  ». Le nom même de l’École est perçu comme un handicap dans cette dynamique de concurrence internationale, la construction des chaussées et des ponts n’étant plus le domaine d’activité principal des ingénieurs de l’École :

‘« François Roussely [président du conseil d’administration de l’ENPC] évoque la difficulté d’identification avec le nom de l’École qui n’est plus très porteur ni très en phase avec les évolutions de la société, d’autant qu’il ne reflète pas tout à fait la réalité de l’École 1695 . »’

L’École des Ponts et Chaussées n’est pas la seule dans ce cas et ce problème d’appellation et de visibilité internationale est partagé par plusieurs grandes Écoles, dont notamment l’École des Mines qui affiche un nom en décalage complet avec la réalité des métiers exercés par ses élèves 1696 .

Á ces problèmes de taille, de visibilité, de réputation et d’appellation s’ajoute celui du statut de l’ingénieur dans le monde :

‘« Nos marques sont très cotées en France mais dès qu’on passe les frontières, c’est terminé. Et ça dès l’Europe, je ne parle même pas des États-Unis ! […]. Nos diplômes, ils sont très forts en France mais ils sont nuls à l’étranger ! Nuls ! Je vous donne un exemple parmi d’autres … il y a un de nos profs, Antoine Picon, qui a été recruté comme prof par Harvard. Bon, il avait la particularité d’être ingénieur des Ponts, architecte et historien. Eh bien il se présente comme architecte ou comme historien mais jamais comme ingénieur des Ponts ! Ingénieur des Ponts à Harvard, ou dans les entreprises aux États-Unis, c’est un mec qui fait des routes, c’est vraiment très méprisé… Ingénieur, c’est technicien supérieur à l’étranger ; il faut quand même que les gens comprennent ça 1697  ! »’

Regroupées et plus visibles, les Écoles d’ingénieurs françaises seraient ainsi mieux positionnées pour faire connaître le statut particulier du diplôme qu’elles délivrent et « défendre le produit du “french engineer” dans le monde 1698  ».

Les différents éléments de cet argumentaire vont être répétés à plusieurs reprises au cours des conseils d’administration de l’École, rendant de plus en plus tangible la menace qui pèserait sur l’avenir de l’École dans un monde de l’enseignement supérieur sans frontières, sans pour autant qu’une solution ne soit avancée pour y remédier. Pourtant, peu de temps après le début de son mandat de directeur de l’École des Ponts, Pierre Veltz s’est engagé dans un processus de rapprochement de l’ENPC avec l’École des Mines. Mais les négociations n’étant pas suffisamment avancées, il préfère demeurer prudent et se contente de mettre la question à l’agenda, sans avancer de remède pour l’instant, comme il l’indique au président du conseil d’administration avant la réunion :

‘« Je présenterai de manière factuelle ParisTech […]. Je propose d’aborder aussi la question de la taille de l’École et des handicaps qu’elle entraîne (sans parler des solutions envisagées) 1699 . »’

Le sujet est en effet délicat et son annonce mérite d’être préparée en amont pour le faire apparaître comme une solution, sinon inéluctable, du moins fortement souhaitable, au vu des évolutions du champ de l’enseignement supérieur. Comme toute organisation, l’École est ainsi mue par des enjeux propres à son champ d’appartenance, qui la conduisent à mettre en œuvre des politiques de développement épousant ses propres besoins, indépendamment de ceux du Ministère. S’il ne s’agit pas forcément d’une stratégie de mise à distance du Ministère, le projet entrepris avec l’École des Mines de Paris témoigne à nouveau du processus d’autonomisation de la direction de l’École, qui considère les impératifs internationaux comme une priorité pour son avenir.

Notes
1680.

ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 15 octobre 1998, p.2. Source : direction de l’ENPC. Les citations suivantes sont extraites de la même source.

1681.

Ibid., 31 mars 1999, p.4.

1682.

THŒNIG Jean-Claude, Politiques et management public, juin 1988, op. cit., p.82.

1683.

Le président de la CTI (commission des titres d’ingénieur) dénombre deux-cent-quarante Écoles d’ingénieurs auxquelles il faut ajouter soixante nouvelles formations d’ingénieurs (filières créées à la suite des recommandations du groupe de travail réuni en 1989 sous la présidence de Bernard Decomps, qui consacrent une place plus importante aux stages et aux enseignements pratiques que les Écoles d’ingénieurs traditionnelles ; source : centre de ressources et de prospective sur les grandes Écoles d’ingénieurs et de gestion, et sur les emplois d’encadrement, www.cefi.org ). Entretien avec le président de la commission des titres d’ingénieur, La Jaune et la Rouge, octobre 1997.

