1) L’immuable hiérarchie des corps de l’État

Le coup d’arrêt du projet de regroupement est intervenu au cours du mois d’avril 2003, en provenance du corps des Mines et notamment du président de l’amicale du corps des Mines, Jean-Louis Beffa (cf. encadré infra). Les avis divergent sur la question mais il semble bien que si Jean-Louis Beffa a « freiné des quatre fers 1753  », comme la presse s’en est fait l’écho, il se serait moins opposé au projet sur le fond que sur la forme. Il aurait, pour les uns, considéré que « les choses étaient trop précipitées 1754  » et, pour les autres, « été vexé qu’on ne lui ait pas demandé son avis 1755  », les deux griefs étant liés. L’opposition s’est manifestée de manière brutale, le retrait de l’École des Mines mettant soudainement fin au projet de rapprochement, malgré l’appui de la direction de l’École et du syndicat des ingénieurs des Mines :

‘« [Le président] du syndicat du corps des Mines, je le connais très, très bien, il m’a dit : “moi, j’ai des instructions : on se retire, on n’a pas le choix !” En fait, le syndicat est aux ordres de l’Amicale, il est totalement sous sa coupe… 1756  »’

L’interprétation qui prévaut parmi les ingénieurs des Ponts et Chaussées et les principaux initiateurs du projet, est une interprétation corporatiste. L’opposition serait venue de la crainte de voir le regroupement des formations et de la recherche évoluer, à terme, vers une fusion des deux corps :

‘« - Il y a effectivement des remous sur le regroupement des Écoles... [silence de trois secondes]
- Q : Pourquoi à votre avis ?
- Ben disons que bon, ils l’interprètent comme une menace entre guillemets de fusion des corps. Voilà. [Avec impatience] c’est un peu délicat là comme sujet… 1757  »’ ‘« Toucher aux corps déchaîne un fantastique corporatisme. Tout ce qui modifie les Écoles pourrait avoir à terme des conséquences en la matière. Ceci apparaît comme effrayant à certains 1758  ! »’

L’explication la plus fréquemment avancée (par les ingénieurs du corps des Ponts) réside dans le différentiel de prestige qui existerait entre le corps des Mines et celui des Ponts et Chaussées, dont on a vu qu’ils ne recrutaient pas au même rang dans la « botte » de l’École polytechnique et ne bénéficiaient pas de la même échelle indiciaire (cf. chapitre 2). Le rapprochement avec un corps moins bien positionné dans la hiérarchie scolaire et bénéficiant d’avantages statutaires inférieurs serait perçu comme un déclassement :

‘« Bon déjà les Écoles des Mines étaient furax et puis ensuite Beffa est monté au créneau et il a dit “on ne mélange pas les torchons et les serviettes” 1759  ! »’ ‘« Le corps des Mines, à juste titre d’ailleurs, se considère comme étant le meilleur, enfin “à juste titre”, je ne sais pas, mais bon, ils ont un système de recrutement à la sortie de l’X qui fait qu’ils prennent les meilleurs. […] Bon, je crois qu’ils veulent rester en petite famille en se disant : “on est les meilleurs et ça nous assure de plus belles carrières qu’aux autres” 1760 . »’
Encadré n°29 : Jean-Louis BEFFA : un « grand patron » du corps des Mines
Né en 1941, Jean-Louis Beffa est un ancien élève de l'École polytechnique et membre du corps des Mines. Il est diplômé de l'École nationale supérieure du Pétrole et de l'Institut d'études politiques de Paris.
Il commence sa carrière comme ingénieur des Mines à Clermont-Ferrand (1967) avant d’entrer au sein de la direction des Carburants comme ingénieur, puis chef du service Raffinage et adjoint au directeur. En 1974, il intègre la compagnie de Saint-Gobain comme directeur du Plan. Il devient directeur général, puis président-directeur général de Pont-à-Mousson, tout en étant parallèlement directeur de la branche Canalisation et Mécanique de Saint-Gobain, de 1979 à 1982.
Directeur général de Saint-Gobain depuis 1982, il en devient le PDG en 1986, lors de la privatisation de l’entreprise. Il s’est vu confier en 2004 par Jacques Chirac, alors président de la République, la rédaction d’un rapport (controversé dans le milieu industriel) sur la relance de la politique industrielle en France.
En juin 2007, il quitte ses fonctions de PDG de Saint Gobain dont il continue de présider le conseil d’administration. Il est par ailleurs (entre autres) vice-président de BNP Paribas et administrateur de Gaz de France.