1684.

Les étudiants ont en effet la possibilité d’effectuer une partie de leurs diplômes dans des établissements à l’étranger qui permettent d’obtenir une équivalence en France.

1685.

Entretien auprès du directeur du MAP, Paris, le 24 février 2004.

1686.

ENPC, Rapport d’activité de l’École nationale des Ponts et Chaussées de 1990, p.1.

1687.

L’École nationale des Ponts et Chaussées, l’École des Mines de Paris, l’École supérieure de Physique et de Chimie industrielles de la ville de Paris, l’École nationale supérieure d’Arts et Métiers, l’École nationale supérieure des Télécommunications, l’École nationale supérieure de Techniques avancées, l’École nationale supérieure de Chimie de Paris, l’École nationale du Génie rural, des Eaux et des Forêts, l’institut national agronomique Paris-Grignon, et l’École polytechnique.

1688.

ENPC, ENPC Infos, n°22, le 8 avril 2002, http://www.enpc.fr .

1689.

NI, « L’École des Ponts et Chaussées se refait une beauté. Pour répondre aux exigences de la globalisation des économies et des cultures, tous les cursus ont été repensés. L’accent est mis sur l’international et la pluridisciplinarité », interview de Pierre Veltz, directeur de l’École nationale des Ponts et Chaussées, http://www.planetcareer.com (non daté).

1690.

ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 11 juin 1999. Source : direction de l’ENPC.

1691.

Pour une comparaison avec les grandes Écoles françaises, cf. infra l’encadré n°28. NI, « Une alliance Mines-Ponts-ENSTA. Une préfiguration pour un rapprochement des grandes Écoles d’ingénieurs parisiennes », note diffusée aux membres du comité de pilotage du 28 octobre 2003, annexe 8.1. Source : direction de l’ENPC.

1692.

« Il y a le feu à la maison » résume Pierre Veltz dans un entretien relatif au livre qu’il a récemment consacré à la question : VELTZ Pierre, Faut-il sauver les grandes Écoles ? De la culture de la sélection à la culture de l'innovation, Paris, Presses de Sciences Po, coll."Nouveaux débats", 2007. http://www.veltz.fr/#3 .

1693.

Cette réputation considérée comme restrictive est fréquemment évoquée au sein de l’École. Cf. notamment : ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 28 octobre 1997, p.4. Source : direction de l’ENPC ; ibid., 11 juin 1999 ; ENPC, « Un projet pour l’ENPC », janvier 1999, pp.1-2.

1694.

ENPC, Rapport d’activité de l’École nationale des ponts et Chaussées de 1988, p.1.

1695.

ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 13 décembre 2000, p.3.

1696.

Cette difficulté est soulevée dès les années soixante-dix par le directeur de l’École des Mines qui considère que l’appellation de l’École est rendue d’autant plus problématique que les métiers auxquels elle forme sont extrêmement diversifiés : « plusieurs de nos ministres et directeurs des ministères ont demandé qu’on change de titre, le problème est assez délicat. En fait, vous, Ponts et Chaussées, vous avez un axe : l’infrastructure, l’équipement ; Télécom, l’Aéronautique ont chacune un axe ; l’École supérieure d’Electricité également ; mais à l’École des Mines et à Centrale, nous n’en avons pas ; nous sommes des Écoles polytechniques, au sens vulgaire ; nous présentons un éventail de carrières très vaste, qui va depuis la mine jusqu’à l’informatique. Pouvoir définir un enseignement ossaturé répondant aux normes que vous dites, nous ne le pouvons pas, ce qui donne un certain flottement. » Archives de l’ENPC : Série 9529/carton n°1/dossier 1969, Procès-verbal du conseil de perfectionnement du 13 octobre 1969, p.10.

1697.

Entretien auprès de l’ancien directeur de l’ENPC, Paris, le 15 juin 2004.

1698.

A.M., Tribune libre : « L’École des Ponts renforce son identité. Pierre Veltz, directeur de l’École nationale des Ponts et Chaussées », Grandes Écoles Magazine, juin 2001, p.61.

1699.

ENPC, Directeur de l’École, « Note pour le Président », ordre du jour adressé au président du conseil d’administration de l’École du 18 juin 2002. Source : Direction de l’École.