Prenant acte du refus exprimé du côté du corps des Mines, l’École des Ponts et Chaussées, en accord avec les directeurs de l’ENSTA et des Mines de Paris, va proposer un projet à « trois niveaux 1762  ». Le premier concernerait « l’intégration Ponts-ENSTA », les deux Écoles décidant de poursuivre seules le projet de rapprochement. Elles proposent ainsi, dès 2005, de fusionner leurs recrutements d’élèves puis de réorganiser leurs cursus de formation de sorte qu’après une première année commune poly-scientifique et « multi-sites », les élèves choisiraient entre huit cycles de master répartis entre Paris et Marne-la-Vallée. Cette formation déboucherait sur un diplôme unique qui se substituerait aux diplômes antérieurement délivrés par les deux Écoles. Le deuxième niveau de rapprochement, bien moins ambitieux, inclut l’École des Mines. Après l’opposition d’une partie du corps des Mines, l’École n’est plus dans une perspective de regroupement avec l’École des Ponts mais un accord a été trouvé pour engager un projet d’alliance. Dans le cadre d’une « alliance Mines-Ponts-ENSTA » des passerelles seraient ainsi organisées entre les cycles de formation de deuxième et troisième années des trois Écoles ; un « directoire » de la recherche serait mis en place, rassemblant les directeurs de la recherche des trois établissements ; un service international unique serait créé afin d’animer des actions communes aux trois Écoles ; et, enfin, un « conseil de surveillance issu des tutelles et des conseils d’administration des Écoles » serait mis en place, ainsi qu’un « directoire » réunissant les trois directeurs des établissements. Cette étape serait ouverte à d’autres Écoles volontaires de l’association ParisTech. La troisième phase viserait la constitution d’un « grand pôle technologique de formation et de recherche » incluant la mise à l’étude d’une « implantation sur un campus commun » avec la création d’un établissement unique « se substituant ou constitué par les Écoles partenaires ».

Néanmoins, après le retrait de l’École des Mines, le projet ne présente plus le même intérêt pour l’École des Ponts. Alors que le rapprochement initial permettait de conjuguer les ressources de l’École des Ponts, en termes de formation initiale et continue, et celle de l’École des Mines, en matière de recherche (cf. encadré supra), l’« intégration » avec l’ENSTA, moins prestigieuse, fait figure de pis-aller. L’association des ingénieurs des Ponts et Chaussées qui constituait un important soutien, se montre moins enthousiaste et les représentants du ministère de l’Équipement apparaissent franchement réticents. Á la fin de l’année 2003, l’opposition frontale du directeur de cabinet du Ministère vient alors mettre fin aux ambitions d’internationalisation de la direction de l’École des Ponts, considérées comme nuisibles aux rapports de l’établissement avec la tutelle.

Notes
1753.

DELACROIX Guillaume, « Crise à l’École des Ponts et échec du rapprochement avec l’École des Mines », Les Échos, le 23 février 2004.

1754.

Entretien auprès du vice-président du CGPC, La Défense, le 18 juin 2004.

1755.

Entretien auprès d’un ancien directeur du Personnel, Noisiel, le 28 janvier 2004.

1756.

Conversation avec un responsable de l’AIPC, Paris, le 24 janvier 2004. Selon plusieurs interlocuteurs, Jean-Louis Beffa se serait montré prêt, par la suite, à assouplir sa position. Entretien auprès d’un chargé de mission de la DPS, La Défense, le 11 juin 2004 ; entretien auprès du vice-président du CGPC, La Défense, le 18 juin 2004.

1757.

Entretien auprès d’un responsable de l’AIPC, Paris, le 25 avril 2003.

1758.

Le président du CA, cité dans : ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 14 octobre 2003, p.5.

1759.

Conversation avec le directeur de l’ENTPE, Vaulx-en-Velin, le 16 janvier 2004.

1760.

Entretien auprès d’un responsable de l’AIPC, Paris, le 13 mai 2005.

1761.

Les éléments biographiques présentés sont issus des différentes sources suivantes : http://fr.wikipedia.org  ; http://saint-gobain.com/fr/html/investisseurs/equipe.asp#  ; www.edubourse.com/guide/biographies.php?bio=jean-louis-beffa .

1762.

NI, « Une alliance Mines-Ponts-ENSTA. Une préfiguration pour un rapprochement des grandes Écoles d’ingénieurs parisiennes », note diffusée aux membres du comité de pilotage du 28 octobre 2003, p.5 (et sq. pour les citations qui suivent). Source : direction de l’ENPC. Les projets sont ici décrits dans leurs grandes lignes. Pour plus de détails, se reporter au document original.